Pouvez-vous nous dire quel a été votre parcours professionnel avant d’être nommée directrice de la MHH en 2002 ?
Christiane Deussen : J’ai effectué ma prise de poste le 1er septembre 2002. J’ai été la première femme à la tête de la Maison Heinrich Heine, que je connaissais déjà en tant que public.
Mon parcours précédent était varié. Après une thèse en littérature allemande et sciences politiques (« Erinnerung und Rechtfertigung. Autobiographien nach 1945 : Gottfried Benn, Hans Carossa, Arnolt Bronnen ») à Tübingen, j’ai été lectrice du DAAD [1] à l’ENA pendant huit ans, de 1983 à 1991. Ce fut très enrichissant, j’y ai rencontré des élèves qui sont devenus, pour certains, ministres, ou qui ont occupé, plus tard, des fonctions dans la haute fonction publique. Les élèves étaient exigeants mais passionnants, c’était un immense plaisir de travailler avec eux. Parallèlement, j’ai enseigné dans d’autres grandes écoles dont Sciences Po, le CELSA [2], l’école de Télécommunication et dans des écoles d’ingénieurs comme Centrale. J’ai vraiment pu appréhender toute une panoplie d’établissements d’enseignement supérieur.
Ensuite, j’ai postulé à la Maison Heinrich Heine à la fin des années 80, et je suis arrivée à la deuxième place au classement des candidats. On m’a dit que je n’avais pas assez de connaissances administratives. J’ai donc pris la décision de retourner en Allemagne, même si j’avais toujours en tête de revenir par la suite à Paris, pour des raisons personnelles notamment puisque celui qui devait devenir mon mari, un germaniste, y vivait. J’ai donc postulé à des postes pour lesquels il fallait une expérience administrative et j’ai été recrutée par la Sarre en tant que directrice de cabinet du bureau II du plénipotentiaire pour les relations culturelles avec l’Allemagne pour un mandat de quatre ans. Mon bureau était donc situé à Bonn. C’est ce poste qui m’a véritablement tout appris. Je me trouvais d’emblée dans un milieu très politique avec les représentants des Länder et des ministères des Affaires étrangères, de l’Enseignement, etc. Ce poste était très exigeant, deux fois par an, nous préparions le sommet franco-allemand, remplacé dans les années 2000 par l’appellation « Conseil des ministres franco-allemand » (Deutsch-französicher Ministerrat). J’y ai découvert le monde politique et diplomatique et son fonctionnement. Tout cela se passait dans une ambiance agréable et une bonne entente entre les deux délégations qui avaient confiance l’une en l’autre. À la fin du mandat du plénipotentiaire j’ai dû changer de fonction et j’ai intégré le ministère de l’Éducation et de la Culture à Sarrebruck. Pendant un an et demi, j’ai été responsable du bureau des relations internationales. Je devais mettre en place la coopération transfrontalière, SaarLorLux, ce qui n’a pas été évident. Ensuite, je suis rentrée en France grâce à une bourse du DAAD pour être élève à l’ENA. La même école dans laquelle j’avais été enseignante d’allemand quelques années auparavant. J’y suis retournée en tant qu’élève du cycle international court durant 9 mois. Je n’ai jamais regretté d’avoir interrompu ma carrière à ce moment-là pour refaire une formation qui m’a permis de véritablement connaître le fonctionnement administratif et politique de la France. J’ai beaucoup côtoyé le milieu international dans cette école, ce qui a été très formateur pour moi.
Après cette formation, je suis retournée en Allemagne pour reprendre mon poste au ministère à Sarrebruck. J’ai obtenu ensuite le poste de secrétaire générale adjointe à la commission nationale de l’Unesco qui se trouvait à Bonn. J’ai été ravie d’occuper cette fonction qui fut une expérience, cette fois-ci, véritablement internationale. J’ai découvert, dans ce contexte multilatéral, que la coopération entre la France et l’Allemagne était la base la plus importante. J’ai travaillé avec des diplomates et des représentants des différents pays auprès de l’Unesco, ce qui, encore une fois, fut enrichissant. Cela m’a passionnée et m’a beaucoup appris sur les questions internationales dans le domaine de la culture, de l’éducation et des médias. J’ai également été impliquée dans la mise en place, du côté allemand, d’un comité national pour le programme Memory of the World. Je cite cet exemple car cela fait écho à une de nos dernières soirées à la MHH où nous avons célébré l’inscription de la grande œuvre cinématographique de Claude Lanzmann, Shoah, au registre « Mémoire du Monde » de l’Unesco. Et cela, sur la base d’une proposition franco-allemande.
