« J’ai beaucoup d’amis juifs », a déclaré Poutine lors d’un forum économique annuel organisé à Saint-Pétersbourg, « qui disent que Zelensky n’est pas juif, qu’il est une honte pour le peuple juif ». Les origines juives de Zelensky posent depuis longtemps un problème gênant pour la propagande russe qui appelle à la « dénazification » de l’Ukraine. Cela ne correspond pas à l’image d’une Ukraine présentée comme un État nazi que la Russie serait en train de libérer. Mais il n’y a rien qu’un diplomate habile ne puisse résoudre. L’année dernière, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov avait laissé entendre qu’Hitler avait lui aussi « du sang juif » : « [Le fait que Zelensky soit juif] ne signifie absolument rien. Les intellectuels juifs disent souvent que les plus fervents antisémites sont généralement juifs. »
La phrase « Je ne suis pas antisémite, j’ai des amis juifs » est évidemment un grand classique, une démonstration typique convoquée par les antisémites dans le déni. Mais est-il vraiment important de savoir si Poutine est personnellement antisémite ou non ?
Pendant des années, lorsqu’ils se demandaient si la situation ressemblait déjà à celle de l’Allemagne de 1933 ou plutôt à celle de l’Union soviétique de 1937 et s’il était temps d’émigrer, les libéraux russes ont eu recours à un argument de poids : « Tout va certes mal, mais au moins Poutine n’est pas antisémite ! » On présentait comme preuves le fait qu’il compte plusieurs Juifs notoires parmi ses amis de toujours, son soutien public à Israël et ses fréquentes dénonciations publiques de la xénophobie. En 2023, il n’est désormais plus question de savoir si Poutine lui-même nourrit ou non des préjugés antisémites. La logique même de son régime et les forces qu’il a déchaînées au niveau national et mondial ont rendu le surgissement de l’antisémitisme inévitable. Et oui, il est déjà là.
La semence de Satan
La présence palpable de sous-entendus antisémites dans la rhétorique politique, les répressions et les interactions quotidiennes sont des marqueurs importants de la dégénérescence en cours du système politique et des « normes » qui maintiennent l’unité de la société, des normes qui sont en train de se désagréger sous nos yeux. Tout comme dans les dernières années du stalinisme la montée de l’antisémitisme signalait à la fois la paranoïa isolationniste du public et la recherche hystérique de nouveaux ennemis par le régime, la réémergence actuelle de l’antisémitisme est aussi un miasme signalant la décadence morale des corps sociaux et politiques.
Les discours antisémites actuels n’ont pas besoin d’être logiques ou cohérents, leur efficacité réside dans le fait d’enraciner dans les consciences certains concepts à la mode, comme les mots « sectes », « traîtres », « Juifs », « élites mondiales », « russophobes », « satanisme ». L’héritage culturel des campagnes antisémites et anti-occidentales soviétiques est un terreau fertile qui fait le reste. Ce qui est nouveau ici, c’est le passage d’un antisémitisme latent, autrefois condamné publiquement, à des insinuations antisémites manifestes ou à peine voilées, exprimées sans complexe par les conseillers, diplomates et propagandistes de Poutine, et qui ne suscitent plus d’embarras.
Un manuel de soldat datant de 2022 et approuvé par le ministère de la Défense explique aux recrues fraîchement mobilisées les objectifs de l’invasion russe en Ukraine : « L’Ukraine en tant qu’État n’existe pas, c’est un territoire de l’ex-URSS temporairement occupé par un gang terroriste. Tous les pouvoirs y sont concentrés entre les mains de citoyens d’Israël, des États-Unis et du Royaume-Uni. Ils ont orchestré le génocide des habitants indigènes. […] Aujourd’hui, nous tous, Russes orthodoxes et musulmans, bouddhistes et chamanistes, luttons contre le nationalisme ukrainien et le satanisme mondial qui le soutient.{} »
Ce passage reprend apparemment l’article de 2019 signé par Sergueï Glaziev, conseiller économique de Poutine à l’époque, dont les insinuations antisémites étaient encore plus explicites. Glaziev affirmait que le soutien des États-Unis à Zelensky était un signe que les Américains agissaient de mèche avec les forces d’extrême droite en Israël afin de mettre en œuvre un transfert massif de Juifs israéliens. Ces derniers seraient prétendument lassés de la guerre sans fin au Moyen-Orient et souhaiteraient s’installer au sud-est de l’Ukraine, dans des territoires qui, selon Glaziev, auraient été « nettoyés » des Russes ethniques par le régime de Kyïv. Le « satanisme mondial », principal ennemi de la Russie en Ukraine, a de nouveau fait les gros titres fin 2022 lorsque l’ancien président Medvedev a déclaré que la Russie se battait « pour arrêter le chef suprême de l’enfer, quel que soit le nom qu’il utilise : Satan, Lucifer ou Iblis ».
