D’Europe et du monde, on avait suivi avec une attention inquiète l’élection présidentielle française. A part Vladimir Poutine et Donald Trump, la plupart des dirigeants ont été rassurés par le choix d’un candidat résolument pro-européen. Quelle politique va-t-il conduire ? Il est temps désormais d’examiner l’état de l’Union.
A tous, l’Europe apparaît fragile, inégale dans son développement, menacée par des forces centrifuges. Pour exister, affirme Josef Janning, « l’Europe doit répondre aux besoins des citoyens, elle doit leur offrir prospérité et sécurité. »
Les Vingt-sept cependant ne voient pas les choses de la même manière. Angela Merkel ne croit pas l’Europe capable de s’engager dans de grands changements structurels. Elle aspire à une Europe plus flexible mais pense qu’il faut avancer sur la base des acquis. Les traités pour certains constituent un sorte de blocage. Mais l’euro est une initiative qui a été prise en dehors des traités, et cela montre, dit Josef Janning, qu’il est possible à un groupe d’Etats d’aller de l’avant quand c’est utile, non pas contre les traités, mais « alongside the treaties », explique le directeur du bureau berlinois de l’ECFR. Ce qui est jeu, c’est de garder l’Europe unie, de la maintenir comme ensemble, même différencié.
« Alongside », ce n’est pas « outside ». Il ne s’agit pas de remettre en cause les traités ou de s’en libérer. Mais s’il est difficile de les réviser, il y a beaucoup de choses à faire dans le cadre des traités, remarque Jean-Louis Bourlanges, pas nécessairement à vingt-sept. Or dans le système de l’Union européenne, tout ce qui n’est pas explicitement dévolu à l’Union reste de la compétence des Etats. Et rien n’empêche que quelques Etats partagent ces compétences avec d’autres. Par exemple pour créer un budget de la zone euro.
Mieux vaut faire envie que pitié
« On a un problème avec certains pays européens, Jean-Louis Bourlanges n’hésite pas à le dire, qui veulent quitter l’Union ou mettent en cause des aspects fondamentaux. Les traités, dans ce cas, sont inopérants, lourds, inadaptés », ajoute-t-il en référence aux entorses à l’Etat de droit pratiquées par la Pologne ou la Hongrie. Les sanctionner se traduirait probablement par des réactions obsidionales dans les pays concernés. « Et mieux vaut faire envie que pitié ! » Avançons avec ceux qui respectent les engagements démocratiques et veulent faire plus, et nous n’aurons peut-être même plus besoin des sanctions car d’autres voudront nous rejoindre. Il y a une zone grise le long des traités, et il faut l’exploiter. Parce qu’il n’y aura pas un grand soir de la reconstruction de l’Europe, et qu’il faut répondre à trois défis : la liberté, la solidarité, la sécurité.
Celui de la liberté, l’Europe l’assume assez bien. Ce n’est pas parfait, estime Jean-Louis Bourlanges, mais le bilan est globalement positif.
La solidarité coûte cher, il faut des missions, des concertations, de l’argent ou des engagements militaires. L’Europe a des progrès à faire.
Dans le domaine de la sécurité, « il y a un défaut de puissance. La lutte contre le terrorisme est lourde, le sang des hommes est en jeu. Nous sommes là tout à fait balbutiants. » (Bourlanges)
Ces défis, nous ne les assumerons pas avec tout le monde, conclut-t-il. Nous le ferons à quelques-uns, et c’est alors que nous ferons envie à tous.
Le oui du Président
Emmanuel Macron était presque le seul candidat européen, contre les autres. « Non : dix Oui : un, les oui l’emportent ! » Jean-Louis Bourlanges s’amuse à détourner la formule de Abraham Lincoln. « L’anecdote est restée célèbre. Un jour le président Lincoln (1861-1865) a convoqué son cabinet. Interrogés, ses sept secrétaires ont exprimé à l’unanimité un avis opposé au sien. « Sept oui, un non, le non l’emporte ! » a tranché Lincoln. Tout le pouvoir du président des Etats-Unis est ici résumé. Il gouverne, souverain, sans premier ministre. » (Michel Beuret, L’Hebdo, 8 novembre 2008)
Sans ouvrir la discussion sur le rôle et le pouvoir du président français, on peut remarquer que le vieux thème du nécessaire réveil de l’Europe est devenu un sujet politique avec l’élection d’Emmanuel Macron.
Proche de Jacques Delors, Yves Bertoncini, directeur de Notre Europe, fait trois constats après cette élection :
Tout d’abord, Emmanuel Macron n’est pas seulement pro-européen, il rompt avec le franco-scepticisme. C’est un engagement positif, un « Yes we can » à la française, lié à l’affirmation de l’identité d’un peuple capable de relever les défis – loin de la nation sur le déclin et sur la défensive qu’évoquent les discours de ses adversaires les plus extrêmes. Et il ne prend pas l’Europe comme bouc émissaire pour la charger des malheurs de la France.
Le scepticisme sur la capacité de la France à faire face à ses problèmes économiques et sociaux était aussi assez répandus chez ses voisins. Après le vote du Brexit, les adversaires de l’Europe évoquaient volontiers la théorie des dominos, le soulèvement des peuples contre les élites bruxelloises… La victoire d’En Marche ! a donné un signal contre l’europhobie. Il n’y a pas de majorité europhobe dans les vingt-sept pays qui restent l’Europe. Ce qui rend crédible la volonté du président de réformer l’Europe, c’est avant tout sa décision de commencer par remettre la maison française en ordre.
