L’Union européenne est-elle un atout pour les Etats membres face à la mondialisation ?
Sylvie Matelly. S’il y a bien un domaine dans lequel l’Europe affiche des résultats relativement probants, c’est dans la mondialisation. L’Europe est une véritable puissance commerciale, comparable à la Chine, avec une grosse différence, qui est sa capacité à produire des produits à forte valeur ajoutée, très innovants, au top de la technologie, alors que la Chine est aujourd’hui à un tournant de son histoire où elle doit passer ce cap pour accéder à un marché plus haut de gamme, ce qu’elle a du mal à faire. C’est sur ces aspects économiques et commerciaux liés à la mondialisation que les pays européens s’en sortent le mieux. On a souvent tendance à regretter, quand on regarde les classements, la montée en puissance de la Chine, du Brésil, de l’Inde ou de la Russie, qui viennent squatter le top 10 des plus grands pays du monde mais on peut regarder ces classements autrement et se rendre compte que dans le top 10 figurent encore aujourd’hui trois pays européens, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, très récemment il y avait encore l’Italie, on peut citer aussi l’Espagne et les Pays-Bas, donc dans la mondialisation les pays européens sont très bien positionnés. Ce sont plutôt les « dommages collatéraux », les « externalités » liées à la globalisation, qui posent des problèmes. Ces problèmes ne sont pas des problèmes économiques mais plutôt des problèmes sociaux, sociétaux ou politiques, et c’est là-dessus que se crispent toutes les critiques de la mondialisation. Pour résumer en deux mots, l’Europe s’en sort bien et la mondialisation a été plutôt un facteur d’amélioration du niveau de vie de ses populations.
Bastien Nivet. Cette question nous rappelle que l’Union européenne, en tant qu’ensemble institutionnel et politique, doit faire la preuve de son utilité, de sa plus-value, qu’elle doit faire la preuve qu’elle apporte quelque chose aux entreprises, aux Etats, aux citoyens, à la société civile. L’Union européenne est une construction en mouvement. Et c’est un vrai défi de devoir en permanence s’adapter, innover, pour faire la preuve de son utilité. Il faudrait rappeler aussi que l’Union européenne est ce qu’en font les Etats et que l’utilité de l’Union européenne pour les Etats dépend aussi de ce qu’ils mettent dans les politiques communes. A périmètre égal il y a des politiques communes qui, à certains moments de l’agenda économique et politique, apportent quelque chose et, à d’autres moments, dans d’autres contextes, n’apportent rien, aucune plus-value. Pourquoi ? Parce que les Etats ne sont pas d’accord entre eux, n’ont pas d’intérêts convergents. L’Union européenne a parfois bon dos.
Depuis quelques années, les résultats ne sont pas au rendez-vous
S.M. L’Europe est ce qu’en font les Etats. Rappelons-nous la stratégie de Lisbonne, adoptée en 2000, qui visait à faire de l’Europe la région la plus compétitive et la plus dynamique de la planète et qui fixait des objectifs chiffrés – 3% du PIB - en matière d’investissements dans l’innovation. Echec complet. Le seul pays qui ait dépassé les 3% est la Suède, les autres sont inférieurs à 2%. On est loin du compte. Pourquoi ? Parce que d’autres arbitrages ont été faits par les Etats membres et que l’Europe n’avait aucun moyen de pression pour les pousser à aller dans cette direction. On est toujours face à ce paradoxe où on en demande énormément à l’Union européenne sans prendre conscience que l’Union européenne c’est aussi nous.
Face à la mondialisation, l’Europe est-elle un rempart ou un levier pour les Etats membres ?
