Chers amis, Mesdames et Messieurs !
Permettez-moi de commencer ce discours par une remarque personnelle. Lorsque Sigmar Gabriel [président du SPD], Frank-Walter Steinmeier [président du groupe parlementaire SPD au Bundestag] et mon parti m’ont demandé de prononcer un nouveau discours, j’ai repensé à l’époque à laquelle je peignais des affiches pour le SPD, agenouillé sur le sol avec Loki à Hambourg-Neugraben, il y a de cela 65 ans. Je dois également avouer une chose : face à la politique des différents partis, j’ai dépassé la notion de bien et de mal. Depuis longtemps, je m’intéresse davantage, en premier et en second lieu, aux missions et au rôle de notre nation dans le cadre indispensable de l’Union européenne.
Je me réjouis également de partager ce pupitre avec notre voisin norvégien Jens Stoltenberg, qui, au cœur de la tragédie subie par sa nation, a su diriger son pays de façon inébranlable en Etat de droit, de façon libérale et démocratique, un exemple pour tous les Européens.
Avec l’âge, on raisonne, par nature, à très long terme, les yeux tournés à la fois en arrière, vers l’histoire, et en avant, vers l’avenir espéré vers lequel on tend. Néanmoins, il y quelques jours, je n’ai pu apporter une réponse claire à une question très simple. Le député Wolfgang Thierse m’avait demandé : « Quand l’Allemagne sera-t-elle enfin un pays normal ? » Et je lui ai répondu : « L’Allemagne ne deviendra pas « normale » dans un avenir proche. Le poids de notre histoire monstrueuse et unique s’y oppose. Notre position centrale trop lourde sur le plan démographique et économique, au cœur de notre tout petit continent divisé en une multitude d’Etats nationaux, s’y oppose également. »
Mais je suis déjà au cœur du thème complexe de mon discours : L’Allemagne dans, avec et pour l’Europe.
I. Raisons et origines de l’intégration européenne
Même si dans quelques-uns des 40 pays d’Europe, l’identité nationale actuelle ne s’est développée que tardivement, comme ce fut le cas pour l’Italie, la Grèce et l’Allemagne, il y a tout de même toujours eu des conflits sanglants. Vue d’Europe centrale, l’histoire de l’Europe peut s’interpréter comme une succession quasiment interminable de conflits entre la périphérie et le centre et entre le centre et la périphérie. Le centre de l’Europe ayant toujours été le champ de bataille prépondérant.
Lorsque les dirigeants, les Etats ou les peuples du centre de l’Europe s’affaiblissaient, leurs voisins de la périphérie se jetaient sur le centre affaibli. Les plus grandes destructions et les pertes en vies humaines relativement les plus importantes se sont produites pendant la première guerre de 30 ans, entre 1618 et 1648, qui a eu lieu essentiellement sur le sol allemand. A l’époque, l’Allemagne n’était qu’un terme géographique, seule la langue définissait vaguement cet espace. Arrivèrent ensuite les Français, d’abord sous Louis XIV et une seconde fois sous Napoléon. Les Suédois ne sont pas revenus une seconde fois ; mais les Anglais sont venus à plusieurs reprises, tout comme les Russes, la dernière fois sous Staline.
Mais lorsque les dynasties ou les États du centre de l’Europe étaient forts, ou lorsqu’ils pensaient l’être, ils se jetaient à leur tour sur la périphérie. Ce fut déjà le cas pour les croisades, qui étaient en même temps des campagnes de conquêtes, pas uniquement vers l’Asie Mineure et Jérusalem, mais aussi en direction de la Prusse orientale et des trois pays baltes actuels. Dans les temps modernes, cela fut le cas pour la guerre contre Napoléon et pour les trois guerres de Bismarck, en 1864, 1866 et 1870/71.
Il en fut de même lors de la seconde guerre de trente ans, de 1914 à 1945. En particulier lors des avancées d’Hitler jusqu’au Cap Nord, jusque dans le Caucase, jusqu’en Crète, jusqu’au sud de la France et même jusqu’à Tobrouk, à la frontière entre la Lybie et l’Égypte. La catastrophe de l’Europe qu’a provoquée l’Allemagne englobe la catastrophe des juifs européens et la catastrophe de l’Etat national allemand.
