L’analyse de la crise au Tibet par Jean-Luc Domenach

Dans une interview au quotidien L’Humanité, le sinologue Jean-Luc Domenach, chercheur au CERI (Sciences-Po) apporte quelques précisions intéressantes sur le dossier du Tibet. Pour Jean-Luc Domenach, le vrai problème des dirigeants chinois n’est pas le Tibet, mais l’économie. Les autorités de Pékin ne devraient pas forcément continuer à suivre la "ligne dure" du gouverneur chinois de Lhassa. Vu de Pékin, l’essentiel est ailleurs : la conjoncture économique s’est modifiée, l’inflation augmente et certains parlent de récession. Selon l’ampleur de la crise économique, la crise sociale et politique sera plus ou moins forte, et susceptible de "remettre en question le compromis entre le pouvoir et la population".  

Jean-Luc Domenach : "on est clairement devant une situation coloniale qui n’est pas étrangère à celle que nous avons connue du temps de la guerre d’Algérie. Alger et Paris ne parlaient pas d’une même voix. Aujourd’hui, la métropole Pékin se sent obligée de suivre les dirigeants de Lhassa, qui disposent comme tous les chefs de province d’une latitude d’action considérable. Beaucoup plus grande que ne laisse supposer cette image schématique d’un État centralisé. Les trente provinces et grandes municipalités sont autant d’espaces économiques et autonomes qui peuvent contrecarrer ou freiner l’unité économique du pays et la politique du centre. Pékin cherche à réduire ces marges de manoeuvre dans le domaine financier et économique, aussi fait-il preuve d’un laisser-faire dans d’autres domaines. Il y a là une nouvelle manifestation de ce pays qui est dans un faux fédéralisme non institué. Il faudra du temps aux dirigeants de Pékin pour reprendre la main, mais les autorités actuelles de Lhassa paieront pour leur manque de lucidité, leur brutalité et leur incapacité à réprimer sans témoins. Les comptes vont se régler et Pékin peut très bien accepter de négocier avec le dalaï-lama leur porte de sortie sur la base d’une autonomie culturelle et religieuse. Ce sera demain, dans un mois ou dans trois, mais il y aura reprise de dialogue. Dans quel état d’esprit et dans quel objectif ? Je ne sais pas, mais en toute hypothèse le tout-répressif qui a été choisi par Lhassa et endossé dans un premier temps par Pékin pour ne pas perdre la face ne va pas durer. Dans la logique des choses, tout cela devrait être amorcé dans les mois qui viennent et c’est la seule façon d’éviter la catastrophe, parce qu’elle menace".

Paradoxe

A propos de ce que cette crise révèle du régime chinois, le sinologue français souligne un paradoxe : "Les dirigeants chinois n’ont pas saisi que le CIO n’était pas le représentant des opinions publiques occidentales. En confiant l’organisation des JO à la Chine, il se mêlait beaucoup trop d’intérêts stratégiques. Et on peut parler de la part de Pékin d’une perception biaisée du monde. Les Chinois manquent encore d’études, d’analyses sur le fonctionnement des opinions occidentales. On assiste à une sorte de paranoïa pré-olympique et pour moi c’est très étrange et paradoxal, car je suis prêt à reconnaître qu’il n’y a jamais eu de tels dirigeants chinois aussi conscients des nécessités de l’avenir que ceux qui sont en poste. Toutefois, il ressort de cette crise du Tibet que le régime, à la fois pour des raisons de face mais aussi par de vieux réflexes, a fait la preuve qu’il n’était pas sorti de la postérité de juin 1989, et c’est inquiétant".