B.N. On constate dans ces débats une certaine convergence entre les points de vue sur l’Union européenne et les points de vue sur la mondialisation. Ceux qui ont un regard plutôt pessimiste sur la mondialisation, qui la regardent comme un ensemble de dynamiques négatives, perturbatrices, dangereuses, etc., portent aussi un regard pessimiste sur l’Union européenne et sur sa capacité à agir dans la mondialisation. Il y a une congruence entre les points de vue pessimistes, sceptiques ou négatifs sur la mondialisation et les points de vue pessimistes, sceptiques ou négatifs sur l’Europe. On constate aussi une certaine convergence entre ceux qui ont un point de vue optimiste sur l’avenir de la mondialisation et ceux qui ont un point de vue optimiste sur celui de l’Union européenne. Le rapport à l’Union européenne des citoyens, des entreprises, des Etats est fortement dépendant de notre rapport au monde. Les deux sont vraiment inextricables.
Il y a un vrai parallèle entre l’européanisation et la mondialisation, à tel point que certains sont allés jusqu’à dire que la mondialisation est une européanisation à l’échelle du monde et qu’on peut dire aussi que l’Union européenne a été un petit laboratoire de ce qu’on appelle la mondialisation, c’est-à-dire l’ouverture des frontières, l’augmentation des échanges, la dynamique politique d’interdépendance, etc. Idéalement, l‘Europe devrait être la mieux placée pour agir dans la mondialisation parce que cette mondialisation repose sur des dynamiques d’ouverture et d’interdépendance qui étaient à la base même du projet européen.
L’Europe n’a-t-elle pas attendu les années 90, en adoptant l’Acte unique puis le traité de Maastricht, pour entrer dans la mondialisation ?
S.M. Tout dépend de ce qu’on définit par mondialisation. La mondialisation en tant que telle, c’est-à-dire l’émergence d’un marché mondial, n’arrive qu’à la fin de la guerre froide, c’est-à-dire au début des années 90. Précédemment c’était essentiellement une libéralisation commerciale, une multiplication des échanges, non pas à un niveau global, mais plutôt entre pays occidentaux puisqu’un certain nombre de pays étaient encore des colonies et que d’autres avaient choisi
un système économique qui les excluait de facto de l’échange commercial capitaliste.
L’une des similitudes entre la mondialisation et la construction européenne est que dans les deux cas il y a des gagnants et des perdants. Ces gagnants et ces perdants sont peu ou prou les mêmes. Certains acteurs économiques ont eu tout intérêt à la construction européenne, à l’ouverture du marché unique, à la création d’une zone euro, ce sont les entreprises qui commercent à l’international et c’est vrai que l’Union a été un laboratoire qui, à l’image de ce que sont les Etats-Unis, leur a permis de se renforcer pour aller ensuite conquérir des marchés à l’international. De la même manière les individus qui ont eu la chance de faire de longues études ont plutôt profité de l’ouverture européenne comme de la mondialisation pour accéder à des jobs mieux payés, avec des conditions de travail beaucoup plus avantageuses que ce qu’avaient pu connaître leurs parents.
A l’inverse d’autres ont été exclus de ces deux processus, ce sont les gens qui ont subi directement la désindustrialisation liée aux débuts de mondialisation dans les années 70-80 et qui, de la même manière, n’ont pas profité de la construction du marché unique européen mais se sont retrouvés en concurrence directe avec le pompier polonais. Ces gens-là subissent l’Union européenne comme ils subissent la mondialisation. Pour eux la construction européenne c’est tout un ensemble de lourdeurs qui les pénalisent, pensent-ils, alors qu’elles sont assumées par les autres pour en tirer bénéfice.
B.N. L’Union européenne a-t-elle raté le train d’une mondialisation maîtrisée au début des années 90 ? Ce qui est vrai, c’est que la mise en place en 1993 du marché intérieur prévu par l’Acte unique, contrairement aux espoirs de Delors et Mitterrand et du camp pro-européen plutôt orienté vers la social-démocratie, ne s’est pas accompagnée d’une européanisation similaire dans le domaine social, dans le domaine fiscal et dans les domaines politiques. D’où l’image d’une Union européenne qui est allée au bout d’une logique de libéralisation interne des échanges, d’une logique marchande, à partir des années 90, sans que celle-ci soit suivie, presque mécaniquement, d’une européanisation étendue au domaine social, économique, politique et fiscal. Cela n’a pas abouti, parce que certains Etats membres ne veulent pas entendre parler de convergences sociales et fiscales. Finalement un fossé qui s’est créé entre les espoirs d’une Europe qui ne soit pas seulement une Europe du marché et le triomphe du marché intérieur sans une intégration économique, politique et sociale plus poussée.