Cette nouvelle obsession pour le « satanisme » est plus qu’un simple débordement de la rhétorique apocalyptique de l’Église orthodoxe russe concernant la guerre en Ukraine. Elle signale l’ajout d’un nouvel épouvantail au répertoire des différents maux que la Russie combat prétendument en Ukraine, outre les références aux « Juifs » ou aux « sectes ».
La rhétorique extrême d’un autre officiel russe nous offre encore un cas d’école pour prouver comment ce trope des « cultes sataniques » s’inscrit dans le répertoire des nouveaux antisémites de l’establishment. Dans sa chronique pour l’hebdomadaire le plus populaire du pays en octobre 2022, le général deux étoiles Alexeï Pavlov, assistant de Nikolaï Patrouchev, chef du Conseil de sécurité de la Russie, parlait de la nécessité de « dé-sataniser » l’Ukraine. Selon lui, elle serait devenue une énorme secte totalitaire dirigée depuis Washington et abriterait des centaines de cultes néopaïens, parmi lesquels, selon Pavlov, figurerait le mouvement juif hassidique orthodoxe Habad-Loubavitch, très populaire en Europe centrale et orientale. Patrouchev s’est empressé de s’excuser pour son assistant, qui a été limogé par Poutine trois mois plus tard, sans aucune raison ni explication publique. Le grand rabbin de Russie, Berel Lazar, habituellement conciliant, a exprimé son indignation face à cet incident, mettant en garde contre le début d’une « nouvelle ère dans les relations entre la Russie et les Juifs ».
Cette nouvelle ère a récemment été inaugurée par ce que de nombreux observateurs ont déjà reconnu comme la première affaire ouvertement antisémite de l’histoire russe récente : Jénia Berkovitch et Svetlana Petriïtchouk ont été récemment arrêtées et accusées de « justifier le terrorisme » à cause de la pièce Finist yasny sokol (Finiste - Vaillant faucon) écrite par Petriïtchouk et mise en scène par Berkovitch en 2021. La pièce raconte l’histoire de femmes russes qui ont été attirées par des radicaux islamiques pour les rejoindre en Syrie et qui ont ensuite été condamnées à des peines de prison en Russie pour leurs « liens » avec l’EI. Dans l’affaire Berkovitch, l’accusation a employé une équipe de pseudo-experts pour analyser la pièce. Parmi eux, un certain Roman Silantiev, docteur en histoire et inventeur de la pseudo-science de la « destructologie » qui traite des « cultes destructeurs et de l’extrémisme »1.
Au début de sa carrière, Silantiev a travaillé pour le département des relations ecclésiastiques extérieures du patriarcat de Moscou et s’est fait passer pour un spécialiste de l’islam. Son livre sur le sujet, sorti en 2005, a rendu furieux le conseil des muftis de Russie, qui a déclaré qu’il avait enfreint « les normes les plus élémentaires de l’éthique et de la morale universelles » en répandant des obscénités et des ragots sur la vie privée des chefs religieux de la communauté. Depuis, Silantiev s’est intéressé à d’autres religions, mettant volontiers à disposition du FSB ses services d’expert pseudo-scientifique, et a contribué à mettre des centaines de personnes derrière les barreaux, dont de nombreux musulmans et témoins de Jéhovah. Cet expert autoproclamé du fait religieux a également affirmé que les Ukrainiens professaient la « religion de l’ukrainisme » et répandaient le satanisme. Il a appelé à l’interdiction du satanisme en Russie. Il fallait donc s’attendre à ce que Silantiev finisse par poser son regard vigilant sur les Juifs.