Auparavant, les Polonais, les Baltes, les Tchèques, les Slovaques, les Autrichiens, les Hongrois, les Slovènes et les Croates partageaient le destin des Allemands, parce que tous souffraient depuis des siècles de leur position géopolitique centrale dans ce petit continent européen. Ou, dit autrement : Nous, les Allemands, avons maintes fois fait souffrir d’autres peuples de par notre position de puissance centrale.
Aujourd’hui, les revendications territoriales conflictuelles, les conflits linguistiques et frontaliers qui tenaient encore une place importante dans l’esprit des nations au cours de la première moitié du 20ème siècle, ont perdu de fait toute importance, en tout cas pour nous, Allemands.
Aujourd’hui, alors que les guerres du Moyen-âge ne font plus partie de la connaissance et de la mémoire collective de l’opinion publique et médiatique des pays d’Europe, le souvenir des deux guerres mondiales du 20ème siècle et de l’occupation allemande joue toujours, de façon latente, un rôle capital.
Il me semble primordial, pour nous Allemands, que quasiment tous les voisins de l’Allemagne, ainsi que tous les Juifs du monde, se souviennent de l’Holocauste et des infamies commises à l’époque de l’occupation allemande dans les pays de la périphérie. Nous, Allemands, ne sommes pas assez conscients du fait qu’il règne, chez presque tous nos voisins, et sans doute pour plusieurs générations encore, un sentiment latent de méfiance à l’égard des Allemands.
Les générations allemandes nées après la guerre doivent elles aussi vivre avec ce fardeau historique. Et les générations actuelles ne doivent pas oublier que c’est cette méfiance à l’égard du futur développement de l’Allemagne qui a mené, en 1950, aux débuts de l’intégration européenne.
Churchill avait, en 1946, lorsqu’il a prononcé son grand discours de Zurich, deux raisons d’appeler les Français à s’entendre avec les Allemands et à fonder ensemble les États-Unis d’Europe : à savoir, premièrement, une défense commune contre l’Union soviétique jugée menaçante et, deuxièmement, l’intégration de l’Allemagne dans une union occidentale plus vaste. Car Churchill prévoyait le renforcement de l’Allemagne.
En 1950, quatre ans après le discours de Churchill, Robert Schuman et Jean Monnet ont présenté le Plan Schuman pour l’association de l’industrie lourde de l’Europe de l’ouest pour la même raison : l’intégration de l’Allemagne. Charles de Gaulle qui, dix ans plus tard, tendit la main à Konrad Adenauer en signe de réconciliation, agissait selon les mêmes motivations.
Tout ceci fut motivé par la prise en considération réaliste de la possibilité redoutée d’un développement à venir de la puissance allemande. Ce n’est ni l’idéalisme de Victor Hugo qui avait appelé à l’unification de l’Europe en 1849, ni tel ou tel autre idéalisme qui fut, entre 1950 et 1952, à l’origine de l’intégration européenne, limitée à l’époque à l’Europe de l’Ouest. Les dirigeants européens et américains de l’époque (tels que George Marshall, Eisenhower, mais aussi Kennedy, et surtout Churchill, Jean Monnet, Adenauer et de Gaulle ou de Gasperi et Henri Spaak) ont agi non par idéalisme européen, mais par connaissance de l’histoire de l’Europe. Ils ont agi par réalisme face à la nécessité d’éviter une poursuite de la lutte entre la périphérie et le centre allemand. Celui qui ne comprend pas cette raison originelle de l’intégration européenne, qui reste un élément essentiel, passe à côté d’une condition essentielle pour résoudre la crise européenne actuelle.
Plus le poids économique, militaire et politique de la République fédérale d’Allemagne de l’époque a augmenté, au cours des années 1960, 70 et 80, plus l’intégration européenne a été perçue, par les dirigeants d’Europe de l’Ouest, comme une réassurance contre une éventuelle tentation allemande de recourir de nouveau à une politique de puissance. La première opposition à une réunification des deux Etats allemands de l’après-guerre en 1989/90, exprimée notamment par Margaret Thatcher, par Mitterrand ou par Andreotti, fut manifestement motivée par la crainte d’une Allemagne forte au cœur de ce petit continent européen.
