François Hollande commence la campagne pour sa réélection en 2017 dans des conditions qui décourageraient tout autre candidat. Sa popularité est au plus bas et tous les sondages le donnent éliminé dès le premier tour ; le Parti socialiste a subi des défaites cuisantes à toutes les élections intermédiaires depuis 2012 ; la gauche est éclatée et tous les morceaux rassemblés ne devraient pas dépasser 30% des suffrages, un score historiquement bas. Le président est obligé de se justifier, pour tenter de prouver qu’il mène bien une politique de gauche, alors que ceux qui devraient le soutenir sont divisés sur tout, la politique – loi Macron, déchéance de nationalité, loi El Khomri –, la tactique – primaires ou pas primaires pour désigner le candidat de la gauche –, la stratégie – accepter le pouvoir au risque du compromis ou sauver l’idéal au prix de l’opposition.
La "rupture avec le capitalisme"
Il y a dans cette situation des caractéristiques propres à la France et au socialisme français. On a souvent comparé l’évolution du PS et avant lui de la SFIO avec celle du Parti social-démocrate allemand (SPD), la plupart du temps au détriment des premiers. On a reproché aux socialistes français de ne jamais avoir vraiment « fait leur Bad-Godesberg », c’est-à-dire rompu, en tous cas théoriquement, avec le socialisme révolutionnaire pour embrasser la social-démocratie. En 1981, la gauche est arrivée au pouvoir, pour la première fois sous la Ve République, sur le thème de la « rupture avec le capitalisme », alors que ce fameux congrès du SPD tenu à Bad Godesberg remonte à 1959 ! C’est alors que la social-démocratie allemande a officiellement renié la théorie marxiste, adhéré à l’économie sociale de marché et épousé l’intégration européenne.
On peut considérer aussi que le PS a pris du retard sur le SPD dans le processus de « modernisation » de la gauche dans les années 1990 en rejetant, dans sa majorité, la « troisième voie » entre le capitalisme libéral et la social-démocratie, incarnée par Tony Blair et Gerhard Schröder. Pendant que Lionel Jospin Premier ministre instaurait la semaine de 35 heures, le chancelier de la coalition rouge-verte imposait les réformes de l’Etat-providence qui provoqueraient sa défaite en 2005 mais qui, assumées par la droite démocrate-chrétienne, permettraient à l’Allemagne de sortir renforcée de la crise financière et économique de 2008.
Au-dessous des 20%
Le plus frappant dans cette rapide comparaison entre les trajectoires du SPD et du PS, c’est que les deux partis se retrouvent aujourd’hui dans une même situation de faiblesse et face aux mêmes dilemmes. Le « modernisme » du SPD ne l’a pas plus préservé du déclin que « l’archaïsme » du PS. Aux dernières élections générales de 2013, les sociaux-démocrates n’ont recueilli que 23% des suffrages, leur plus mauvais résultat depuis la création de la République fédérale en 1949. Lors des récents scrutins régionaux, en mars, ils ont obtenu 12,7% des voix dans le Bade-Wurtemberg, un des Länder les plus riches d’Allemagne, et 10,6% en Saxe-Anhalt, un des Länder les plus pauvres de l’Est. Dans les deux cas, ils sont arrivés derrière le parti populiste AfD (Alternative für Deutschland). Seule exception à cette débâcle, la Rhénanie-Palatinat, grâce essentiellement à la personnalité de la ministre-présidente sortante, Malu Dreyer.
Et les sondages n’incitent pas à l’optimisme. Certains donnent le SPD au-dessous de la barre symbolique des 20%, si les élections au Bundestag avaient lieu dimanche prochain (elles sont prévues pour septembre 2017). Un tiers des 193 actuels députés SPD serait alors menacé. Le SPD n’est plus le Volkspartei qu’il était traditionnellement, c’est-à-dire un parti de masse – il a perdu la moitié du million d’adhérents qu’il avait fin des années 1970 —, qu’on aurait pu qualifier de « parti du peuple tout entier » si l’expression n’avait été dévoyée, car il s’adressait à toutes les couches de la population. Son noyau dur était cependant le monde ouvrier et syndical où il ne subissait pas la concurrence d’un parti communiste qui, pendant toute la guerre froide, avait son domaine réservé en Allemagne de l’Est. Aujourd’hui, une partie de sa base sociale l’a abandonné et son électorat est grignoté dans les milieux « progressistes » par les Verts, à sa gauche par Die Linke et chez les mécontents de toutes sortes par l’AfD.
« Être dans l’opposition, c’est de la connerie »
Les sociaux-démocrates allemands s’interrogent sur leur participation au gouvernement fédéral. Certains se demandent si une cure d’opposition ne permettrait pas de régénérer le parti, alors que leurs résultats électoraux les condamnent à être, au mieux, les junior partners de la démocratie-chrétienne. Mais pour la majorité d’entre eux, la maxime de leur ancien président Franz Müntefering, artisan de la grande coalition avec Angela Merkel en 2005, reste valable : « Être dans l’opposition, c’est de la connerie ».
