Ulrich Beck1 débute son dernier ouvrage2 en citant Thomas Mann qui, en 1953, dans un discours devant des étudiants à Hambourg, mettait en garde contre « l’Europe allemande » et préconisait plutôt d’aspirer à une « Allemagne européenne », expression inlassablement répétée lors de la réunification allemande. Selon l’historien britannique Timothy Garton Arsh, peu de personnes avaient cependant prévu la situation actuelle : « une Allemagne européenne dans une Europe allemande ». Cet ouvrage tente d’expliquer comment les circonstances actuelles, et notamment la crise économique et financière, ont conduit à cette situation.
Cette synthèse vise à présenter les principaux arguments et idées exposés par l’auteur de l’ouvrage3.
1. Une Europe déchirée par la crise
Selon Ulrich Beck, malgré les nombreux succès de l’UE, qui nous semblent désormais tellement naturels que nous n’en sommes plus conscients, l’UE reste inachevée. L’UEM souffre en outre d’une erreur originelle : l’absence d’une véritable politique économique de l’UE, qui doit être développée au plus vite. Pour l’auteur, « s’il est des périodes de ‘petite politique’, se contentant de mettre en oeuvre les règles, il en est d’autres requérant une ‘grande politique’ modifiant les règles établies. (…) Et c’est cette ‘grande politique’ dont nous avons besoin pour faire face à la crise de la zone euro, au changement climatique, au capitalisme financier débridé ».
L’effondrement de l’euro n’est d’ailleurs pas le seul drame à éviter : il convient aussi de protéger les valeurs européennes (et notamment l’ouverture aux autres et la tolérance) car « l’Europe n’est rien sans ses valeurs de liberté et de démocratie, sans son origine et sa dignité culturelle ». C’est à l’aune de ces valeurs que se pose de manière cruciale la question de la solidarité. Toutefois, aujourd’hui encore, l’intérêt national (électoral, médiatique ou économique) prévaut largement sur l’intérêt commun.
Ulrich Beck revient ensuite sur le concept de « société du risque », qu’il avait longuement développé dans un précédent ouvrage4. Selon lui, il existe un clivage entre deux logiques, celle du risque et celle de la démocratie : « quel degré de démocratie une catastrophe imminente laisse-t-elle encore subsister ? ».
L’évolution future de l’UE pourrait être menacée par quatre types de tensions :
· Renforcement de l’UE vs. renforcement des États membres : le risque d’effondrement incite les « architectes de l’Europe » à rêver d’une nouvelle Europe. Il est nécessaire de comprendre que la souveraineté nationale doit être abandonnée et que la souveraineté ne peut être retrouvée qu’au niveau de l’UE, sur la base de la coopération.
· Une action prescrite par le danger vs. interdite par la législation : les « architectes de l’Europe » appellent à plus d’Europe en raison de l’imminence du danger, mais la législation leur interdit cette évolution. Il existe donc une tension entre les souverainistes qui privilégient une « action illégitime mais légale » et les architectes de l’Europe qui favorisent « une action illégale mais légitime ».
· Logique de la menace de guerre vs. logique de la menace du risque : alors que la guerre est quelque chose de clairement identifié et quantifiable, le risque n’est pas concret et il n’existe généralement pas d’intention de nuire.
· Capitalisme mondial vs. politique nationale : « les architectes de l’Europe sont convaincus d’avoir de bonnes solutions aux problèmes actuels mais ces solutions sont susceptibles d’être très impopulaires dans les États membres et donc de nuire à la réélection des gouvernements nationaux ».
2. Un nouvel équilibre des forces en Europe
La crise économique et financière a conduit à de fortes évolutions de l’équilibre des forces en Europe. Aujourd’hui, il existe plusieurs voix en Europe, mais seule celle d’Angela Merkel semble se faire entendre.
Ce déséquilibre européen se retrouve notamment dans trois dimensions :
· membres de l’UEM vs. membres de l’UE uniquement : les pays non membres de l’UEM ne participant pas aux décisions importantes relatives aux réformes institutionnelles de l’UEM (et donc de l’UE), ils devraient être incités à envisager rapidement leur adhésion à l’UEM. Jusque très récemment, un veto de leur part était néanmoins possible (cf. le vote du Royaume-Uni concernant le Pacte budgétaire).