Je me permets d’ouvrir ici une petite parenthèse personnelle. J’ai écouté le discours de Jean Monnet lorsque j’ai participé à son comité « Pour les États-Unis d’Europe ». C’était en 1955. Je considère Jean Monnet comme l’un des Français les plus visionnaires qu’il m’ait été donné de rencontrer, en particulier en termes d’intégration, notamment par son concept d’une approche progressive de l’intégration européenne.
Depuis ce jour, je suis devenu et je suis resté partisan de l’intégration européenne, par conscience de l’intérêt stratégique de la nation allemande et non par idéalisme, un partisan de l’intégration de l’Allemagne. (Ceci m’a valu un litige avec le dirigeant de mon parti pour lequel j’avais beaucoup d’estime, litige que je pris très au sérieux alors âgé de 30 ans et de retour de la guerre, mais auquel Kurt Schumacher n’attribua pas une grande importance.) Cela m’a amené à approuver, dans les années 50, les plans du Ministre polonais des Affaires Etrangères de l’époque, Adam Rapacki. Au début des années 60, j’ai rédigé un ouvrage dans lequel j’ai pris position contre la stratégie occidentale de représailles nucléaires, menaces proférées par l’OTAN, dont nous étions déjà membres, à l’encontre de la puissante Union soviétique.
II. L’Union européenne est indispensable
De Gaulle et Pompidou ont poursuivi l’intégration européenne pendant les années 60 et au début des années 70 dans le but d’intégrer l’Allemagne, ils ne voulaient toutefois pas intégrer leur propre pays pour le meilleur et pour le pire. Ensuite, la bonne entente qui s’est installée entre Giscard d’Estaing et moi-même a donné lieu à une période de coopération franco-allemande et de poursuite de l’intégration européenne, période qui s’est prolongée après le printemps de 1990 entre Mitterrand et Kohl. Entre 1950/52 et 1991, la Communauté européenne est passée de six à douze États membres.
Grâce à l’énorme travail préparatoire mené par Jacques Delors (alors Président de la Commission européenne), Mitterrand et Kohl ont donné naissance, en 1991 à Maastricht, à la monnaie unique, l’Euro, qui s’est concrétisée dix ans plus tard, en 2001. L’inquiétude des Français à l’égard d’une Allemagne surpuissante, ou plutôt d’un Deutsche Mark surpuissant, était toujours présente.
Entre temps, l’Euro est devenu la seconde monnaie d’échange international. Cette monnaie européenne s’est avérée plus stable que le dollar et plus stable que le Deutsche Mark, au cours des dix dernières années, pour les échanges tant intérieurs qu’extérieurs. Toutes les rumeurs sur une soi-disant « crise de l’Euro » n’est qu’un verbiage irréfléchi des médias, des journalistes et des politiciens.
Depuis le traité de Maastricht en 1991/92, le monde a profondément changé. Nous avons assisté à la libération des pays d’Europe de l’Est et à l’implosion de l’Union soviétique. Nous assistons à l’incroyable ascension de la Chine, de l’Inde, du Brésil et d’autres « pays émergents », auparavant réunis sous le terme générique de « Tiers monde ». En même temps, les économies de la majeure partie du monde se sont « mondialisées ». En d’autres termes : quasiment tous les pays du monde sont dépendants les uns des autres. Pendant ce temps-là, les acteurs des marchés financiers mondialisés se sont approprié un pouvoir totalement incontrôlé.
Simultanément, et de façon quasiment inaperçue, la population mondiale a explosé et le monde compte désormais 7 milliards d’individus. A ma naissance nous étions 2 milliards. Ces changements considérables ont d’énormes conséquences sur les peuples d’Europe, leurs États et leur bien-être !
