Nous définissons l’imaginaire colonial comme l’ensemble des visions sociétales fantasmatiques et mythifiées des territoires coloniaux, qui sont dues à l’histoire et à l’idéologie coloniales européennes, et plus précisément françaises. L’imaginaire colonial a donc un rapport étroit avec la société, car ces fantasmes sont popularisées au XIXe siècle grâce à des formes médiatiques en plein essor telle que la presse qui voit sa production s’intensifier dans la seconde moitié du siècle, ou des formes médiatiques émergentes comme l’imagerie. Cet article entreprend d’observer l’importance de la place que prend l’imaginaire colonial, et comment ce dernier se manifeste dans le roman géographique : jugements de valeur du narrateur visibles dans la description, ethnotypes omniprésents pour aborder chaque peuple rencontré, amplifications hyperboliques des stéréotypes et de la violence des habitants vivant dans les régions peu connues du monde etc. L’imaginaire colonial ne se limite donc pas seulement à la représentation du sauvage, figure récurrente chez Verne ; il s’étend aussi aux représentations des peuples « civilisé[s] [1]. » et connus de l’auteur, ainsi qu’aux paysages des régions abordées.
Contextualisation et conception du roman géographique
Lorsque Jules Verne se met à l’écriture de ses Voyages Extraordinaires, la notion d’espace géographique n’est pas nouvelle en littérature. Pourtant, il reste considéré comme l’inventeur du roman géographique, qui naît dans le contexte de vulgarisation scientifique de la seconde moitié du XIXe siècle. Ce nouveau sous-genre romanesque reste assez curieux car il emprunte beaucoup à la tradition littéraire tout en étant à la fois novateur et insolite.
Avant le XXe siècle la géographie n’est pas encore une discipline proprement scientifique car elle reste encore « indigente [2]. », étant donné qu’elle se penche uniquement sur une approche descriptive et non pas analytique ; la géographie de Reclus par exemple se contente surtout de la description, et ce malgré la prise de conscience de cette faiblesse dès les années 1840 [3] . Ce n’est qu’au début du XXe siècle que la géographie devient une institution scientifique à part entière, le siècle précédent reste surtout celui où les géographes cherchent à l’imposer comme telle. Cette science se spécialise donc dès les années 1900 avec l’influence vidalienne notamment qui fait révolution dans la discipline et en fait une institution universitaire, mais aussi grâce aux mesures prises par l’éducation pour en faire une vraie matière scolaire. Le géographe devient donc un scientifique qui trouve son alter ego littéraire dans la figure de Verne : « L’œuvre de Jules Verne est le pendant romanesque et littéraire du projet encyclopédique et géographique mené par Élisée Reclus [4] ». Le lien entre géographie et littérature est loin d’être nouveau lorsque Jules Verne se prête à son projet littéraire, mais l’écrivain est en revanche le premier à en faire un genre romanesque et à revendiquer l’appellation « roman géographique ».
Le XIXe siècle marque l’essor de la vulgarisation scientifique et littéraire. Cette vulgarisation est en partie due aux progrès techniques de l’impression qui traversent le siècle et qui permettent à l’imprimerie de se sophistiquer davantage qu’au siècle précédent. Le lectorat tend alors à se multiplier et à s’étendre à travers les différentes classes sociales, sans compter que l’alphabétisation ne cesse de s’accroître elle aussi dans la seconde moitié du siècle. La presse joue un rôle considérable dans la vulgarisation des sciences et de la littérature puisque c’est précisément sa large portée qui permet de divulguer le savoir à travers le peuple. Le bas prix de la presse est la clef de cette divulgation scientifique, c’est d’autant plus vrai lorsque l’on sait que certains ouvrages scientifiques se vendent cher et restent peu édités au format volume. Ainsi le XIXe siècle se montre comme la période durant laquelle la science se diffuse de tous côtés de la société, ce qui est peu étonnant étant donné qu’il est marqué par le progrès dans pratiquement tous les domaines scientifiques : psychologie, histoire, sociologie, médecine, biologie, géosciences… Tous ces progrès font naître la pensée positiviste, née avec la philosophie d’Auguste Comte qui prône le progrès rationnel et la méthode expérimentale.