Dans une interview, Roman Silantiev a expliqué son soutien à l’arrestation de Berkovitch et de Petriïtchouk de la manière suivante : « [Les productions théâtrales] justifiant le terrorisme sont absolument inacceptables […] même lorsqu’elles sont réalisées par des personnes qui ont, pardon de le dire, des origines juives. Ce n’est pas la première fois que je vois cela : des Juifs soutenant activement les wahhabites. On dirait qu’ils font cela uniquement pour contrarier les Russes. Nous avons tout un groupe de Juifs qui a rejoint cette organisation [l’EI] et pour qui cela a été un sympathique dernier voyage. Quand je vois des Juifs défendre ces actions alors même que les wahhabites veulent massacrer tous les Juifs… c’est tout simplement post-moderne. Pourtant cette pièce est chez nous, elle est jouée dans des théâtres de premier plan. Nous devons mettre fin à ce scandale. »
Les traîtres libéraux
Le cas de Berkovitch est également intéressant parce qu’il active un autre puissant trope antisémite : pour les médias officiels et une grande partie du public réceptif, « un Juif » est devenu un raccourci de langage permettant de désigner les libéraux, la proverbiale « cinquième colonne » de traîtres qui fuient (« trahissent ») le pays et ne soutiennent pas sa guerre. Avec sa position anti-guerre sans ambiguïté, Berkovitch correspond parfaitement à cette définition, bien qu’elle ait choisi de rester en Russie. Ce procédé est en gestation depuis un certain temps déjà et s’est manifesté dans toute une série de scandales publics sous forme d’attaques ciblées contre des personnalités libérales d’origine juive. De manière systématique, les agresseurs n’ont eu à subir aucune conséquence, la notoriété acquise ayant stimulé leur carrière plutôt que de la détruire.
En 2012, l’écrivain et militant politique ultranationaliste Zakhar Prilepine rédigeait une « Lettre à Staline », soi-disant au nom de la « communauté des libéraux russes » qui, selon Prilepine, diabolisent Staline alors qu’ils devraient lui être reconnaissants d’avoir « sauvé [leur] tribu ». Voici ce que dit cette lettre : « Sans toi, [Staline], nos grands-pères et nos arrière-grands-pères auraient été assassinés dans des chambres à gaz… et la question aurait été définitivement réglée. Tu as massacré sept générations de Russes pour sauver notre semence. Quand nous vous disons que nous avons nous aussi fait la guerre, nous sommes conscients que nous n’avons combattu qu’en Russie, avec la Russie, sur le dos du peuple russe. ». Dans cette lettre, Prilepine ne mentionne pas le mot « juif », mais les références à l’Holocauste dévoilent clairement la véritable cible de l’attaque. Cette lettre antisémite n’a aucunement nui à sa carrière : Prilepine a continué à recevoir d’importants prix littéraires en Russie, il a participé à plusieurs reprises à la Foire du livre de Francfort, même après être devenu officier supérieur de la République populaire de Donetsk autoproclamée et s’être vanté dans des interviews d’avoir tué un grand nombre d’Ukrainiens.
L’année suivante, Leonid Gozman, journaliste et homme politique de l’opposition, a publié une critique d’une nouvelle série télévisée, dans laquelle il comparait le SMERSH, le célèbre service de renseignement de l’Armée rouge, à la SS, et le NKVD à la Gestapo. Le lendemain, une journaliste de la rédaction du tabloïd le plus populaire du pays publiait un article choc disant : « Parfois, on regrette que les nazis n’aient pas fabriqué des abat-jour avec la peau des ancêtres des libéraux d’aujourd’hui. Nous aurions moins de problèmes. » Le titre a rapidement été modifié en : « Les libéraux révisent notre Histoire afin de couper l’herbe sous le pied à notre pays ». Pourtant, l’article original est devenu viral et la journaliste a gardé son emploi.