· pays créanciers vs. pays endettés : les pays endettés dépendent des pays créanciers, ce qui peut laisser penser à la mise en place d’une sorte de « fédéralisme ou de néo-colonialisme, voire de féodalisme ». Ulrich Beck distingue par ailleurs les « outsiders externes », c’est-à-dire les États membres de l’UE mais pas de l’UEM et les « outsiders internes », membres de l’UE et de l’UEM mais qui doivent demander de l’aide et donc accepter des abandons de souveraineté et des atteintes à leur dignité nationale.
· l’Europe à deux vitesses : le fait que certains États membres puissent avancer plus rapidement que d’autres dans certains domaines n’est pas une idée nouvelle. Joschka Fischer l’avait évoqué dans un important discours de 2000, même s’il est revenu depuis sur cette possibilité. Cette différenciation est « devenue réalité dans toutes les instances de légitimation démocratique », notamment entre les pays endettés et les « architectes de l’Europe ».
Dans ces trois dimensions, on peut observer que l’Allemagne a gagné en puissance. Il s’agit d’un exemple-type « d’effet secondaire inattendu » : « Berlin n’exerce son leadership que contre son gré, de préférence sur le plan économique, rarement en politique extérieure et jamais militairement ».
3. L’Allemagne, une puissance malgré elle
Si l’Allemagne a indéniablement acquis un certain poids en Europe, certains termes restent toutefois tabous : il reste préférable de parler de « responsabilité » et non de « puissance », « d’Europe, de paix, de coopération ou de stabilité économique » et non « d’intérêts nationaux » ou encore de « leadership » et non de « direction » (Führung). Le terme « d’Europe allemande » reste lui-même très contesté car faisant référence à une « formule contaminée par l’Histoire » et à un tabou encore très sensible, car mettant des mots sur une situation de fait.
Compte tenu de la puissance qu’elle a acquise, l’Allemagne « ne peut pas se payer le luxe de ne pas prendre de décision » sur la grande question touchant actuellement l’Europe : « être ou ne pas être ».
La construction européenne était initialement pensée pour éviter tout nouveau conflit entre voisins (il s’agissait de régler la « question allemande ») et ne reposait pas nécessairement sur des intérêts communs. L’Allemagne su intégrer les valeurs occidentales (liberté, capitalisme, démocratie) par le biais de la construction européenne. Elle estime que de son côté, elle a « appris sa leçon » en devenant un « modèle de démocratie, de sortie du nucléaire, d’économie, de pacifisme ». Au vu de son histoire, « il s’agit de la meilleure Allemagne qu’on ait jamais eue ».
Beaucoup d’Allemands éprouvent toutefois une sorte de « nostalgie pour la normalité », après des années de « confession des péchés du national-socialisme ». Désormais, les Allemands veulent « être plutôt considérés comme des professeurs et des esprits moraux éclairés en Europe » ; ils estiment qu’ils ont la « tâche historique » de « préparer les Grecs, les Italiens et les Espagnols aux marchés mondiaux ».
Cette « Europe allemande », qui entraîne une dépendance hiérarchique entre les pays, peut avoir de nombreuses conséquences sociales, et notamment une perte de foi en l’Europe et une perte de confiance réciproque des citoyens. En effet, selon Ulrich Beck, la confiance européenne repose sur quatre principes :
· principe de justice (fairness) : les décisions et obligations liées à la construction européenne doivent être considérées par tous comme justes ;
· principe d’égalité : la protection des faibles doit être la priorité ;
· principe de réconciliation : il doit prévaloir malgré la mosaïque d’économies, de pays, de cultures et de démocratie ;
· principe empêchant « l’exploitation » des faibles par les forts.
4. Le « modèle Merkiavel » ou la politique de l’hésitation
Ulrich Beck consacre une grande partie de son ouvrage à développer ce qu’il appelle le « modèle Merkiavel ». Selon Nicolas Machiavel, « le prince ne doit tenir sa parole donnée hier que si elle peut lui apporter des avantages ». Si l’on transpose cette maxime à la situation actuelle, cela donne : « il est possible de faire aujourd’hui le contraire de ce que l’on a annoncé hier, si cela augmente les chances de gagner les prochaines élections ».