En 2002, j’ai pris le poste de directrice de la Maison Heinrich Heine à la Cité internationale universitaire de Paris et, pour moi, cela a été le couronnement de tout ce que j’avais fait auparavant. Je pouvais ainsi traiter les questions, qui m’ont toujours intéressée dans le cadre du programme culturel et, surtout, instaurer un échange avec les étudiants allemands et, grâce au système de brassage, internationaux. Le dialogue quotidien avec les étudiants est particulièrement instructif et m’a permis d’être au plus près de leurs préoccupations et de leurs intérêts.
Justement, parlons de ce système de brassage des résidents, consistant à ce que chaque maison accueille des résidents d’autres maisons, ce qui est particulièrement essentiel pour la Cité internationale universitaire de Paris. Pensez-vous que ce système ait fait ses preuves comme moyen d’échanges interculturels ?
C.D : C’est, en effet, un des principes fondateurs de la CIUP parce que les initiateurs partaient du principe qu’il fallait lutter pour maintenir la paix à tout prix. Notamment après l’expérience terrible de la Première Guerre mondiale, qui a ébranlé tous les pays et toutes les sociétés. Les fondateurs de la Cité partaient du principe que pour bâtir solidement la paix dans le monde, il fallait faire en sorte que les jeunes de tous les pays se rencontrent très tôt et cela au moment de leurs études, dans la vie quotidienne. Beaucoup d’importance a été accordée au vivre ensemble dans les différentes Maisons où plusieurs nationalités pouvaient ainsi se rencontrer. Cela a permis de favoriser les échanges interculturels. Le système de brassage permet de mieux connaître l’autre culture et de mieux le comprendre. C’est pourquoi le brassage, le principe de ne pas créer des maisons nationales à la CIUP mais de les conceptualiser dans un esprit d’échange et de compréhension internationale a fait que chaque maison devait accueillir au moins 30% de résidents d’autres maisons. Le brassage permet d’accueillir des étudiants venus du monde entier. La Maison Heinrich Heine le pratique à hauteur de 50%. Le but de la Fondation de l’Allemagne est aussi de faire connaître la culture allemande, sa façon de penser, et de la croiser avec d’autres expériences, d’autres sensibilités. Cela est possible, en partie, grâce au système de brassage.
180 manifestations culturelles sont organisées par an, c’est impressionnant ! Comment avez-vous fait évoluer l’offre culturelle au fil des années ? Quelle est la spécificité de la Maison Heinrich Heine ?
C. D : Nous sommes plutôt une institution qui crée des événements, même si nous sommes amenés à pratiquer également des collaborations avec les universités. Nous organisons avec elles de nombreuses journées d’études et colloques. Nous favorisons aussi les partenariats avec des institutions culturelles et politiques. Nous avons, et de plus en plus je dois dire, essayé de créer un programme culturel qui est propre à la maison, qui prend en compte les spécificités de l’histoire allemande ainsi que l’actualité. Cela a évolué au fil des années puisqu’au départ le programme culturel était plus tourné vers la littérature et la germanistique car nous avions davantage d’étudiants allemands qui faisaient un semestre ou une année en France afin d’étudier la romanistique et la germanistique. Pour ce qui est des thèmes des autres manifestations, nous étions obligés de choisir les intervenants selon leur capacité linguistique. Le véritable changement et la capacité d’ouvrir notre programme culturel vers d’autres experts et d’autres horizons résident, pour moi, dans l’acquisition d’un système de traduction simultanée, qui est incontournable désormais pour notre programmation. Dans les premières années, tout devait se faire en français pour la très grande majorité des manifestations. Cela était également l’usage dans toutes les autres institutions culturelles allemandes à Paris et en France puisque nous voulions atteindre un public français. On était donc obligés de choisir des experts selon leur capacité à s’exprimer en français. Ensuite, grâce à la traduction simultanée, nous avons pu choisir des experts selon leur qualité. C’est comme cela que notre programme a de plus en plus évolué vers des échanges entre experts allemands et français et, quelques fois aussi, européens, sur des sujets déterminés. Des sujets souvent liés à des faits de société, à des problèmes actuels, à des questions internationales et géopolitiques. La traduction simultanée a aussi modifié notre manière de procéder dans la conception du programme culturel puisque nous commençons par effectuer une recherche scientifique pour organiser des événements culturels. Par ailleurs, cela a favorisé une ouverture vers des thématiques beaucoup plus internationales – même s’il y a souvent un enjeu franco-allemand – ce qui a permis d’impliquer de plus en plus les étudiants internationaux brassés chez nous. Nous avons aussi travaillé avec d’autres maisons lorsque cela était possible.