Au printemps 2014, une affiche géante a été accrochée sur la librairie centrale de Moscou, manifestement avec l’accord des autorités. Au-dessus des visages des personnalités de l’opposition qui ont dénoncé l’annexion de la Crimée, on trouvait ces mots : « La cinquième colonne : des étrangers parmi nous ». L’un des « traîtres » représentés, Boris Nemtsov, a été assassiné dix mois plus tard. Dans la lettre de condoléances destinée à la mère de Nemtsov, âgée de 87 ans, Poutine s’est adressé à elle en utilisant le nom Eïdman, son nom de jeune fille à consonance juive. Depuis des générations, les Juifs soviétiques excellent à reconnaître les subtils signaux de danger venant « d’en haut ». Par exemple, l’acte qui consiste à « démasquer » le « vrai » nom juif de quelqu’un est clairement perçu comme antisémite.
Les Juifs russophobes
La haine de tout ce qui est russe et la destruction subversive de la culture russe est l’une des accusations antisémites les plus populaires. L’argument émerge non seulement au cours des scandales publics, mais aussi dans les échanges privés, « en vrai » ou en ligne. Au cours de l’été 2022, Assia Stein, professeur de littérature à Moscou, a partagé sur Facebook une lettre qu’elle avait reçue de la mère indignée d’une de ses anciennes élèves. Cette dernière avait été choquée de découvrir les posts Facebook anti-guerre de Mme Stein, des posts écrits « alors qu’elle vivait avec un pied en Israël ». Furieuse, elle a accusé Mme Stein d’« humanisme sélectif soutenu par Soros et Khodorkovsky » et de bourrer le crâne de ses enfants d’« absurdités dangereuses prenant l’apparence de littérature russe classique ». Elle écrit : « Il est vraiment étonnant de voir comment les gens comme vous se sont permis de parasiter la littérature russe tout en détestant la Russie. Ne prétendez pas que vous ne détestez que le régime, même si vous vous acharnez à le nier. Vous détestez un régime qui est soutenu actuellement par des millions de personnes dans le pays. Votre haine s’adresse donc aussi à toutes ces personnes, à moi et à ma famille. La Russie ne peut être vaincue, elle ne peut être détruite que de l’intérieur. J’espère vraiment que cela n’arrivera pas, quels que soient vos efforts. Arrêtez de faire de l’argent sur le dos de Pouchkine et de Dostoïevski et passez à des écrivains de votre genre : Oulitskaïa, Bykov, Akounine, etc. » (tous les écrivains mentionnés sont d’origine juive).
Berkovitch aussi est vilipendée en tant qu’étrangère calomniant son propre pays. Après son arrestation, le site d’information pro-gouvernemental Life.ru publiait un article intitulé « Une famille de russophobes acharnés : pourquoi la réalisatrice Berkovitch déteste la Russie », qui raconte l’histoire de la grand-mère de la réalisatrice, Nina Katerli, autrice et militante des droits humains, et de ses parents (son père réside actuellement en Israël) en liant leurs activités « anti-russes, calomnieuses et libérales » et leur soutien à l’Ukraine à leurs origines non-russes. Le message est clair et résumé dans ce sondage proposé aux lecteurs à qui l’on pose la question suivante : « Pourquoi Berkovitch et ses proches n’aiment-ils pas la Russie ? » Quatre réponses sont alors possibles : 1) C’est probablement un atavisme familial ; 2) Peut-être reçoit-elle des subventions occidentales ; 3) Ce sont ses convictions ; 4) Laissons l’accusation s’en charger.
La théorie du complot
L’antisémitisme a toujours été une caractéristique de l’expérience juive en Russie, quelque chose « dans l’air », un subtil sous-entendu pas nécessairement exprimé. Toutefois, au milieu des années 2000, l’antisémitisme paranoïaque brut, qui était l’un des marqueurs de la fin de la période soviétique et du début des années 1990, incarné par le célèbre groupe d’extrême droite Pamiat, avait pratiquement disparu du domaine public. L’animosité à l’égard des Juifs a été éclipsée par une nouvelle priorité : l’aversion pour les populations à la peau mate, principalement musulmanes, qui sont devenues une partie visible du tissu social dans les grandes villes avec l’afflux de travailleurs immigrés d’Asie centrale et du Caucase.