La mondialisation ne remet-elle pas en cause le modèle social européen ?
B.N. Si l’on retient des critères précis comme l’âge de départ à la retraite, les horaires de travail, il n’y a pas un modèle social européen mais plusieurs modèles sociaux européens, avec une hétérogénéité assez importante dans la façon de gérer le social selon les pays membres. Si on regarde aussi ce qui est fait au niveau européen, on constate qu’il n’y a pas vraiment de politique sociale européenne digne de ce nom. Ce qu’on voit en revanche, quand on compare les pays européens, c’est une sorte de libéralisme à visage humain, c’est-à-dire un libéralisme assumé mais la volonté que ce libéralisme conserve un certain nombre d’amortisseurs. Cela suffit-il à faire un modèle européen ? Je n’en suis pas sûr. C’était l’un des paris des grands acteurs de la construction européenne des années 80-90 que celui de l’émergence d’une Europe sociale comme conséquence de l’Europe du marché intérieur, avec l’espoir que l’européanisation dans un secteur entraîne l’européanisation dans un autre secteur.
S.M. On est face à un échec de la construction européenne : on n’a plus la croissance mais on n’a pas le modèle social, et on n’est pas tombé d’accord sur ce que doit être un modèle social. Il y eu beaucoup de débats, beaucoup d’échanges, beaucoup de polémiques autour de ces questions pendant des années et des années. Ceux qui considéraient qu’ils avaient un modèle social haut de gamme voulaient préserver leurs acquis et ceux qui bénéficiaient d’un certain nombre d’avantages économiques liés à un modèle social « au rabais » ne souhaitaient pas harmoniser leurs politiques sociales pour ne pas perdre ces avantages-là. C’est probablement l’échec majeur de la construction européenne de n’être pas parvenue à imposer ou à mettre en place un embryon de modèle social, et c’est pourquoi l’Europe paraît complètement inutile dans la mondialisation, illégitime pour accompagner les citoyens dans la mondialisation.
Quel avenir pour l’Union européenne ?
S.M. On est dans une Union européenne un peu à bout de souffle face à tous les défis comme la montée de l’extrême droite, la crise des réfugiés, les questions économiques et sociales. L’Europe restera un modèle dans la mondialisation et gardera une utilité dans la mondialisation si elle parvient à se renouveler. On a plutôt l’impression d’être dans une période de crise où, au cas par cas, crise après crise, l’Europe panse ses plaies, où les gouvernements proposent des solutions à court terme pour éviter une implosion mais on n’est pas en présence de l’élaboration d’un nouveau modèle d’intégration européenne dans la mondialisation. C’est cela qu’il faudra repenser.
B.N. Ce qui est assez paradoxal, c’est que les défis actuels de la mondialisation – la crise économique, les mouvements de réfugiés, la crise environnementale – pourraient très bien légitimer ce qu’est le projet européen au départ. C’est quoi la construction européenne ? C’est essayer de mettre ensemble des niveaux décisionnels différents, des types d’acteurs différents – des entreprises, des Etats, des citoyens – pour parvenir à de la gestion en commun, de la gouvernance, comme on dit aujourd’hui, c’est arriver à prendre en charge les interdépendances pour produire de la décision dans le sens de l’intérêt commun. Il est paradoxal que la multiplication de ces crises, qui auraient pu légitimer la démarche européenne, la mettent aujourd’hui en très grande difficulté.