Pendant quelques semaines, l’Allemagne a été un modèle. Modèle de solidarité, d’ouverture, de générosité. Confrontée à une vague de réfugiés sans précédent, les Allemands se sont mobilisés pour les accueillir, multipliant les dons, en nature et en espèces, s’engageant pour organiser la prise en charge, créant des haies d’honneur à l’arrivée dans les gares. Seuls quelques grincheux tiraient la sonnette d’alarme. Ils mettaient l’accent sur les conséquences sociales et culturelles de ces arrivées massives, sur les problèmes logistiques qu’elles posaient.
Ces réserves étaient balayées. « Nous y arriverons », disait Angela Merkel, alors que 61 000 personnes ont débarqué à la gare de Munich depuis le début du mois, dont 20 000 pendant le seul week-end. Les obstacles bureaucratiques à l’accueil des demandeurs d’asile avaient été levés et les accords dits de Dublin, qui obligent les demandeurs d’asile à s’enregistrer dans le premier pays européen où ils entrent, mis de côté.
Mais la riche Allemagne semble avoir surestimé ses moyens. Le dimanche 13 septembre, Angela Merkel a changé de cap. Elle a laissé son ministre de l’intérieur, Thomas de Maizière, annoncer que les autorités ne pouvaient plus faire face. Il était « absolument nécessaire de limiter le flot vers l’Allemagne et d’en revenir à des procédures ordonnées d’entrer sur le territoire », a dit le ministre. Les accords de Schengen sont suspendus, au moins à la frontière avec l’Autriche par où arrivent les réfugiés en provenance de Hongrie et de Serbie. La mesure est « temporaire » sans qu’il soit précisé combien de temps elle durera.
Pression politique
Trois raisons expliquent ce revirement complet. La première est politique. Angela Merkel se trouvait sous une pression de plus en plus forte de son alliée bavaroise, la CSU, qui dès le début a critiqué la politique d’ouverture du gouvernement fédéral. C’est une « erreur dont les conséquences nous occuperons encore longtemps », avait dit le ministre-président de Bavière et président de la CSU, Horst Seehofer. Pour bien montrer quelle était sa philosophie vis-à-vis des réfugiés, il avait invité à Munich le Premier ministre hongrois Viktor Orban. Les critiques de la CSU commençaient à trouver un écho dans le propre parti de la chancelière, la CDU, qui craignait, par cette politique d’ouverture, de donner des arguments aux partis populistes anti-européens, comme l’Alternative pour l’Allemagne, et pire encore d’encourager les groupuscules néonazis qui mettent le feu aux foyers pour immigrés.
Des capacités au bord de la rupture
La deuxième raison qui explique le changement d’attitude du gouvernement est d’ordre pratique. Quoiqu’elle ait d’abord pensé, l’Allemagne n’est pas en mesure de faire face à un afflux d’immigrés qu’elle ne maîtrise pas. Les capacités immédiates d’accueil sont saturées. Les ministres de l’intérieur des Länder, compétents pour organiser l’accueil, ont fait savoir qu’ils n’avaient plus les moyens d’héberger correctement les nouveaux venus. L’Etat fédéral a dégagé 6 milliards d’euros. Cette somme, importante, ne viendra pas grever le budget fédéral en excédent, mais l’argent ne peut pas suffire à faire sauter les goulets d’étranglement quand il s’agit de livrer des tentes ou des logements mobiles. Cette impasse technique s’ajoute à une crainte des responsables locaux qui redoutent un retournement de l’opinion. Celle-ci reste, dans sa grande majorité, favorable à l’accueil des réfugiés mais elle risque de changer si les difficultés s’accumulent.
Appel à la solidarité européenne
La troisième raison est tactique. Elle est intervenue en effet à la veille d’un conseil des ministres de l’intérieur et de la justice des vingt-huit Etats membres de l’Union européenne. Au cours de cette réunion, la proposition de la Commission de répartir les réfugiés selon des critères bien précis entre les différents pays devait être discutée. Elle se heurte à l’opposition des anciens pays de l’Est qui sont très réticents à accueillir des réfugiés, sous des prétextes économiques ou culturels voire religieux.
Jusqu’à maintenant, la pression exercée par l’Allemagne, et à un moindre degré par la France, pour les faire changer d’avis n’a eu aucun effet. Angela Merkel avait choisi la persuasion avant, avait-elle dit, de recourir « à des instruments de torture ». L’image visait à la fois les aides que l’UE accorde à ces pays, en grande partie financées en dernier ressort par l’Allemagne, et les accords sur la libre circulation des personnes. Cette libre circulation permet à des citoyens des pays de l’est d’aller travailler dans les pays de l’ouest de l’Europe. Si les accords de Schengen sont suspendus, voire profondément révisés comme le demandent certains dirigeants de la droite européenne, les premières victimes seront les pays de l’est de l’Union.
Berlin voudrait aussi élargir la liste des "pays sûrs", c’est-à-dire des pays dont les ressortissants ne sont pas éligibles au droit d’asile, comme les Etats des Balkans, par ailleurs candidats à l’entrée dans l’UE. Jusqu’à récemment, ils représentaient 44% des demandeurs d’asile en Allemagne.
« La mesure [prise dimanche par Berlin] est un signal envoyé à l’Europe, a dit Thomas de Maizière. L’introduction des contrôles frontaliers ne résoudra pas l’ensemble du problème. » L’Allemagne attend que ses partenaires prennent une part du fardeau, tout en lançant un avertissement : c’est un des acquis principaux de la construction européenne – à savoir la libre circulation des personnes – qui est en jeu dans la crise des réfugiés.