Contrairement à l’antisémitisme, les sentiments anti-migrants et l’islamophobie ont été mobilisés dans les campagnes parlementaires et la rhétorique politique, utilisés comme arme par certains dirigeants de l’opposition, et ont déclenché des violences à caractère racial. Au niveau de la rhétorique publique, le Kremlin a dénoncé la xénophobie et a fait étalage de son prétendu philosémitisme et de son soutien public à Israël, mais il a établi une distinction cruciale entre le nationalisme ethnique isolationniste qu’il a officiellement condamné, et le nationalisme impérial russe plus large qui est devenu le cadre dominant du poutinisme, en particulier après 2014.
Avec le temps, les Russes ont semblé s’habituer à la présence de l’« Autre » musulman et migrant dans les grandes villes du pays. Les nouveaux arrivants étaient perçus comme un groupe étranger, mais loyal et soumis, menaçant en termes de nombre, mais facilement identifiable et contrôlé par des politiques d’exploitation de la main-d’œuvre, une législation migratoire restrictive, etc. Il en va tout autrement des Juifs : à la fois visibles et camouflés, appartenant au groupe mais séparés, ils ont toujours été considérés comme indûment privilégiés, traîtres et déloyaux : ils incarnent l’« altérité parmi nous ».
La radicalisation et l’isolement croissants de la Russie après 2014 ont fait de Poutine le leader autoproclamé de l’extrême droite mondiale, toujours plus enclin à soutenir les groupes internationaux les plus radicaux et les plus xénophobes. RT a donné la parole à plusieurs reprises à des théoriciens du complot, des néonazis, des membres de l’AfD (Alternative für Deutschland), des suprémacistes blancs et des antisémites. RT a notamment offert une tribune à Ryan Dawson, négationniste notoire se présentant comme un « militant de la paix » et l’« expert » bien-aimé de la chaîne sur une pléthore de sujets. En 2015, RT a diffusé une séquence antisémite dénonçant Hillary Clinton comme une « candidate des Illuminati » parce que l’entreprise technologique qui travaillait pour sa campagne avait un logo ressemblant vaguement au triangle des Illuminati et que sa société mère avait un nom hébreu, c’est-à-dire des « bailleurs de fonds parlant hébreu ».
Sur le front intérieur également, diverses théories du complot ont contribué à combler le vide idéologique au cœur du régime, et à contaminer l’imagination du public. Cela s’est manifesté de diverses manières : dans l’attitude négationniste des Russes à l’égard de la pandémie de COVID-19 et, actuellement, dans le déni généralisé des atrocités commises par les Russes en Ukraine. En un sens, l’antisémitisme est une théorie du complot qui alimente divers discours, de la corruption de la culture et de l’exploitation économique à la cabale mondiale, et offre un répertoire pratique d’ennemis interchangeables : « élites occidentales mondialistes », « satanistes », « cinquième colonne », « libéraux », « russophobes », qui peuvent tous être remplacés par le mot de code « juif ».
La guerre contre l’Ukraine, que la Russie conçoit comme la continuation de la Seconde Guerre mondiale et de la lutte contre les « nazis », est menée dans l’espace réel où l’Holocauste a eu lieu, et aussi, sémantiquement, dans les « terres de sang » historiques, selon l’expression de Timothy Snyder, qui recoupent et évoquent les questions de la judéité et de l’antisémitisme, réactivant ainsi toutes sortes de discours révisionnistes.
« Les Russes sont les nouveaux Juifs »
La propagande russe utilise les accusations d’antisémitisme et de responsabilité historique de l’Holocauste afin de justifier son agression militaire contre l’Ukraine. Dans cette logique, le « nazi », l’antisémite, l’« agresseur » est toujours l’autre, tandis que la Russie dispute de plus en plus la place de principale victime, ce que traduit l’expression populaire : « Les Russes sont les nouveaux Juifs ». Un nouveau discours s’est développé ces dernières années, qui considère toute critique des actions russes comme une expression de « russophobie », qui est comparée à l’antisémitisme. En 2017, interrogé par la journaliste américaine Megyn Kelly sur la possible ingérence de la Russie dans les élections américaines de 2016, Poutine a comparé ces accusations à de l’« antisémitisme » : « Quand quelqu’un est stupide et inepte, alors les Juifs sont toujours à blâmer. Nous savons à quoi mènent de telles attitudes : rien de bon ne peut en sortir. » En 2022, il a de nouveau comparé l’avalanche de sanctions occidentales contre la Russie à des attaques antisémites : « L’Occident a laissé tomber son masque de civilité et a commencé à agir de manière belliqueuse. Cela mérite une comparaison avec les pogroms antisémites de l’Allemagne fasciste. » Il n’est donc pas surprenant que le président du Conseil russe des droits de l’Homme ait demandé l’adoption d’une nouvelle loi qui criminaliserait la « russophobie », laquelle, selon ses collègues, pourrait être classée comme une forme d’extrémisme.