La crise de la zone euro a manifesté durement les déficits de solidarité sur lesquels ont prospéré des partis comme l’AfD, le parti populiste en Allemagne ; l’austérité imposée alors à certains pays a accru les deux formes d’euroscepticisme, l’une accusant le manque de solidarité (comme en Grèce) et l’autre son « excès » (comme en Slovaquie pour les réfugiés). Mais l’opposition réelle n’est pas entre « Bruxelles » et le peuple, affirme Yves Bertoncini, l’opposition est entre les peuples eux-mêmes, qui ont manqué au devoir de solidarité.
Pour sortir de ces « crises de copropriétaires », il faut élargir la vision, dit-il encore. Il faut regarder par la fenêtre. Il faut voir l’Amérique latine dans le désarroi, le changement climatique, la montée de la Chine, l’allié américain plus très fiable… Il faut voir la Syrie en feu, la Libye… L’Europe dans le monde a davantage de raisons de s’unir que de se chamailler. Cela ne résoudra pas les petites crises, mais regarder le monde ensemble permettra peut-être d’en éviter de plus grandes.
La feuille de route franco-allemande
Le résultat de l’élection de septembre en Allemagne peut-il changer la position de ce pays dans la définition d’une politique européenne ?
Josef Janning n’attend pas de grand changement à la suite des élections allemandes. Il pense qu’Angela Merkel restera au pouvoir avec une coalition qu’il est difficile de prévoir aujourd’hui. Les Allemands doivent comprendre qu’il leur faut trouver une manière, avec Emmanuel Macron, pour faire que les Européens profitent des succès allemands. Avant les réformes Schröder, la faiblesse de l’Allemagne inquiétait l’Europe. Maintenant c’est sa force économique qui pose problème.
Comment la mettre au service de l’Union européenne ? Ainsi Emmanuel Macron veut un renforcement de l’eurozone, avec une solidarité sociale et un ministre des finances pour gérer un budget commun d’investissements. Le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, n’est pas contre un ministre des finances de la zone euro, mais son rôle serait de surveiller les budgets nationaux. Des vues a priori incompatibles mais qui peuvent servide base de discussion.
L’essentiel, pour Josef Janning, est le renversement des priorités opéré par Emmanuel Macron. Le nouveau président dit aux Allemands et aux autorités bruxelloises, rappelle Jannning, « je vais d’abord réformer la France et je ne vais pas le faire pour vous faire plaisir mais parce que la France en a besoin. » Sans attendre que l’UE se réforme. Et la transformation de la France influencera l’avenir européen. « La France doit démontrer sa capacité à devenir un partenaire digne de considération » dit Jean-Louis Bourlanges, qui critique l’erreur de Nicolas Sarkozy voulant faire pièce aux Allemands en fondant avec les pays du Sud une Union pour la Méditerranée, dont le partenaire allemand serait exclu, alors que l’Espagne ni l’Italie n’avaient que faire d’un leadership français ! Les Allemands veulent des relations de confiance, et la France doit retrouver sa crédibilité. Bien sûr, il fut un temps où Gerhard Schröder et Jacques Chirac s’étaient mis d’accord pour ne pas respecter les engagements des traités. Mais avec une grande différence, souligne l’ancien député européen. Chez le premier, c’était pour faire des réformes ; chez le second, c’était pour les éviter.
Sur le fond l’urgence est d’autant plus grande que si la menace FN a provisoirement été écartée, la protestation sociale demeure qui l’a nourrie. La France a besoin de réformes structurelles, de réformes en profondeur. « Dans un pays où l’État dépense 57 % du produit intérieur brut, la dépense ne peut continuer à être faite en dépit du bon sens. » Pour Jean-Louis Bourlanges l’État dépense trop, mais surtout mal.
Que sera alors la feuille de route franco-allemande ? Jean-Marc Ayrault et Frank-Walter Steinmeyer ont fait des propositions pour la zone euro. Les ministres de la défense Ursula von der Leyen et Jean-Yves Le Drian – avant la formation du nouveau gouvernement français — ont eux aussi avancé des propositions. Mais Yves Bertoncini voudrait qu’on évite désormais les petites querelles, que les Allemands par exemple cessent de faire une fixation sur les 3% de déficit. « Pour être constructif », il voudrait que l’on apprenne de la crise des réfugiés qui ne s’est pas très bien terminée avec l’accord avec la Turquie d’Erdogan : le manque de compréhension mutuelle et le manque de solidarité française.
Il y a des domaines, ajoute Yves Bertoncini, dans lesquels la France est plutôt en position de leadership, notamment la sécurité collective : la France est en première ligne face au terrorisme islamique au Sahel par exemple. L’Allemagne pourrait et devrait s’investir davantage.
Une règle permanente de la construction européenne est toujours valable. La France et l’Allemagne ont a priori des positions différentes qui reflètent les divergences européennes. Quand elles trouvent un langage commun, il est plus facile pour tous les partenaires de l’accepter, sans que Paris et Berlin ne cherchent à l’imposer. Angela Merkel et Emmanuel Macron peuvent en apporter une nouvelle fois la preuve.