Il ne manque pas de raisons de s’inquiéter d’une éventuelle dislocation de l’Union européenne. Les souverainismes gagnent du terrain dans la plupart des Etats membres. Les Britanniques s’apprêtent à quitter le navire alors que la plupart des Européens, y compris les Allemands, jusqu’ici parmi les plus fidèles partisans de la construction européenne, sont saisis par le doute. La crise migratoire, le ralentissement de la croissance, le déclin démographique mettent l’Europe au défi, une Europe dont les tentatives de relance – par le renforcement de la zone euro ou par le développement d’une défense commune – semblent vouées à l’échec.
Pendant ce temps, ses rivales – l’Amérique, la Chine, la Russie, la Turquie – la relèguent au rang de puissance de second rang. Partout l’euroscepticisme, au mieux l’indifférence, progressent dans les opinions publiques. Après plusieurs décennies d’expansion, l’Union européenne, soumise aujourd’hui à des forces centrifuges de plus en plus violentes, est-elle menacée, à terme, de disparition ? Dès lors que le processus d’intégration qu’elle a lancé au milieu du siècle dernier se bloque, ne risque-t-elle pas de se désintégrer ?
Un organisme affaibli et miné de l’intérieur
Pour tenter d’y voir plus clair, le Forum du futur, avec le concours du Centre Thucydide et du laboratoire d’idées Synopia, organisait le 8 novembre à la Maison de la recherche, rue Serpente à Paris, un débat sur le thème « l’Europe en voie de délitement ? ». Des défaillances de l’Union économique et monétaire au sur-place de la défense européenne, du défi du Brexit aux incertitudes sur l’avenir politique de l’UE, des divisions du Vieux continent aux contradictions du tandem franco-allemand, les participants ont scruté toutes les sources de faiblesse de l’Europe et toutes les causes de sa possible décomposition.
De leurs diverses interrogations sur l’efficacité des politiques européennes, ils ne tirent pas tous les mêmes conclusions. Les uns considèrent que l’Europe est sur une mauvaise pente et qu’elle pourra difficilement la remonter. Les autres estiment qu’elle garde de bonnes chances de s’en sortir. Mais tous s’accordent pour reconnaître qu’elle doit faire face à des défis considérables et que, pour le moment, elle n’a pas trouvé les moyens d’y répondre. Comme le souligne dans son introduction au débat Jean d’Amécourt, président du Forum du futur, l’UE est « un organisme affaibli et miné de l’intérieur », qui a perdu la confiance d’une grande partie de l’opinion.
Les lacunes de l’euro
Dans le domaine économique, ce sont les insuffisances du traité de Maastricht qui sont en cause. L’économiste français Jean-Claude Chouraqui rappelle que, dans un espace monétaire intégré, les Etats ne peuvent pas corriger leurs déséquilibres par des ajustements de taux de change. Dans une fédération, comme celles des Etats-Unis ou du Canada, les transferts budgétaires entre Etats et la mobilité de la main d’œuvre assurent le bon fonctionnement de l’économie. L’UE n’est pas une fédération. D’où la question posée par l’orateur : « L’euro pourra-t-il résister ? ». Oui, dit-il, si les « lacunes originelles » du traité de Maastricht sont comblées. « Discipline et solidarité doivent aller de pair », affirme-t-il. Des mesures ont été prises à la faveur de la crise. Sont-elles suffisantes ? « Evidemment non ». Il faut donc « finir le travail ». « Malheureusement, conclut-il, on n’en prend pas le chemin ».
L’économiste allemand Markus Kerber, professeur à l’Université technologique de Berlin, est plus catégorique. Il ne croit pas à l’avenir de l’euro. « Personne ne veut admettre que le projet ne peut pas tenir », dit-il. Il est « aussi raté que le socialisme en RDA ». L’euro, ajoute-t-il, est « trop cher pour le Portugal, trop bon marché pour l’Allemagne ». Pour lui, « sa mort est certaine, la seule question est de savoir quand ». Ce n’est pas l’avis de Serge Sur, professeur émérite à l’Université Panthéon-Assas, qui pense que la relance de l’Europe passera par l’économie. C’est l’euro qui « structure » l’Europe. Il doit devenir « une monnaie internationale capable de concurrencer le dollar » pour permettre à l’Europe de renforcer son autonomie par rapport aux Etats-Unis.
L’idée d’une défense européenne
Quel autre projet pour donner un nouvel élan à une Union européenne qui manque aujourd’hui de souffle et de perspectives ?
Pour Markus Kerber, la priorité doit être donnée à l’Europe de la défense. Selon lui, ce doit être le projet majeur de l’UE, celui qui renforcera « l’esprit communautaire ». Encore faut-il que les Etats membres s’accordent sur un tel projet. « L’idée de défense européenne reste lointaine », note Yves Boyer, professeur émérite à l’Ecole polytechnique. Il s’agit, selon lui, d’un « objet en mal d’identité ». L’Europe, dit-il, a plutôt tendance à s’aligner sur les concepts américains qu’à bâtir sa propre culture.
Pour lui, la dynamique a été cassée il y a quinze ans par la guerre d’Irak, qui a profondément divisé le Vieux continent. « L’OTAN, ajoute-t-il, obère toute perspective d’autonomie ». Que faire ? Quatre options sont possibles. La première est de « continuer à rêver ». La deuxième serait de développer le bilatéralisme (avec Londres ou Washington). La troisième est d’avancer au coup par coup, avec des ambitions limitées. La quatrième, qui semble avoir les préférences de l’orateur, serait celle du « sursaut », fondé sur des logiques militaires, telles qu’un QG européen, des règles communes d’engagement, une capacité européenne de préparation.
Pour qu’un tel sursaut soit possible, il faut que les Etats européens retrouvent le chemin de l’union. C’est un des risques du Brexit, indique Océane Thiériot, conseillère au ministère des affaires étrangères où elle est chargée de suivre le dossier des négociations, que de produire un effet de contagion en incitant d’autres Etats à imiter l’exemple du Royaume-Uni. Il est donc important d’assurer l’unité entre les Vingt-Sept. Le départ prochain des Britanniques montre que l’union n’est pas irréversible. Mais l’Union européenne « survivra », affirme la diplomate, pour qui Londres devrait rester, à travers des accords bilatéraux ou multilatéraux, un partenaire des Européens. Maxime Lefebvre, également diplomate, professeur à Sciences Po, partage cette relative confiance. Tout en soulignant le double clivage Nord-Sud et Est-Ouest qui divise l’Europe, il fait confiance au tandem franco-allemand pour maintenir la cohésion de l’UE. « Il faut rester optimiste », conclut-il.