L’assimilation de l’antisémitisme à la « russophobie » a fait mouche auprès du grand public russe, désireux de se présenter comme la principale victime de la guerre contre l’Ukraine et des sanctions occidentales. Le groupe de rock pro-Kremlin Leningrad a enregistré une chanson intitulée « Vkhoda net » (« On ne les laisse pas entrer ») dans laquelle le chanteur dénonce le « génocide perpétré contre les Russes » et dit aux Européens : « Pour vous, le Russe est le nouveau jid [youpin]. Vous aimeriez bien nous brûler tous dans un four ! » (« Rousski dlia vas – eto novy jid. Sjetch by nas vsekh v petchi ! »). Dans la vidéo qui accompagne la chanson, les danseurs sont vêtus de chemises folkloriques russes sur lesquelles sont cousues d’énormes étoiles de David.
La volonté de se présenter comme une victime a refait surface à l’autre bout du spectre politique, chez les libéraux anti-guerre dénonçant l’interdiction partielle de visas imposée par l’UE. Mes réseaux sociaux ont notamment été inondés de discussions pleines de parallèles pseudo-historiques dans lesquelles l’interdiction de visas a été interprétée comme une manifestation de russophobie, et les émigrés russes refoulés à la frontière estonienne ont été comparés aux passagers du paquebot Saint Louis qui fuyaient la persécution nazie en 1939 (sur les quelques 2 000 passagers de ce « voyage des condamnés » qu’aucun pays nord-américain n’a voulu admettre sur son territoire, et qui ont finalement dû retourner en Europe, 254 ont été assassinés par les nazis). Alors que les États baltes et la Pologne invoquent des risques sécuritaires et évoquent les souvenirs encore très douloureux de l’occupation soviétique, les Russes anti-guerre recyclent les arguments que le Kremlin utilise dans la guerre mémorielle qu’il livre à ses voisins d’Europe de l’Est : « Ces pays ont également un passé horrible : ils ont assassiné des Juifs pendant l’Holocauste et désormais, ils essaient de nous enfermer dans le même pays que Poutine ! »
Cette tendance à tout relativiser, ce « whataboutism »2. [1]
, sont des effets secondaires logiques d’une vision du monde qui place toujours la Russie et les Russes au centre des événements, qui en fait les victimes ultimes en insistant sur leur absence totale d’action politique ou morale. L’empressement avec lequel cette perception de soi est intériorisée par les opposants au régime, y compris les Juifs russes faisant partie de l’opposition, dont on pourrait penser qu’ils aient un niveau de compréhension plus élevé, est un autre signe de l’ampleur avec laquelle ce réservoir d’idées et les instruments discursifs qui les servent ont saturé la conscience russe, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
Un régime affaibli ne peut s’empêcher d’activer le levier de l’antisémitisme après avoir épuisé les nombreuses autres cibles de haine. En 2023, la haine et la peur paranoïaque sont déjà si présentes dans l’atmosphère morale de la Russie qu’elles empoisonnent tous ceux qui les respirent.
Cet article a d’abord été publié par le Frankfurter Allgemeine Zeitung, traduit par Desk Russie et relu par Clarisse Brossard
1. Suite au tollé provoqué par cette « expertise », le ministère de la Justice russe l’a récemment désavouée affirmant qu’elle ne pouvait servir de preuve au procès. Une nouvelle expertise est exigée, mais les jeunes femmes restent en détention provisoire. [NDLR] ↩
2. Sophisme visant à dévier une critique par des références à d’autres problèmes, réels ou supposés. [NDT] ↩