Le Covid a marqué une grande rupture et nous a obligés à tout repenser. Notre petite équipe a su, dès le choc en mars 2020, s’adapter au télétravail. J’étais seule dans la maison avec certains étudiants et un réceptionniste. Nos activités culturelles se sont brutalement arrêtées et nous nous sommes demandé comment nous allions poursuivre. Nous avons alors découvert la possibilité offerte par Zoom de maintenir nos événements à distance et de conserver également la traduction simultanée. Les premiers événements que nous avons présentés en distanciel grâce à Zoom pendant la période du Covid étaient des retransmissions de concerts qui avaient lieu dans notre salle Alfred Grosser. Zoom nous a même permis de toucher un autre public au-delà du 14ème arrondissement, de Paris et de la France. Nous avons d’ailleurs toujours ce public en Allemagne et même dans d’autres pays. Grâce à Zoom, nous avons pu faire intervenir des experts depuis les États-Unis par exemple.
Ce sont nos sujets également qui font la spécificité de notre maison, notamment les sujets autour de la démocratie, qui est menacée dans le monde ; ce sont des sujets en phase, aussi, avec les valeurs de la Cité universitaire, ce qui est très important. De même la thématique écologique a beaucoup été abordée dans les derniers mois ainsi que l’histoire allemande et le poids de l’héritage du national-socialisme, dont on découvre encore les conséquences aujourd’hui. Il y a toujours des sujets qui en ressurgissent et qui nous touchent en tant qu’Allemands. C’est une responsabilité morale et historique de traiter ces questions dans le cadre de notre programmation culturelle, et je constate que ce sont des questions qui intéressent le public français. Nous avons également proposé de nombreuses manifestations littéraires. Nous avons reçu de grands auteurs comme Christa Wolf, Bernhard Schlink, Günter Grass ; je me souviens que la maison était pleine à craquer lorsqu’il est venu, nous n’avons pas pu faire rentrer tout le monde ! J’avais aussi invité Joachim Gauck – l’ancien Bundespräsident de la République fédérale d’Allemagne – avant qu’il soit candidat à la présidence de la République allemande. Ce fut fascinant de l’entendre parler de son passé et de son vécu en RDA. Les étudiants étaient subjugués, certains étaient même sur la scène tant l’affluence du public était forte. Nous avons également reçu, bien entendu, Alfred Grosser, qui est devenu notre Président d’honneur et à qui la maison doit énormément. Stéphane Hessel est également venu, il terminait toujours avec des poèmes allemands qu’il récitait par cœur. Récemment, j’ai réinvité le chanteur Wolf Biermann ; sa prestation, impressionnante, nous a d’autant plus honorés que ses apparitions sont aujourd’hui très rares.
Quant aux concerts, ils sont pratiquement devenus des « Geheimtipps » pour le XIVe arrondissement puisque au moins deux fois par mois le dimanche après-midi, nous avons l’occasion d’écouter ces souvent jeunes musiciens qui viennent d’Allemagne et dont la vigueur musicale est impressionnante.
Quel événement culturel vous a le plus marquée ou émue ?