La grande coalition a d’abord été, pour le SPD, le moyen d’acquérir dans les années 1960 une légitimité gouvernementale que lui avait contestée Adenauer. En 1966, Willy Brandt est devenu le vice-chancelier de Kurt-Georg Kiesinger, dont le passé sous le IIIème Reich n’était pas exempt de toute tache. Le calcul s’est avéré payant. Trois ans plus tard, Brandt est le chancelier d’une coalition entre la social-démocratie et le parti libéral, qui restera treize années au pouvoir. Helmut Schmidt, qui a succédé à Brandt, appartient à la droite du SPD. Son credo économique est simple : les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain. Il est contraint de démissionner à cause des dissensions internes à son parti sur les questions de politique étrangère (crise des euromissiles).
Il faudra à la gauche allemande traverser les seize ans du règne d’Helmut Kohl avant de retrouver la chancellerie. En 1998, Gerhard Schröder est élu à la tête d’une coalition dite rouge-verte mais le SPD est rongé par la rivalité entre le chancelier et son ministre des finances, Oskar Lafontaine, hostile à la « troisième voie ». Lafontaine sera quelques années plus tard le cofondateur du parti de la gauche radicale Die Linke.
Un programme de gauche
Depuis la défaite de 2005, le SPD court après la chancellerie sans parvenir à entamer la popularité d’Angela Merkel, avec laquelle il a dû s’allier deux fois, de 2005 à 2009, et depuis 2013. Le passage dans l’opposition entre 2009 et 2013 ne lui a plus permis de se renforcer que des campagnes électorales orientées tantôt à gauche, tantôt à droite.
En 2013, son candidat à la chancellerie et actuel président, Sigmar Gabriel, a présenté un programme résolument à gauche, avec une réforme fiscale qui prévoyait une hausse d’impôts pour les plus riches, l’introduction d’un salaire minimum, une revalorisation des pensions et le retour à la retraite à 63 ans pour les longues carrières, au lieu de 65… Dans le projet de programme pour 2017, il est aussi question de s’adresser « aux gens qui travaillent dur et respectent les règles », avec une remise en cause de mesures adoptées du temps de Gerhard Schröder, comme la hausse des cotisations santé pour les salariés ou les retraites Riester, du nom du ministre social-démocrate du travail qui instaura une retraite complémentaire par capitalisation. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’un début de détricotage de « l’Agenda 2010 » de Schröder.
Cependant la social-démocratie allemande se heurte à un paradoxe qu’elle ne parvient pas surmonter. Nombre des propositions contenues dans son programme électoral ont été mises en œuvre par le gouvernement dirigé par Angela Merkel : création d’un SMIC, abaissement de l’âge de la retraite, augmentation des pensions, « paquet pour la cohésion et l’intégration sociales » de 5 milliards d’euros dans le budget 2016 afin de ne pas défavoriser les Allemands nécessiteux par rapport aux réfugiés. Mais ces avancées sociales ne sont pas portées à son crédit. Comme l’écrit le magazine Der Spiegel, « le vide des idées pèse plus lourd que les petits succès ».
Le SPD en reste – ou revient – à ce que sa secrétaire générale, Katarina Barley, appelle une « politique social-démocrate originelle ». A un moment où il lui faudrait réinventer un modèle social qui tienne compte à la fois des impératifs de la mondialisation, des changements de mode de production et de structuration sociale, et des besoins d’une société de plus en plus inégalitaire.
En finir avec les prestations sociales "passives"
Proche du SPD, l’économiste Marcel Fratzscher, en a esquissé les lignes dans son livre La lutte pour la répartition. Pourquoi l’Allemagne devient de plus en plus inégalitaire (Der Verteilungskampf. Warum Deutschland immer ungleicher wird, Hanser, non traduit). Le problème n’est pas, argumente-t-il, la faiblesse des dépenses sociales. Elles représentent déjà un tiers du PIB. Au contraire, les inégalités s’accroissent parce qu’on dépense trop et trop mal. L’Etat consacre trop d’argent aux prestations sociales « passives », celles qui diminuent l’incitation pour les bénéficiaires à chercher leurs propres voies pour leur ascension professionnelle et sociale. Et les fonds manquent justement là où l’Etat peut contribuer à augmenter les chances de progrès social, c’est-à-dire la formation scolaire et postscolaire. Il ne s’agit plus de protéger mais d’encourager, de créer les conditions pour l’épanouissement individuel et social.
A l’occasion du 150e anniversaire de la création du Parti social-démocrate allemand, le 23 mai 2013 à Leipzig, François Hollande a prononcé l’éloge des réformes Schröder pour ajouter dans la même phrase que « tout n’est pas transposable ». Certes. Un peu plus de dix ans après la définition de « l’Agenda 2010 », la social-démocratie allemande se trouve dans la même impasse idéologique et politique que le Parti socialiste en France. S’il n’est pas question de « transposer » tel ou tel programme, peut-être serait-il possible de tirer des leçons communes d’expériences diverses et de chercher ensemble les issues de secours.