Anciennes ou nouvelles, de nombreuses lignes de fractures divisent l’Europe. Menacent-elles réellement son existence ? Est-ce que ces divisions sont plus profondes et plus durables que toutes celles qu’a déjà rencontrées l’Union européenne depuis sa fondation ? Car depuis sa création par le traité de Rome en 1957, sous le nom de Marché Commun, l’Europe a connu de très nombreuses crises. Et devant la question du Brexit, on se souvient que les difficultés avec les Anglais ont commencé avant même la création du Marché Commun – mais les crises se sont multipliées et aggravées.
Pour s’en tenir à celles qui pèsent encore lourdement sur la politique européenne, il faut évoquer la crise financière et économique depuis 2008, dans son sillage et dans le contexte de l’insolvable endettement de la Grèce, la crise de l’euro, qui a réveillé de vieilles oppositions entre le Nord et le Sud, entre ordolibéraux et « keynésiens », sur fond de conflits traînants, vifs ou gelés, au Proche et au Moyen Orient. Plus récemment la crise ouverte par l’agression russe en Ukraine et l’annexion de la Crimée fait encore sentir ses conséquences même si l’Europe a tenté d’y faire face en mettant en place des sanctions contre la Russie et en facilitant le transfert des réfugiés, avec l’aide notamment de la République tchèque. « L’heureuse époque de l’après-guerre froide est révolue », dit Jean-Louis Bourlanges, l’Europe a manifesté « peu de solidarité devant la menace russe »
Old and New Europe
L’éventuelle solidarité européenne est mise en question ces temps-ci sur deux fronts : le « Brexit » et l’afflux des réfugiés. L’hypothèse d’une sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne n’est évidemment pas de pur positionnement par rapport aux solidarités européennes ni aux relations avec les institutions et les nations continentales. La politique intérieure y joue un rôle prédominant, mais elle n’est pas sans lien cependant avec le problème qui paraît le plus immédiat en Europe actuellement : l’immigration massive.
La crise des réfugiés – plus exactement la crise de l’accueil des réfugiés – qui secoue l’Europe est davantage un révélateur qu’une conséquence de l’éloignement entre les deux parties de l’Europe qui était déjà apparu lors de l’intervention en Irak. Mais la charge de l’accueil est globalement refusée par les pays de l’Europe centrale et orientale quand les Etats d’Europe occidentale font des efforts souvent plus rhétoriques que réels, à quelques exceptions près.
Cette ligne de fracture marque aussi les territoires du populisme. Des mouvements antilibéraux, nationalistes, tentés par l’autoritarisme, souvent xénophobes, se sont développés à l’est, contre les valeurs qui furent au fondement de l’Europe et y ont parfois gagné les élections. De tels mouvements ne sont pas absents du paysage politique occidental, mais ils ne sont pas à la tête de gouvernements, même si le candidat du FPÖ a frôlé la victoire à la récente élection présidentielle en Autriche et s’ils font partie des coalitions au pouvoir en Finlande et au Danemark. Quand ils sont dans l’opposition, comme le Front national en France, ils n’en influent pas moins sur le débat politique. On le voit aussi en Allemagne où l’AfD (Alternative für Deutschland) engrange les succès électoraux, surtout dans la partie est du pays mais pas seulement, posant de nouveaux dilemmes aux partis établis.
Le groupe de Višegrad n’est pas homogène
Les lignes de fractures en Europe ne se recoupent pas. Devant les grands défis que ces crises anciennes et nouvelles posent à l’Union, il n’y a pas deux blocs opposés, l’Europe de l’est et l’Europe de l’Ouest. Les Etats membres d’Europe centrale qui ont adhéré en 2004 se retrouvent certes dans le groupe dit de Višegrad. Cependant cet ensemble est loin d’être homogène.