Du côté de la littérature, certains courants littéraires sont influencés par le développement considérable de la science, comme le naturalisme qui reste imprégné du positivisme [5]. De surcroît, la spécialisation du roman donne naissance à un grand nombre de sous-genres romanesques [6] dont la plupart mettent en avant la science comme le roman social qui aborde des questions sociétales essentielles et qui marque les prémices de l’institutionnalisation de la sociologie. Certains écrivains qui mobilisent l’esthétique de l’œuvre-monde choisissent aussi de poser la science au premier plan de leurs écrits, comme Verne qui traite la géographie dans ses Voyages Extraordinaires et qui est par ailleurs lui aussi imprégné du positivisme [7]
Le projet littéraire de Jules Verne est donc un « projet extrêmement moderne [8] » qui s’accorde avec la politique d’expansion coloniale du Second Empire dans la seconde moitié du siècle (conquête de l’Algérie en 1830, colonisation de l’Indochine à partir de 1858, intérêt pour le canal de Suez dès 1854, expédition mexicaine en 1862), mais qui coïncide surtout avec la politique de vulgarisation scientifique du temps. La Troisième République donne une grande importance à la géographie et l’adapte alors à tous les niveaux scolaires pour la première fois. Verne connaissait probablement ces nouvelles réformes scolaires étant donné qu’il fait partie du Magasin d’éducation et de récréation fondé en 1864 avec son éditeur Hetzel ainsi que Jean Macé. L’œuvre de l’écrivain se conforme alors aux idées républicaines du temps car le projet même de cette revue, pensé en 1859, met en avant les principes de laïcité et de démocratie. Le projet du roman géographique est donc bien moderne d’un point de vue politique, voire précoce.
Spécificités du roman géographique
L’imaginaire colonial propre à la période où écrit Verne prend une place prépondérante dans son œuvre. Le lecteur se retrouve certes plongé dans les « rêveries exotiques [9] » sur l’Afrique et l’Orient, mais il finit surtout par voyager dans les lieux communs de cet exotisme. Entre imaginaire exotique, stéréotypes culturels et reprises de poncifs littéraires, le roman géographique se montre alors comme un sous-genre aux spécificités complexes.
Le roman géographique de Verne est rarement dissociable de la question du progrès et de la machine. L’écrivain lui accorde une place primordiale car elle est nécessaire aux ambitieux projets de voyage de ses personnages : sans machine, pas de traversée horizontale de l’Afrique, ni de tour du monde en quatre-vingts jours. Fergusson mise effectivement tout son voyage sur le Victoria dans lequel il place une entière confiance et Fogg, pour sa part, programme à l’avance les voies de transports qu’il lui faudra emprunter s’il veut pouvoir effectuer son périple. La machine participe aussi à exploiter la variable temporelle du « maintenant » car elle est la preuve même du progrès moderne dans la seconde moitié du siècle. Le ballon par exemple est l’un des nouveaux véhicules qui s’est développé grâce à l’accélération des progrès techniques. Le Victoria dont l’avancée est particulièrement rapide, empêche quelquefois les personnages d’observer correctement le panorama qui s’étale sous leurs yeux. Lorsque le voyage se fait en aérostat, le continent devient semblable à une carte, autrement dit, à une représentation de l’espace dont on ne voit plus que des points. Pour ce qui concerne Le Tour du monde en 80 jours une fois de plus, ce sont précisément les moyens de locomotion qui permettent à l’écrivain de décrire le paysage observé. En offrant une place aussi importante à la machine, il arrive que l’écrivain s’éloigne paradoxalement de la dimension géographique de son œuvre : Le Tour du monde en 80 jours devient plus le « roman de la vitesse [10] » que celui de la spatialité. Exceptée la marche à pied, le voyage qui se vit presque constamment en ballon ressemble à peu de choses près à un parcours artificiel, à l’image de l’approche coloniale européenne du territoire africain, où le contact établi entre colonisateurs dominants et autochtones dominés reste feint.
