Joachim Gauck et l’apprentissage de la démocratie

Joachim Gauck, ancien pasteur de Rostock, membre fondateur du Neues Forum en 1989, ancien directeur de l’institution qui a géré les archives de la Stasi après la réunification, a été élu président de la République fédérale d’Allemagne, le dimanche 18 mars, à une écrasante majorité de l’Assemblée fédérale. Il était le candidat commun des chrétiens-démocrates, des sociaux-démocrates et des Verts. Seul le parti de la gauche radicale, Die Linke, avait présenté une autre candidate en la personne de Beate Klarsfeld. En octobre 2010, Joachim Gauck avait donné une conférence à la Maison Heinrich Heine de la Cité universitaire. A un public nombreux et jeune, il avait fait partager son enthousiasme pour l’engagement du citoyen dans la démocratie. Joachim Gauck a été élu à la suite de la démission de Christian Wulff, le candidat que la chancelière Angela Merkel avait imposé en 2010. Nous republions ci-dessous le compte rendu de sa conférence à la Maison Heinrich Heine.

 Au commencement était la fin du livre de mémoires que Joachim Gauck a publié au début de l’année (Winter im Sommer, Früling im Herbst – L’hiver en été, le printemps en automne, Ed. Siedler, Munich) : « Aujourd’hui, on célèbre le soixantième anniversaire de la Loi fondamentale de la République fédérale (…) Le soleil brille sur Berlin. Le soleil brille en moi. Je m’assoie sur le mur devant le Reichstag. Derrière moi flotte le drapeau aux couleurs noir, rouge, or. « Viens, dis-je à la personne qui m’accompagne, photographie-moi ». La femme est intelligente et est originaire de l’Ouest. Elle dit : « Mais tout de même pas ici, devant ce drapeau ! » Je réponds : « Si, justement ici ».

Pas à cause d’un quelconque chauvinisme. Mais parce que Joachim Gauck veut en finir avec ce qu’il appelle un « nationalisme négatif » qui a imprégné les Allemands de l’Ouest comme de l’Est, pour des raisons différentes, dans les décennies de l’après-guerre. Comme l’ont dit avant lui beaucoup de ses compatriotes, il était difficile de croire en Dieu et de croire en la civilisation allemande après Auschwitz. Les Allemands ont cultivé une « culture de la distance par rapport à leur propre nation ». Dire que l’on était fier d’être allemand, était une phrase pendant longtemps impensable. Mais après soixante ans de République fédérale à l’Ouest et après vingt ans de réunification, la phrase est devenue possible et, affirme Joachim Gauck, nécessaire. Il faut en finir avec une relation névrotique à la nation parce que ces décennies ont été marquées par la liberté, l’Etat de droit, le respect des droits de l’homme et la paix avec les voisins, pour la première fois dans l’histoire de l’Allemagne.

Pas de « troisième voie »

Joachim Gauck sait de quoi il parle. Il avait neuf ans en 1949 quand son père, un officier de la marine marchande, a été déporté en Sibérie par la police soviétique, pour avoir échangé des lettres avec sa sœur qui vivait en Allemagne de l’Ouest. Le père revient en 1955, deux ans après la mort de Staline. La famille n’a jamais songé à émigrer à l’Ouest. Honecker vient de Sarre, il peut y retourner s’il le veut. Mais moi, je reste ici, chez moi, au Mecklembourg, disait le père. Etudiant en théologie, puis pasteur à Rostock, Joachim Gauck n’a jamais succombé aux sirènes de « l’Eglise dans le socialisme », un slogan adopté par l’Eglise évangélique est-allemande. Aussi se retrouve-t-il tout naturellement avec les manifestants qui, du printemps à l’automne 1989, protestent contre la manipulation des élections, demandent la liberté de voyager et exigent le respect des droits fondamentaux.

A cette époque-là, il a déjà rompu avec certains intellectuels de gauche favorable à une « troisième voie » entre le communisme et le capitalisme. Comme les dissidents polonais voisins qui ont su rassembler le mouvement ouvrier et les intellectuels critiques, il a compris que le communisme a privé les peuples de l’Est de ce que l’Europe (occidentale) leur a apporté : la liberté et les droits de l’homme.

La plus belle année

« 1989 est la plus belle année de ma vie, dit Joachim Gauck. La liberté est particulièrement belle quand elle est libération », autrement dit, la liberté en acte, comme cette « déesse secrète des Allemands », la sécurité. Tout en rendant hommage à l’action politique d’Helmut Kohl qui a rendu possible « la nouvelle unification » — Joachim Gauck préfère cette expression à celle de réunification, qui pourrait laisser entendre que d’autres terres allemandes perdues après 1945 pourraient être concernées —, il souligne le rôle des manifestants de Dresde et de Leipzig qui ont dit : si nous sommes le peuple, nous pouvons être un peuple (Wir sind das Volk, wir sind ein Volk).

Vingt ans plus tard, deux cultures politiques continuent de coexister en Allemagne. Les ex-Allemands de l’Est, les Ossis, doivent encore apprendre à devenir des « citoyens ». Pour cela, il faut s’entraîner, comme pour jouer au football. On ne naît pas citoyen, on le devient. Et c’est d’autant plus dur après six décennies de dictature, national-socialiste d’abord et communiste, ensuite. « Le pouvoir des puissants vient de l’impuissance des soumis », disait Vaclav Havel.

 Joachim Gauck comprend la déception de certains : « Nous rêvions du paradis et nous avons abouti en Rhénanie-Westphalie », dit-il pour expliquer que ses anciens compatriotes ont dû revenir sur terre après les espoirs, et les illusions, de la révolution pacifique de 1989. Mais il faut affronter la réalité plutôt que de s’enfermer dans l’idéologie dangereuse d’un monde parfait. Pour Joachim Gauck, la politique est l’art de gérer le moindre mal et non la révélation du meilleur des mondes. Une autre dissidente de l’Est, Bärbel Bohley avait formulé ainsi cette déception : « Nous voulions la justice et nous avons eu l’Etat de droit ». Pour Joachim Gauck, il n’y a pas d’opposition radicale entre les deux même si leur relation n’est pas exempte de contradictions. L’Etat de droit, aussi imparfait et perfectible soit-il, est la condition de la justice.