Angela Merkel a su « saisir l’occasion pour modifier les relations de force en Europe ». Considérée par certains comme « la reine non couronnée d’Europe », elle tient sa force de son hésitation, tout au long de la crise, à agir mais aussi de sa capacité à changer d’avis par opportunisme politique interne, comme en témoignent les exemples de la sortie du nucléaire ou encore l’acceptation des « euro-bonds ».
Selon Ulrich Beck, le « modèle Merkiavel » repose sur quatre composantes destinées à s’auto-renforcer :
· Quand il s’agit d’aider les pays endettés, Angela Merkel n’adopte pas un oui ou un non franc mais plutôt un « mouais ». Elle veille ainsi à ne privilégier ni les « architectes de l’Europe », qui réclament des garanties allemandes, ni les « souverainistes », qui s’opposent à toute aide. Elle se laisse les deux options ouvertes et préfère conditionner l’octroi de crédits « à la disposition des pays endettés à accepter les conditions de la politique allemande de stabilité ».
· Selon Machiavel, pour que le prince puisse faire passer sa position, il doit « faire preuve de vertu, d’énergie politique et de pugnacité ». Or, « le pouvoir de Merkiavel repose sur le désir de ne rien faire, sur son penchant pour le ne-pas-encore-agir, à agir plus tard, à hésiter ». « Cet art de l’atermoiement sélectif, ce mélange d’indifférence, de refus de l’Europe et d’engagement européen est à l’origine de la position de force de l’Allemagne dans une Europe malmenée par la crise ».
Ainsi, Angela Merkel a su perfectionner cette domination contre son gré, en pratiquant une politique d’hésitation, et l’Allemagne est devenue une puissance hégémonique en Europe grâce à sa puissance économique, et non par les armes.
· Angela Merkel a par ailleurs réussi « la quadrature du cercle : réunir en une seule et même personne la capacité à être réélue dans son propre pays et à passer en même temps pour une architecte de l’Europe ». « Cela veut dire que toutes les mesures nécessaires au sauvetage de l’euro et de l’Union européenne doivent d’abord réussir leur test d’aptitude à l’intérieur des frontières allemandes » et donc « être propices aux intérêts de l’Allemagne et à la position de force de Merkel ».
Machiavel demande dans Le Prince s’il est préférable d’être aimé ou d’être craint : « La réponse est qu’il faudrait l’un et l’autre, mais comme il est difficile d’accorder les deux, il est bien plus sûr d’être craint qu’aimé, si l’on devait se passer de l’un deux ». Angela Merkel applique à nouveau ce principe : « elle veut être crainte à l’étranger et aimée dans son pays », ce qui passe par la formule « néolibéralisme brutal à l’extérieur et consensus teinté de social-démocratie à l’intérieur », qui lui a permis de renforcer sa position de force et celle de « l’Europe allemande ».
Enfin, Angela Merkel veut « imposer à ses partenaires ce qui passe pour être une formule magique en Allemagne au niveau économique et politique (…) : Économiser au service de la stabilité ! ». Mais il s’agit « d’un néolibéralisme d’une extrême violence [coupes claires au niveau des retraites, de la formation, de la recherche, des infrastructures, etc.], qui va maintenant être intégré dans la Constitution européenne sous la forme d’un pacte budgétaire – sans faire cas de l’opinion publique européenne (trop faible pour résister) ».
Ces quatre composantes constituent donc le « noyau dur » de l’Europe allemande. Il convient par ailleurs d’ajouter qu’Angela Merkel a même trouvé la « situation d’urgence à laquelle le prince doit être capable de réagir : l’Allemagne comme ‘aimable hégémon’ (…) se voit contrainte de placer ce qui résulte d’un danger au-dessus de ce qui est interdit par les lois ». « Pour élargir à toute l’Europe, et de façon contraignante, la politique d’austérité de l’Allemagne, les normes démocratiques peuvent, selon Merkiavel, être assouplies ou même contournées ». Les décisions ne sont donc pas prises démocratiquement mais sont le résultat d’une puissance économique.