La grande vitesse des transports n’est pas la seule cause qui entrave l’exploration spatiale des territoires. On note aussi des causes naturelles, comme les vents alizés dans les Cinq semaines en ballon, qui empêchent les trois compagnons d’explorer la ville d’Yola. Fogg est un cas plus singulier puisque c’est volontairement que le gentleman ne porte pas d’intérêt aux lieux traversés. S’il veut dynamiser le rythme de sa trame romanesque, l’écrivain doit donc sélectionner les endroits qu’il juge être les plus intéressants ; ainsi l’itinéraire des personnages, et en particulier celui de Fogg, est soigneusement tracé avant le commencement même du voyage. En réalité, le pari du gentleman n’est, la plupart du temps, qu’un prétexte utilisé pour éviter de faire halte dans certains lieux. Effectivement, la fin du voyage est pratiquement occultée car le héros se contente de sauter d’un train à l’autre afin de rattraper son retard accumulé depuis le début du pari. Verne n’est pas sans souligner l’absurdité de cette manière de voyager. Sauter d’un transport à un autre sans même apercevoir les terres parcourues est ironiquement soulevé par certaines répliques de ses personnages.
La place de l’imaginaire a un rôle considérable dans l’œuvre littéraire et géographique de Jules Verne. Pour ce qui concerne Cinq semaines en ballon, qui est un parfait exemple de roman abordant des territoires inconnus, Seillan affirme que Verne écrit à une période où l’Afrique est pratiquement inexistante dans la littérature de la seconde moitié du siècle [11] ; l’écrivain serait d’ailleurs le premier à inventer « la fiction d’exploration africaine [12] ». Ce que l’on appelle communément la littérature coloniale ne se développe qu’à partir du XXe siècle avec l’apogée du colonialisme français.
Toutefois, c’est précisément la méconnaissance de l’Afrique qui attire Verne et qui le pousse à écrire son premier roman : il répond de cette façon aux exigences de son contrat d’édition qui lui impose de décrire « les mondes connus et inconnus [13] ». L’Afrique est aussi en état d’attirer le lectorat grâce à la part de mystère qui entoure ce continent. Tout comme la topographie africaine offre à voir de merveilleux paysages, les habitants du continent sont eux aussi dotés de dons merveilleux que l’Européen ne peut posséder : « Les Arabes, répondit Fergusson, ont reçu de la nature un merveilleux instinct pour reconnaître leur route ; là où un Européen serait désorienté, ils n’hésitent jamais [14] […] ». Mais ils sont aussi de redoutables ennemis « que leur étrangeté rend aisément mythifiables, comme les Amazones, les Touaregs ou les fanatiques islamistes du Mahdi [15] ». Dans Cinq semaines en ballon, il n’y a certes pas de place pour les fantasmatiques Amazones d’Afrique centrale, mais les Touaregs sont effectivement vus comme de « dangereux voisins [16] », tout comme les fanatiques Talibas d’El Hadji qui sont le dernier obstacle à franchir avant de pouvoir atteindre le retour à la civilisation, représentée par les Français. L’écrivain reste effectivement empreint de la tradition orientaliste lorsqu’il s’agit de décrire les pays asiatiques tels que la Chine (Hong Kong) et le Japon qui sont vus comme des « pays fantastiques [17] », tandis que l’Inde est associée au « pays du rêve [18] ». Verne exploite alors tous les lieux communs de l’exotisme oriental, en passant par les parfums, les literies, les tissus de soie et l’orfèvrerie, les vapeurs enivrantes et les tabagies, la culture du thé, les fleurs et les fruits suaves, ainsi que les couleurs chatoyantes. Les pays d’Asie deviennent alors les « rêveries exotiques de l’Europe [19] », tout comme l’Afrique qui est aussi sujette à ces fantasmes collectifs. Par conséquent, l’écriture du roman géographique s’ouvre sur une multitude de stéréotypes.
Le roman géographique, vecteur d’imaginaire colonial
La place de l’imaginaire colonial dans le roman géographique pose problème dans le sens où elle contribue à alimenter et à conforter les représentations sociales fantasmatiques des territoires éloignés par le biais de la littérature qui tend à cette époque à l’exagération et à la dramatisation afin de faire sensation, et qui s’étend à travers la société du XIXe siècle, notamment grâce au roman-feuilleton. L’illustration joue également un rôle important dans la mesure où l’image fixe contribue à créer des imaginaires.