D’autre part, les nations européennes vieillissent et voient leur nombre de citoyens diminuer. Au milieu du 21ème siècle, il y aura sans doute 9 milliards d’humains sur Terre mais les nations européennes réunies ne représenteront que 7% de la population mondiale. 7% de 9 milliards ! Pendant plus de deux siècles, jusqu’en 1950, les Européens représentaient plus de 20% de la population mondiale. Mais depuis 50 ans notre nombre diminue, non seulement en nombre absolu, mais surtout par rapport à l’Asie, à l’Afrique et à l’Amérique Latine. La part du produit national brut des Européens diminue également, c’est-à-dire la part de valeur ajoutée de l’humanité toute entière. D’ici 2050, le produit national brut diminuera jusqu’à environ 10% ; en 1950, il était encore de 30%.
En 2050, chaque nation européenne ne représentera plus que 1% de la population mondiale. Par conséquent, si nous voulons espérer, nous Européens, conserver une quelconque importance à l’échelle mondiale, ce n’est possible qu’ensemble. Car, ramenée à la dimension des États individuels, qu’il s’agisse de la France, de l’Italie, de l’Allemagne, de la Pologne, de la Hollande, du Danemark ou de la Grèce, notre population ne sera plus mesurée en pourcentage mais en millième.
De là, l’intérêt stratégique à long terme des nations européennes à l’intégration. Cet intérêt stratégique de l’intégration européenne occupera une place de plus en plus importante. Les nations n’en sont pas, pour l’instant, suffisamment conscientes. Et leurs gouvernements ne leur en font pas prendre conscience.
Toutefois, si l’Union européenne ne parvenait pas à agir de concert au cours des décennies à venir, ne serait-ce que de manière limitée, une marginalisation auto-infligée des différents États européens et de la civilisation européenne ne serait pas à exclure, de même, dans un tel cas, que le retour d’une concurrence et d’une lutte pour ’hégémonie entre États européens. Dans ce cas, l’intégration de l’Allemagne ne pourrait plus fonctionner. Et le va-et-vient historique entre le centre et la périphérie pourrait à nouveau devenir réalité.
Le processus d’extension mondiale de la philosophie des Lumières, des droits des individus et de leur dignité, de constitution d’États de droit et de démocratisation ne recevrait plus aucune impulsion efficace de la part de l’Europe. De ce point de vue, la Communauté européenne deviendra indispensable à la survie des Etats-nations de notre vieux continent. Cette nécessité dépasse largement les motivations évoquées par Churchill et de Gaulles. Elle dépasse même celles de Monnet et d’Adenauer. Elle englobe aujourd’hui les motivations d’Ernst Reuter, Fritz Erler, Willy Brandt et même celles d’Helmut Kohl.
J’ajouterai : mais il s’agit toujours, sans aucun doute, de l’intégration de l’Allemagne. C’est pourquoi nous, Allemands, devons être conscients de la tâche qui nous incombe et de notre propre rôle dans l’intégration européenne.
III. L’Allemagne a besoin de continuité et de fiabilité
Si, aujourd’hui, en 2011, l’on observe l’Allemagne depuis l’extérieur, avec les yeux de nos voisins proches et plus éloignés, on constate que l’Allemagne suscite, depuis une dizaine d’années, un certain malaise, et depuis peu, une inquiétude politique. Au cours des dernières années, des doutes importants sont apparus s’agissant de la continuité de la politique allemande. La confiance en la fiabilité de la politique allemande a été atteinte.
Ces doutes et ces inquiétudes sont également à mettre sur le compte des erreurs de politique étrangères de nos hommes politiques et gouvernements allemands. Ils reposent, d’autre part, sur la surprenante force économique de l’Allemagne réunifiée. A compter des années 1970, l’économie du pays, qui était encore divisé, s’est développée pour devenir l’une des plus fortes d’Europe. C’est l’une des économies les plus solides au monde sur le plan technologique, financier et social. Notre puissance économique et notre paix sociale relativement très stable depuis des décennies ont toutefois suscité des jalousies, d’autant plus que notre taux de chômage et notre taux d’endettement se situent dans la fourchette normale au niveau international.