Toutefois, « la méthode Merkiavel touche[rait] peu à peu ses limites, car il faut bien reconnaître que la politique d’austérité allemande n’a pour l’instant enregistré aucun succès. Au contraire : la crise de l’endettement menace maintenant aussi l’Espagne, l’Italie et peut-être même bientôt la France ». Un contre-pouvoir pourrait ainsi voir le jour pour trouver une alternative à la politique de la chancelière allemande « souvent très populiste, surtout axée sur les seuls intérêts allemands et motivée par la peur de l’inflation ». Cette alternative pourrait « se cale[r] davantage sur la politique de croissance de la Banque centrale américaine ».
5. Un nouveau « contrat social » pour l’Europe
Ulrich Beck plaide pour un nouveau « contrat social pour l’Europe », sur le modèle de « contrat social » de Jean-Jacques Rousseau, qui doit reposer sur plusieurs éléments :
· un renforcement de la liberté : en se basant sur les travaux du philosophe Vincenzo Cicchelli relatifs aux jeunes, il estime qu’il faut davantage concilier l’intégration verticale (institutions européennes et États membres) et l’intégration horizontale (expérience européenne par le biais d’Erasmus par exemple).
· un renforcement de la sécurité sociale : il juge nécessaire de renforcer la solidarité en Europe et de revenir au concept de « communauté européenne ». Il ne faut plus créer de mécanismes de protection pour les banques mais pour les individus.
· un renforcement de la démocratie : la construction européenne est souvent perçue par le biais de ses institutions, et tout renforcement de la démocratie implique donc généralement des réformes institutionnelles. Toutefois, il est nécessaire de considérer la démocratie du point de vue des individus. « Si la capacité d’adopter les perspectives des autres est la condition préalable à la naissance d’une démocratie européenne, alors il nous faut une campagne d’alphabétisation cosmopolite de l’Europe ».
Ulrich Beck est signataire de la tribune « Let’s create a bottom-up Europe »5 signée notamment par Jacques Delors, Helmut Schmidt, Jürgen Habermas, Herta Müller, Senta Berger, Richard von Weizsäcker, Imre Kertész et d’autres grands Européens, appelant à « faire l’Europe » (Doing Europe). Selon eux, la démocratie européenne doit « naître par le bas » car ils ont compris qu’il n’existe pas de « peuple européen » mais une « Europe des individus qui doivent encore devenir les souverains d’une démocratie européenne ». Ces personnalités ont appelé à la mise en place d’une « année européenne de volontariat pour tous », estimant que les échanges ne doivent pas être réservés aux étudiants et aux élites, mais à tous, qu’ils soient travailleurs, chômeurs ou retraités, afin qu’ils puissent faire l’expérience de l’Europe en découvrant un autre pays et un autre espace linguistique.
Selon Ulrich Beck, les individus reprochent à l’architecture institutionnelle de l’UE le fait que, lors des élections européennes, les citoyens ne « décident pas vraiment du destin de l’Europe ». Et même si l’élection portait vraiment sur des thèmes européens, il resterait la question du financement de ces politiques européennes, qui « dépendent encore fortement des moyens financiers des États membres ».
1. Ulrich Beck est professeur émérite de sociologie à l’université Ludwig-Maximilians de Munich. Il est notamment l’auteur de La société du risque.
2. Ulrich Beck, Das deutsche Europa. Neue Machtlandschaften im Zeichen der Krise, Suhrkamp, Berlin, 2012. À paraître en français : Ulrich Beck, Non à l’Europe allemande. Vers un printemps européen, Autrement, Paris, mai 2013. La traduction française n’étant pas disponible au moment de la rédaction de cette synthèse d’ouvrage, les traductions de citations de l’ouvrage sont de l’auteur de cette synthèse ou extraites, pour la partie sur le « modèle Merkiavel » de la traduction du Monde d’un extrait de l’ouvrage d’Ulrich Beck paru initialement dansDer Spiegel.
3. Les opinions exprimées dans l’ouvrage ne sont pas forcément celles de Notre Europe – Institut Jacques Delors.
4. Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Éditions Aubier, 2001 (édition originale : Risikogesellschaft, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1986).
5. « Let’s create a bottom-up Europe », The Guardian, 3 May 2012. Un manifeste en faveur de cette « année européenne de volontariat pour tous » est également disponible en ligne.