En tant que romancier-feuilletoniste, l’écrivain doit conformer son roman géographique aux exigences du roman-feuilleton qui demandent d’appâter le public dans le court espace de texte que lui accorde le journal. Verne réussit admirablement à conformer le roman géographique aux exigences du feuilleton, et notamment en se servant des procédés du roman d’aventures (multiplication des péripéties, situations périlleuses qui menacent de ruiner l’objectif des personnages, exploits effectués par ces derniers, suspens). Les titres mêmes de ses œuvres se conforment aux exigences du genre qui préfère bannir les titres communs.
L’illustration se développe notamment grâce la technique du bois debout, et apparaît dans la presse à partir des années 1830, ainsi que dans la presse de voyage qui connaît alors un grand succès, car la presse imagée attire et éveille la curiosité et le divertissement du lectorat. L’illustration devient très vite l’un des éléments caractéristiques du roman géographique de Jules Verne. Les directives de Verne concernant les illustrations sont sévères puisque le romancier surveille de près ses dessinateurs, afin qu’ils dépeignent convenablement les décors géographiques de ses romans. L’image répond toujours aux codes figuratifs de la représentation, y compris l’illustration réaliste et l’illustration de paysage. L’illustration est donc vectrice d’imaginaire dans la mesure où elle transfigure la réalité, d’autant plus qu’elle s’appuie sur un texte lui-même transfiguré. L’imaginaire colonial est alors décuplé, car l’image participe à accentuer les représentations communes déjà véhiculées dans le texte. Cependant l’illustration, n’en reste pas moins stéréotypée, et bien qu’elle puisse être porteuse de sens et d’une part de vérité [20], elle pose problème dans le sens où elle apparaît « comme une formule simplifiée, comme la condensation d’une réalité plus complexe [21]. ». L’illustration est donc généralisante, et occulte une grande partie des cultures et des paysages traités dans le roman géographique.
De toute part, la société semble manifester un vif intérêt pour les généralités raciales et ethniques, y compris du côté de la science vers laquelle Verne se tourne. Ces théories raciales, mêlées au darwinisme, prennent effectivement leur ampleur durant le siècle de l’écrivain. Du fait de son statut scientifique, le racialisme — courant de pensée qui se fonde sur l’idée selon laquelle l’espèce humaine ne constitue pas un ensemble homogène mais est divisée en plusieurs races — influence fortement l’écrivain qui se prête à cette catégorisation raciale. Cette forme de pensée mène l’écrivain à la racialisation, c’est-à-dire à une hiérarchisation par ordre de supériorité de l’humain, dévoilant par la même occasion les jugements de valeur du narrateur. En parallèle, ces théories raciales issues de la science, pénètrent également la pensée politique jusqu’aux dernières années du siècle ; en attestent les paroles de Jules Ferry. Ce qui mène inévitablement à la démarcation forcée entre l’Européen et l’Autre, privilégiant de ce fait généralités et stéréotypes. Par conséquent, pratiquement tous les éléments donnés par Verne sur l’étranger correspondent à des idées — scientifiques ou sociales — reçues voire mystifiées par les ethnotypes, que le personnage soit Africain, Asiatique, Américain ou même Européen. Finalement, le roman géographique dévoile davantage l’expression de la doxa contemporaine que la véritable découverte du monde.
En bref, la représentation mimétique du monde colonial se conforme en réalité aux normes et à l’imaginaire collectif de la doxa sociétale, et notamment bourgeoise dans laquelle vit Verne. Le mythe et le stéréotype sont récurrents dans ses écrits, et s’ils sont en partie mobilisés afin de faciliter la plongée du lecteur en territoire inconnu et dépaysant, l’effet d’immersion est en quelque sorte ruiné. En mobilisant des formes médiatiques en plein essor, à savoir le roman-feuilleton et le roman illustré, l’écrivain participe à propager et à cimenter les imaginaires collectifs, faisant de cette littérature l’une des sources médiatrices majeures de ces derniers.