Toutefois nous ne sommes pas suffisamment conscients du fait que notre économie est tout autant intégrée dans le Marché commun qu’elle est mondialisée, et donc dépendante de la conjoncture mondiale. Il faut donc s’attendre à ce que les exportations allemandes n’augmentent pas particulièrement au cours de l’année à venir.
Cela a simultanément engendré une tendance désastreuse : des excédents à la fois énormes et durables de notre balance commerciale et de notre balance des opérations courantes. Depuis des années, ces excédents représentent 5% de notre produit national brut. Ils sont aussi importants que les excédents de la Chine. Nous avons tendance à l’oublier, car les excédents s’expriment non plus en DM mais en Euros. Il est toutefois temps que nos politiciens prennent conscience de la situation.
Car tous nos excédents sont en réalité les déficits des autres. Nos créances sont leurs dettes. Il s’agit d’une fâcheuse atteinte à l’idéal légitime que, jadis, nous prônions : « l’équilibre des échanges extérieurs ». Cette atteinte ne peut qu’inquiéter nos partenaires. Et lorsque s’élèvent des voix étrangères, souvent américaines mais aussi d’autres pays, pour demander à l’Allemagne de jouer un rôle moteur en Europe, de nouvelles craintes s’éveillent chez nos voisins. Qui ne sont pas sans rappeler de mauvais souvenirs.
Ce développement économique et la crise simultanée de la capacité d’action des organes de l’Union européenne, ont de nouveau poussé l’Allemagne à jouer un rôle central. De concert avec le Président français, la Chancelière allemande a accepté volontiers ce rôle. Mais l’inquiétude d’une domination allemande va croissante dans de nombreuses capitales européennes et dans les médias de certains de nos voisins. Il ne s’agit cette fois pas d’une domination militaire et politique, mais d’un centre économique surpuissant !
Il est indispensable d’envoyer un avertissement sérieux et bien pesé aux politiciens allemands, aux médias et à notre opinion publique.
Si nous, Allemands, étions tentés, sûrs de notre force économique, de revendiquer un rôle de dirigeant politique en Europe ou de jouer le Primus inter pares, cela inciterait une majorité grandissante de nos voisins à s’y opposer activement. Le sentiment d’inquiétude de la périphérie face à un centre trop puissant ne tarderait pas à resurgir. Les conséquences potentielles d’une telle évolution paralyseraient l’Union européenne. Et l’Allemagne serait isolée. .
La très grande et très solide République fédérale d’Allemagne a besoin - si ce n’est que pour nous protéger de nous-mêmes - de l’intégration européenne. C’est pourquoi depuis l’époque d’Helmut Kohl, depuis 1992, l’Article 23 de la Constitution nous oblige à apporter notre concours « ... au développement de l’Union européenne ». L’Art. 23 nous oblige également à apporter notre concours au « Principe de subsidiarité … » La crise actuelle concernant la capacité d’action des organes de l’UE ne change rien à ces principes.
Notre situation géopolitique centrale, le rôle malheureux que nous avons joué dans l’histoire européenne jusqu’au milieu du 20ème siècle et notre efficacité actuelle, tout cela exige que chaque gouvernement allemand fasse preuve d’une grande sensibilité s’agissant des intérêts de nos partenaires européens. Et notre disponibilité à aider les autres est également indispensable.
Nous, les Allemands, n’avons pas réalisé seuls notre considérable performance de reconstruction des six dernières décennies. Celle-ci n’aurait pas été possible sans l’aide des puissances victorieuses de l’Ouest et sans notre intégration dans la Communauté européenne et dans l’Alliance atlantique, ni sans l’aide de nos voisins, ni sans le soulèvement du bloc de l’Est et ni sans la fin de la dictature communiste. Nous, Allemands, avons des raisons d’être reconnaissants. Nous avons également le devoir d’honorer la solidarité reçue en faisant preuve, à notre tour, de solidarité à l’égard de nos voisins !