Le politologue polonais Pawel Karolewski souligne qu’au-delà d’un refus commun de l’immigration, les pays de Višegrad ont des positions différentes, liées à leur histoire ou à leur situation géographique. Lorsqu’on parle de « durcissement », le mot n’a pas le même sens en Hongrie qu’en Pologne. A Varsovie, les ultra-conservateurs ont gagné les dernières élections législatives mais ils n’ont pas la majorité constitutionnelle nécessaire pour changer les institutions. La situation en Pologne n’est pas aussi grave qu’en Hongrie, affirme Jean-Louis Bourlanges, notamment parce que la société polonaise, contestataire par nature, est restée critique envers son gouvernement, comme l’ont montré les imposantes manifestations populaires contre les lois critiquées par la Commission européenne.
En Hongrie, Viktor Orban est devenu un danger pour l’Etat de droit. Il a placé sous contrôle la plupart des médias et l’appareil judiciaire et il a imposé une réforme électorale qui devrait garantir une majorité à son parti pour une longue période. En Pologne, l’alternance n’est pas exclue bien que la gauche social-démocrate ait disparu du paysage politique.
Restent deux différences essentielles entre la Pologne et la Hongrie. Dans le premier pays, la population est plus nombreuse et son poids dans l’UE est plus important que celle de la Hongrie. Deuxièmement, Viktor Orban est attiré par la « démocratie contrôlée » à la mode russe, ce qu’il appelle lui-même la « démocratie antilibérale », alors que les conservateurs et populistes polonais vouent une hostilité géopolitique à la Russie et à Poutine.
Long terme et partage
Les Polonais, quelle que soit leur position de politique intérieure, ont été très inquiets de l’intervention russe en Ukraine. A l’actif de la politique européenne, Pawel Karolewski inscrit cependant le fait qu’au-delà de la crise russo-ukrainienne, et malgré la diversité de leurs intérêts, les Vingt-huit ont fait preuve de solidarité pour ne pas céder au chantage aux livraisons de gaz orchestré par Moscou. En matière énergétique les intérêts de Paris, par exemple, sont différents de ceux de la Pologne, parce que la France n’est pas dépendante de l’approvisionnement russe. Malgré la grande diversité des préoccupations qui rend difficile l’élaboration d’une position commune, on trouve des compromis. L’euroscepticisme des conservateurs polonais n’est le même as celui de l’AfD en Allemagne ou du Front national en France, c’est de « l’europragmatisme », dit Pawel Karolewski, parce qu’il n’oublie pas les bénéfices que la Pologne a tirés de son entrée dans l’UE.
Face au national-illibéralisme de l’est et au national-populismes de l’ouest, l’Europe n’est pas le problème, c’est la solution. Il faut ranimer le couple franco-allemand, dit Jens Althoff. Selon le vieux principe que si Français et Allemands qui ont souvent des intérêts et des positions différents voire opposés arrivent à trouver un accord, alors ce compromis peut être accepté par tous les membres de l’UE. Ce qui est commun aux Français et aux Allemands est commun à tous les hommes, à tout le moins à tous les Européens.
Pour que l’Union européenne puisse apporter des solutions il faut qu’elle soit démocratique et solidaire. Il faut qu’elle aille au-delà de Schengen, affirme Jean-Louis Bourlanges, il faut qu’elle aille au-delà de la monnaie commune avec une politique économique et monétaire cohérente, il faut qu’elle soit solidaire face à la Russie sur les questions énergétiques, il faut que les visions à long terme l’emportent sur le court-termisme.
Il faut démocratiser l’Europe, et en particulier son parlement, mais pas sur le modèle ni de la démocratie directe, ni sur celui des parlements nationaux, mais dans un système transparent qui combine la représentation des citoyens et la représentation des Etats. La solution n’est pas « plus d’Europe ! », si l’on entend par là plus d’Europe telle qu’elle est, mais il faut plus de solutions européennes aux crises qui se multiplient, en apportant la preuve que seule la mise en commun des souverainetés peut permettre aux Européens de peser dans un monde globalisé.