Le remplacement du conservateur Mariano Rajoy par le socialiste Pedro Sanchez à la tête du gouvernement de Madrid, sans consultation électorale ni présentation d’un programme fixant les orientations de la nouvelle équipe, est le dernier symptôme d’une grave crise de la démocratie espagnole. Celle-ci s’est déjà traduite dans un proche passé par divers indices plus ou moins préoccupants : le déclin des partis traditionnels et l’émergence de deux nouvelles formations contestataires, Podemos à gauche et Ciudadanos à droite, qui combattent le « système » en place ; le développement de plus en plus visible de la corruption, qui est au cœur des critiques de ces deux partis contre la classe politique et qui est aussi la cause directe du départ forcé de Mariano Rajoy ; le psychodrame catalan, qui a mis en évidence le fossé culturel, pour ne pas dire identitaire, entre une grande partie de la population de Catalogne et le reste de l’Espagne, tout en révélant la paralysie des institutions face à la revendication indépendantiste.
Une majorité hétéroclite
Le gouvernement conservateur est la victime de ces bouleversements, dont il paie aujourd’hui le prix. Mariano Rajoy exerçait le pouvoir depuis 2011 et ne s’y était maintenu que de justesse après les élections législatives de 2015 puis, après dissolution du Parlement, de 2016. Il a été renversé, jeudi 31 mai, par une motion de défiance à laquelle s’était ralliée une majorité plutôt hétéroclite, déterminée à censurer le chef du gouvernement sortant. Cette majorité de circonstance avait en effet pour principal objectif non de soutenir Pedro Sanchez mais de mettre fin au mandat de Mariano Rajoy, après la condamnation pour corruption de son parti, le Parti populaire.
Outre les socialistes du PSOE, qui ne comptent que 84 députés (sur 350), les 67 élus de Podemos ont voté contre le chef du gouvernement sortant. Les indépendantistes catalans, qui avaient fait de Mariano Rajoy leur bête noire, ont également refusé de maintenir au pouvoir celui qui, il y a huit mois, selon le président catalan Quim Torra, « envoyait la police charger des citoyens sans défense qui votaient ». Pedro Sanchez leur a promis de renouer le dialogue pour parvenir à un règlement politique. Aux nationalistes basques il a garanti, en échange de leur soutien, un budget généreux. Au total, la motion de défiance a été approuvée par 180 voix contre 169 et une abstention. Seuls les 32 députés de Ciudadanos ont refusé, avec ceux du Parti populaire, de s’y associer.
Le paradoxe est que Mariano Rajoy, ce rescapé d’âpres combats partisans dont il est sorti, à chaque fois, victorieux avant de finir par buter sur un nouveau scandale de corruption, cède la place à un autre miraculé de la politique, revenu à la tête de son parti après en avoir été évincé. Pedro Sanchez a été en effet écarté de la direction du PSOE en 2016 pour avoir tenté de se rapprocher de Podemos et des indépendantistes catalans contre l’avis de ses amis. Résolu à ne pas se laisser marginaliser, il a réussi à reconquérir l’année suivante son poste de secrétaire général, faisant ainsi la preuve de son obstination et de sa capacité de rebond. C’est sous la conduite de cet économiste de 46 ans que les socialistes ont obtenu, en 2016, le plus mauvais score de son histoire. Son parti est en chute libre. Le voici pourtant, deux ans plus tard, à la surprise générale, chargé de diriger le gouvernement.
Une faible assise parlementaire
La question est de savoir ce qu’il lui sera possible de faire en ne disposant que d’une faible assise parlementaire. Il a décidé en effet de gouverner sans Podemos, malgré les demandes de ce dernier. Le chef de Podemos, Pablo Iglesias, l’avait appelé à être « responsable » en formant un gouvernement « fort et stable ». Il avait ajouté : « J’espère qu’il ne compte pas gouverner avec 84 députés ». Il semble pourtant que telle soit l’intention de Pedro Sanchez. « Ce sera un gouvernement du parti socialiste, un gouvernement minoritaire », a déclaré sa porte-parole.
Beaucoup se demandent s’il sera capable de tenir jusqu’aux prochaines élections, qui auront lieu en 2020. Pendant ces deux années, il s’efforcera, a-t-il dit, tout en respectant ses « devoirs européens », d’assurer dans tous les domaines la « stabilité » du pays. A moins qu’il ne se prépare à convoquer des élections législatives anticipées pour rebondir une fois de plus avant que ses nouveaux alliés ne le lâchent.