C. D : J’en ai mentionné certains précédemment avec des intervenants comme Stéphane Hessel ou Alfred Grosser. Une rencontre m’a particulièrement touchée au sujet des « enfants de la guerre », c’est-à dire les enfants nés sous l’occupation allemande en France de père allemand, souvent inconnu. L’idée de cet événement est née après la lecture du livre Enfants maudits de Jean-Paul Picaper, ancien correspondant du Figaro en Allemagne. En 2013, une trentaine de ces « enfants de la guerre » se sont rencontrés à Paris en ma présence et en celle de Gilbert Merlio et Jean-Paul Picaper au restaurant « Aux Ministères ». Très peu de ces témoins se connaissaient auparavant, ils voulaient connaître leur origine familiale, l’identité de leur père, la plupart ne connaissaient pas même le nom de leur père. Leur présentation a été un moment très émouvant. J’ai donc souhaité aborder ce sujet passionnant lors d’une table ronde mais aussi lors d’autres événements à la MHH. J’ai donc demandé à Fabrice Virgili, directeur de recherche au CNRS et historien spécialiste des relations entre hommes et femmes au cours des deux guerres mondiales, d’en être le modérateur et à William Falguière, témoin historique d’y participer. Ces « enfants de la guerre » ont demandé de l’aide à l’État allemand, à la Wehrmachtsauskunftstelle (WASt) à Berlin, afin de retrouver les traces de leur père. Dans beaucoup de cas, cela a été possible. Il est émouvant de voir que l’histoire a permis une fin apaisée bien que le début ait été affreux. Souvent, ces enfants de la guerre ont retrouvé leur famille. Quelques fois, certains ont même établi des liens familiaux et ont trouvé une deuxième famille en Allemagne. Je suis toujours en contact avec certains de ces « enfants de la guerre » et je trouve que, pour ces événements, la MHH a particulièrement joué son rôle de facilitateur.
Il est pourtant difficile de sélectionner un événement marquant car il y en a eu tellement ! Je dois mentionner tout de même la soirée avec Simone Veil, qui est venue à la MHH en 2009 présenter son autobiographie à condition de pouvoir discuter avec les étudiants. Une autre soirée mémorable me revient : la rencontre avec Jacques Delors. Beaucoup d’intervenants sont également venus lors d’une des dernières soirées organisées ici autour de la démocratie avec un débat entre Jean-Marc Ayrault, l’ancien Premier Ministre et Jean-Marc Sauvé, président de la CIUP. Nous avons également organisé beaucoup d’événements hybrides entre littérature et musique. Un livre d’Olivier Guez, Le Grand Tour : voyage littéraire et musical à travers l’Europe, a été présenté à la MHH et les passages évoquant certains pays ont été lus par des résidents venant de ces pays. Impliquer les résidents dans les événements était une des missions de la MHH qui n’était pas toujours évidente, étant donné qu’ils sont très pris, mais nous avons toujours pu bénéficier d’une participation de nos étudiants ! Je tiens d’ailleurs à les remercier d’avoir constamment su soutenir ce programme. Ils étaient très surpris de pouvoir rencontrer autant d’experts, de politologues, des écrivains, des grands noms venus à la MHH parler autour de thèmes comme l’Europe, l’écologie, l’histoire, la culture et de pouvoir discuter avec eux.
Quel est votre regard sur l’évolution des relations franco-allemandes ?
C. D : Je dois dire que la baisse considérable du niveau de connaissances linguistiques de la langue allemande en France et inversement me préoccupe et m’attriste énormément. Cette baisse d’intérêt pour apprendre la langue du pays partenaire et ami menace la curiosité culturelle. Tous les sondages affirment que la France et l’Allemagne entretiennent toujours des liens amicaux ; davantage qu’avec d’autres pays. Mais le niveau linguistique a tout de même régressé, notamment chez les jeunes, et cela est une vraie préoccupation. Au niveau politique, un réseau de contacts institutionnels est maintenu même s’il y a des différences de perceptions et d’intérêts ; la France et l’Allemagne sont souvent en désaccord sur certains sujets. Cette compréhension mutuelle ne va pas de soi, il faut toujours travailler pour avoir un compromis, c’est pour cela qu’il est important de travailler pour une véritable bonne entente à tous les niveaux : que ce soit la société civile, la politique ou les échanges entre les jeunes. Lorsque l’on étudie les dossiers de candidatures des résidents allemands, nous voyons bien qu’ils ont effectué des voyages en France dès l’enfance, un contact presque familial et touristique était déjà présent et leur intérêt pour la France s’est ensuite développé à partir de cela. Les rencontres individuelles sont à la clef de tout et les programmes d’échanges sont à encourager dès le plus jeune âge.
J’espère que ces échanges se poursuivront et se multiplieront. Je remercie tous les partenaires de la MHH, en particulier mes chers collègues à la Cité universitaire et je souhaite le meilleur à la Maison Heinrich Heine ainsi qu’à ma successeure, Madame Franziska Humphreys !
Fondation de l’Allemagne - Maison Heinrich Heine
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