En revanche, l’envie de jouer son propre rôle dans la politique mondiale et l’envie d’acquérir du prestige dans la politique mondiale seraient vaines, voire dangereuses. En tous cas, l’étroite collaboration avec la France et la Pologne et avec tous nos voisins et partenaires européens, est une nécessité absolue
Je suis convaincu que l’Allemagne a un intérêt fondamental et stratégique à long-terme, à ne pas s’isoler et à ne pas se laisser isoler. Un isolement au sein de l’Occident serait dangereux. Un isolement au sein de l’Union européenne ou de la zone Euro serait très dangereux. Je pense que cet intérêt est bien plus important que les intérêts tactiques de n’importe lequel des partis politiques.
Les responsables politiques et des médias allemands ont l’obligation et le devoir sacrés de défendre cette idée, de façon durable, devant l’opinion publique.
Si d’aucuns, cependant, laissent entendre que l’Europe parlera aujourd’hui et demain allemand ; si un ministre allemand des affaires étrangères prétend que des passages à la à Tripoli, Le Caire et Kaboul destinés à la télévision sont plus importants que les relations politiques avec Lisbonne, Madrid, Varsovie ou Prague, avec Dublin, La Haye, Copenhague ou Helsinki ; si d’autres prétendent devoir empêcher une « Union de transfert » européenne, tout cela n’est que vantardise dangereuse.
Il est vrai que l’Allemagne a été, pendant de longues décennies, un « contributeur net » ! Nous pouvions nous le permettre et nous l’avons fait depuis l’époque d’Adenauer. Et bien sûr, la Grèce, le Portugal ou l’Irlande ont toujours été des « bénéficiaires nets ».
Cette solidarité n’est peut-être pas assez connue de la classe politique allemande. Mais jusqu’à présent, cela allait de soi. Tout comme le principe de subsidiarité inscrit dans le Traité de Lisbonne : Ce qu’un État ne peut régler ou surmonter seul, doit être pris en charge par l’Union Européenne.
Depuis le plan Schuman, Konrad Adenauer, par instinct politique et ce malgré l’opposition de Kurt Schumacher, puis plus tard de Ludwig Erhard, a toujours accepté les propositions de la France. Malgré la division de l’Allemagne, Adenauer a toujours jugé avec discernement l’intérêt stratégique à long-terme de l’Allemagne. Tous ses successeurs, Brandt, Schmidt, Kohl et Schröder, ont poursuivi la politique d’intégration d’Adenauer.
Les tactiques au jour le jour de politique intérieure ou extérieure n’ont jamais remis en question l’intérêt stratégique à long-terme de l’Allemagne. Tous nos voisins et partenaires ont donc pu se fier, pendant des décennies, à la continuité de la politique européenne de l’Allemagne, indépendamment des changements de gouvernement. Il est important que cette continuité perdure.
IV. La situation actuelle de l’Union européenne requiert un certain dynamisme
Les contributions conceptuelles allemandes allaient toujours de soi. Il faudrait qu’il en soit également ainsi à l’avenir. Il ne faudrait toutefois pas anticiper l’avenir lointain. De toute façon, la modification des traités ne pourraient que partiellement corriger les actes, les omissions et les erreurs commises il y 20 ans, à Maastricht. Les propositions de modification de l’actuel Traité de Lisbonne en vigueur, me semblent peu utiles à court-terme. En effet, souvenons-nous des difficultés rencontrées lors des ratifications nationales ou en cas de victoire du "Non" lors des référendums.
J’approuve donc le Président italien Napolitano, lorsqu’il déclare dans son discours remarquable, prononcé fin octobre, que nous devons nous concentrer sur ce qui est nécessaire au jour d’aujourd’hui. Et que nous devons tirer profit des opportunités que nous offre le Traité européen en vigueur, notamment pour renforcer les règles budgétaires et la politique économique de la Zone Euro.
La crise actuelle qui touche la capacité d’action des organes de l’Union européenne créés à Lisbonne, ne doit pas durer des années ! A l’exception de la Banque Centrale Européenne, les organes tels que le Parlement européen, le Conseil européen, la Commission de Bruxelles et les Conseils des Ministres, n’ont pas été d’une grande aide dans la gestion de la crise bancaire de 2008, et surtout dans la crise de la dette qui a suivi.
