L’UE fait un pas vers une défense commune

En établissant entre eux pour la première fois une « coopération structurée permanente » dans le domaine militaire, vingt-cinq des vingt-huit Etats membres ont fait franchir à l’Union européenne un pas important vers une Europe de la défense. Les projets annoncés ne sont pas seulement symboliques, ils vont se traduire par des mesures concrètes dans plusieurs domaines-clés. La haute représentante de l’UE, Federica Mogherini, a salué un « moment historique ». Sur le même sujet, deux chercheuses, Ronja Kempin et Barbara Kunz, s’intéressent au concept d’« autonomie stratégique européenne » et au renforcement de la coopération militaire entre la France et l’Allemagne, point de départ d’une défense européenne qui associerait tous les Etats membres prêts à participer à l’effort commun.

30 août 1954 : premier échec d’une tentative de défense commune
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L’idée d’une défense européenne, qui a fait l’objet ces dernières années à Bruxelles de nombreuses discussions et de nombreuses déclarations d’intention, vient de franchir un pas important. Les dirigeants de l’Union européenne ont en effet décidé de mettre en place une « coopération structurée permanente » dans le domaine de la défense : en souscrivant à cet accord ils s’engagent à renforcer leur collaboration militaire pour aller, sinon vers une armée commune, au moins vers la mise en commun d’une partie de leurs capacités de défense.
C’est la première fois que cette clause du traité de Lisbonne entre en application. Vingt-cinq des vingt-huit Etats membres ont choisi de se lancer dans l’aventure. Trois seulement ont décidé de rester en dehors : le Royaume-Uni, qui s’apprête à quitter l’Union, Malte et le Danemark.

« Un moment historique »

Federica Mogherini, haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a salué « un moment historique » pour la défense européenne. Elle n’a pas tort. La coopération entre les Etats européens en matière militaire cesse d’être un vœu pieux pour prendre la forme de projets concrets dans trois grands domaines : la formation, le développement des capacités, la préparation opérationnelle.
Les mesures envisagées, qui doivent s’accompagner d’une augmentation des budgets militaires nationaux et bénéficier, pour certaines, d’un éventuel cofinancement européen à travers le tout nouveau Fonds européen de la défense, vont de la mise en place d’un commandement médical européen à la lutte contre les cyberattaques en passant par la surveillance maritime, la sécurisation des fréquences radio, la fabrication de drones sous-marins, de véhicules blindés d’infanterie et d’avions de transport.

Le Conseil européen du 14 et du 15 décembre a approuvé cette initiative. Les deux principaux chefs de file des institutions européennes ont rivalisé de lyrisme. Le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, a souligné qu’en mettant en oeuvre une clause non encore utilisée les Etats ont sorti de son sommeil « la beauté endormie du traité de Lisbonne » et jeté ainsi « les bases d’une union européenne de la défense ». Le président du Conseil, Donald Tusk, a rappelé qu’il y a plus d’une demi-siècle est apparue la « vision ambitieuse » d’une Communauté européenne de défense, mais qu’il manquait alors « l’unité et le courage nécessaires pour la concrétiser ». Aujourd’hui, a-t-il dit, « ce rêve devient réalité ».

« Autonomie stratégique »

Sans aller jusqu’à partager l’enthousiasme de l’ancien premier ministre polonais, il faut convenir que l’accord conclu entre les Vingt-Cinq marque une avancée de l’Europe de la défense. Celle-ci a été rendue possible par deux événements : la menace brandie par Donald Trump de se tenir à l’écart de l’Europe et la décision des Britanniques de se retirer de l’UE. Les Européens ont compris qu’il leur fallait désormais apprendre à se passer du concours de leurs deux grands voisins anglo-saxons et « assumer davantage la responsabilité de leur sécurité », selon la déclaration du Conseil européen.
Conséquence de cette double rupture, l’Union européenne entend renforcer son « autonomie stratégique » pour devenir un acteur majeur sur la scène internationale. La « coopération structurée permanente » établie entre les Vingt-Cinq est l’un des éléments de cette nouvelle donne.

Reste une question-clé, qui divise les Etats européens. Jusqu’où l’Europe peut-elle aller dans l’affirmation de son « autonomie stratégique » ? De toute évidence, la France et l’Allemagne n’ont pas la même vision de l’accord entre les Vingt-Cinq et de sa portée. Ce n’est pas un hasard si la ministre allemande de la défense, Ursula von der Leyden, a rappelé que cette initiative ne devait pas porter atteinte à la complémentarité de l’UE et de l’OTAN. Quant à la ministre française, Florence Parly, elle a jugé l’accord comme « un très grand succès » mais aussi comme « une étape » et comme « un jalon » qui rapproche l’Europe de « l’ambition d’une structure stratégique commune ». Une ambition qui n’est pas partagée par tous en Europe.

Une étude du CERFA

C’est précisément pour tenter de rapprocher les positions de Paris et de Berlin qu’un groupe de travail franco-allemand, placé sous la responsabilité de deux chercheuses, Ronja Kempin (Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité, Berlin) et Barbara Kunz (Institut français des relations internationales, Paris), a rédigé une étude, publiée dans les Notes du CERFA (Centre d’études des relations franco-allemandes), sur la question de l’autonomie stratégique européenne et du rôle que la France et l’Allemagne pourraient jouer dans son élaboration.
Certes, selon les deux auteures, les deux pays s’appuient sur des traditions « largement différentes » en matière de sécurité et de défense, ce qui explique leurs divergences sur la définition même de l’autonomie stratégique, mais il semble possible de s’appuyer sur une « complémentarité » des deux cultures, à défaut d’une « convergence » impossible à obtenir.

Pour les deux auteures, une fenêtre d’opportunité s’est ouverte, après l’élection de Donald Trump et le vote britannique en faveur du Brexit, pour renforcer, autour du concept d’autonomie stratégique, le partenariat franco-allemand et pour l’étendre ensuite à d’autres Etats membres. S’il est vrai que les Allemands évitent soigneusement d’utiliser le terme dans leurs documents officiels alors que les Français l’emploient, selon Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales, comme un équivalent de « l’Europe-défense », qui est loin de plaire à Berlin, chacun des deux pays doit se servir de la force de l’autre pour porter leur collaboration militaire à un niveau supérieur.

Les trois dimensions : politique, opérationnelle, industrielle

L’autonomie stratégique, expliquent Ronja Kempin et Barbara Kunz, repose sur trois piliers : l’autonomie politique, l’autonomie opérationnelle et l’autonomie industrielle. Or jusqu’à présent la coopération franco-allemande a été axée sur l’autonomie opérationnelle, quelquefois sur l’autonomie industrielle, rarement sur l’autonomie politique. D’où la nécessité d’un « dialogue stratégique permanent » qui conduise les deux pays à définir leur « niveau d’ambition » et surtout « ce qu’ils veulent faire ensemble », au-delà de mesures « purement symboliques ».
Les deux chercheuses formulent plusieurs recommandations : dans le domaine politique, la rédaction d’un Livre blanc franco-allemand qui débouche sur une définition commune de l’autonomie stratégique ; dans le domaine opérationnel, la mise en place, à moyen terme, d’un quartier général permanent ; dans le domaine industriel, l’harmonisation des politiques d’exportation des matériels militaires. L’essentiel, affirment-elles, est de donner un nouvel élan à la relation franco-allemande pour en faire le noyau d’une nouvelle politique européenne de défense.