Il n’y a pas de recette miracle pour surmonter la crise qui touche actuellement l’Europe. Cela nécessitera des mesures, tantôt simultanées, tantôt successives. Nous devrons, non seulement, faire preuve de dynamisme et de capacité de jugement, mais aussi de patience ! La contribution allemande ne doit pas se limiter à des slogans. Elle ne doit pas faire la une des journaux télévisés, mais, au contraire, elle doit trouver son expression dans le cadre des comités des organes de l’UE. Nous, Allemands, ne devons pas ériger notre ordre économique et social, notre système fédéral, notre conception du budget et des finances en modèle ou référence à adopter, mais plutôt les présenter comme un exemple parmi tant d’autres.
Quelles que soient les actions entreprises ou omises aujourd’hui par l’Allemagne, nous sommes tous responsables des futures conséquences pour l’Europe. Nous avons besoin d’une raison européenne. Mais pas seulement de la raison, aussi d’une forme de compassion à l’égard de nos voisins et partenaires.
Sur un point important, j’approuve les propos de Jürgen Habermas lorsqu’il a déclaré récemment que, je cite, « ...Pour la première fois dans l’histoire de l’Union européenne, nous connaissons une décomposition de la démocratie ! » En fait, le Conseil européen et ses Présidents, tout comme la Commission européenne et ses Présidents, ainsi que les divers Conseils des Ministres et l’ensemble de la bureaucratie bruxelloise ont mis d’un commun accord à l’écart le principe de la démocratie ! Lorsque nous avons introduit l’élection du Parlement européen au suffrage universel, j’ai commis l’erreur de croire que le Parlement saurait de lui-même se doter d’un poids plus important. En fait, jusqu’à présent, il n’a pris aucun ascendant sur la gestion de la crise car ses conseils et ses décisions restent sans grand effet dans l’opinion.
Je souhaite donc en appeler à Martin Schulz : il est grand temps que vous et vos collègues chrétiens-démocrates, socialistes, libéraux et verts vous vous unissiez pour vous faire entendre du public. Le thème du contrôle des banques, des bourses, et de leurs instruments financiers, traité par le G20 en 2008 mais resté insuffisant, constituerait un terrain de choix pour une telle révolte du Parlement européen.
En effet, plusieurs milliers d’opérateurs financiers aux Etats-Unis et en Europe, ainsi que quelques agences de notation, ont pris en otages les gouvernements en Europe. Il ne faut pas compter sur Barack Obama pour tenter d’y mettre un terme. Il en va de même pour le gouvernement britannique. Les gouvernements du monde entier ont certes sauvé les banques grâce à des garanties et à l’argent des contribuables en 2008/2009. Mais depuis 2010, ce « troupeau » de financiers très intelligents (mais également quelque peu psychotiques) a de nouveau joué le jeu du profit et des bonus. Un jeu de hasard au détriment de ceux qui ne jouent pas, et qualifié dès les années 1990, par Marion Dönhoff et moi-même, de « jeu dangereux ».
Si personne ne veut agir, c’est aux membres de la zone Euro de passer à l’action. Ils peuvent se baser sur l’Article 20 de l’actuel Traité européen de Lisbonne. Cet article prévoit explicitement qu’un ou plusieurs États membres de l’UE « ...constituent à eux tous une coopération renforcée ». Dans tous les cas, les États membres de la Zone Euro, devraient ensemble mettre en œuvre une régulation rigoureuse de leurs marchés financiers. De la séparation entre les banques de détail d’une part, et les banques d’investissement et les banques parallèles d’autre part, à l’interdiction de la vente à découvert de titres à une date ultérieure, jusqu’à l’interdiction de la négociation de produits dérivés non autorisés par l’instance de surveillance de la bourse, et jusqu’à la limitation efficace de l’influence exercée par les agences de notation, non contrôlées à ce jour, sur les affaires concernant la Zone Euro. Je m’arrêterai là, Mesdames et Messieurs, car je ne veux pas vous accabler de détails.
Bien entendu, le lobby du système bancaire mondialisé remuerait ciel et terre pour empêcher la mise en œuvre de ces mesures. Comme, jusqu’à présent, il a su éviter toute régulation rigoureuse. Il a autorisé ses agents à mettre les gouvernements dans une situation d’urgence, les obligeant à toujours réinventer de nouveaux « plans de sauvetage » et à les propager. Il est grand temps de faire preuve de résistance. Si les Européens ont le courage et la force de mettre en œuvre une régulation rigoureuse du marché financier, nous aurons une chance de devenir, à moyen-terme, une zone de stabilité. Si nous abandonnons, le poids de l’Europe continuera à diminuer et le monde « évoluera » vers un duumvirat entre Washington et Pékin.
Toutes les mesures annoncées et évoquées jusqu’à présent, sont déterminantes pour l’avenir proche de la zone Euro. Ces mesures sont, entre autres, le Fonds de secours, le plafonnement de la dette publique et la mise en œuvre de moyens de contrôle, une politique économique et fiscale commune, ainsi qu’une série de réformes spécifiques à chaque pays, visant la politique fiscale, budgétaire et sociale et le marché de l’emploi. Mais une mutualisation de la dette est inévitable. Nous, Allemands, devons refuser l’égoïsme.
Mais nous ne devons, en aucun cas, mettre en place une politique de déflation extrême en Europe. Jacques Delors a raison d’exiger, en même temps que l’assainissement des budgets, l’introduction et le financement de projets favorisant la croissance. Sans croissance, sans créations d’emplois, aucun État ne peut assainir son budget. Quiconque pense que l’Europe pourrait se remettre de la crise seulement en réalisant des économies budgétaires, devrait étudier la conséquence fatale de la politique de déflation d’Heinrich Brüning en 1930/32. Elle a engendré une dépression et un chômage d’une ampleur insupportable et a mené à l’effondrement de la première démocratie allemande.
V. A mes amis
En conclusion, chers amis, nul n’est besoin de tant prêcher la solidarité internationale aux sociaux-démocrates. La social-démocratie allemande est ouverte à l’international depuis un siècle et demi, bien plus que les générations de libéraux, de conservateurs et de membres du parti national-allemand. Nous, sociaux-démocrates, sommes restés attachés à la liberté et à la dignité de chaque individu. Nous sommes restés attachés à la démocratie représentative, à la démocratie parlementaire. Ces valeurs fondamentales nous obligent à faire preuve de solidarité européenne.
Au 21ème siècle, l’Europe sera, sans aucun doute, encore composée d’Etats-nations, chacun avec sa propre langue et sa propre histoire. L’Europe ne deviendra pas un Etat fédéral. Mais l’Union européenne ne doit pas non plus se transformer en une simple confédération d’États. L’Union européenne doit rester une association dynamique en pleine évolution, sans équivalent dans l’histoire de l’humanité. Nous, sociaux-démocrates, devons contribuer au développement progressif de cette association.
Plus on vieillit et plus on raisonne à long-terme. Le vieil homme que je suis reste très attaché aux trois valeurs fondamentales du programme de Bag Godesberg : liberté, équité, solidarité. En outre, je pense qu’aujourd’hui, l’équité doit être synonyme d’égalité des chances pour les enfants, les écoliers et la jeunesse.
Lorsque je repense à l’année 1945 ou à l’année 1933, je venais d’avoir 14 ans, les progrès réalisés jusqu’à présent me semblent presqu’incroyables. Les progrès accomplis par les Européens depuis le Plan Marshall en 1948, le Plan Schuman en 1950, grâce à Lech Walesa et Solidarnosc, grâce à Vaclav Havel et à la Charte 77, grâce à chaque Allemand à Leipzig et à Berlin-Est depuis le Grand Tournant en 1989/91.
Nous n’aurions pas pu nous imaginer en 1918, en 1933, ni même en 1945, que la majeure partie de l’Europe jouirait des droits de l’homme et de la paix. Travaillons et luttons pour que cette Union européenne sans égale dans l’Histoire puisse sortir de cette période de faiblesse actuelle, plus stable et plus confiante en ses propres capacités !