„Mais c’est mon père qui parle“ – c’est le titre d’un papier de l’octogénaire Niklas Frank dans l’hebdomadaire „Der Spiegel“ après les élections régionales en Saxe et dans le Brandebourg du 1er septembre, où l’AfD (Alternative pour l’Allemagne), l’extrême droite, s’est établie solidement en deuxième position. Niklas Frank est le fils du „gouverneur-général“ nazi de la Pologne occupée, pendu par les Alliés en 1946, et il se souvient des paroles de son père, nazi convaincu, que celui-ci prononçait en 1930 déjà. Dans un télégramme à Wilhelm Frick, nouveau ministre nazi du gouvernement de la Thuringe à l‘époque, Hans Frank dit : „Je rêve de voir quelques journalistes juifs emprisonnés pour insulte au ministre de l’intérieur national-socialiste.“ Et Niklas Frank cite un fonctionnaire de l’AfD dans la banlieue riche du nord de Francfort disant que „dans les révolutions que nous connaissons, un jour les sièges des médias ont été pris d’assaut et leurs collaborateurs agressés dans la rue. Les représentants des médias dans ce pays devraient y réfléchir.“
En est-on arrivé là ? Les succès électoraux de l’AfD font-ils revenir les démons d’hier ? Y a-t-il urgence à se rappeler l’histoire de la montée du parti nazi dans la République de Weimar ? En tout cas, la discussion est engagée. L’Allemagne et l’extrême droite, c’est un sujet très particulier, pour des raisons que tout le monde connaît. C’est dans ce contexte, que ces élections revêtent un intérêt particulier. Ceci pour trois raisons.
Forte progression de l’AfD
Le 1er septembre 2019, l’AfD est arrivée en deuxième position derrière la CDU en Saxe avec 27,5% des voix. Elle avait obtenu 9,7% des voix il y a cinq ans. Elle a donc presque triplé son score. Et pourtant, la CDU se réjouit d’avoir pu se maintenir en première position avec 32,1% des suffrages, contre 39,4% il y a cinq ans. On se console comme on peut. De fait, aux élections fédérales d’il y a deux ans comme aux élections européennes d’il y a trois mois, le parti chrétien-démocrate avait été devancé par l’AfD en Saxe. Un résultat que le chef du gouvernement régional sortant, Michael Kretschmer, a pu éviter. Il va pouvoir continuer à diriger le gouvernement à Dresde – mais la formation d’une coalition sera difficile.
Le 1er septembre 2019, l’AfD est aussi arrivée en deuxième position, cette fois derrière le SPD, dans le Brandebourg avec 22,2% des voix. Après avoir recueilli 9 % des voix il y a cinq ans, elle a plus que doublé son score, alors que le SPD a quand même conservé sa première place avec 25,8% contre 31,3% aux élections précédentes. Un effort tout particulier du chef du gouvernement régional sortant, Dietmar Woidke, a permis finalement de creuser une petite distance avec l’extrême droite. A Potsdam aussi, le ministre-président va pouvoir rester en place, mais lui aussi avec une coalition plus compliquée, l’ancienne, qu’il formait avec le parti „La Gauche“ (Die Linke), ayant perdu sa majorité. Dans les deux „Länder“, les Verts vont être appelés à jouer le rôle de „faiseurs du roi“.
Le premier constat, c’est donc que l’AfD est désormais solidement installée dans le système politique allemand, confirmée par les électeurs d’une manière presque triomphale dans deux Etats de l’ancienne RDA, où elle était déjà forte. Et très probablement, elle ne va pas, comme d’autres partis d’extrême droite dans l’histoire de l’ancienne RFA, disparaître rapidement. Les élections en Thuringe le 27 octobre vont certainement confirmer ce constat. L’AfD est arrivée pour rester. De ce fait, la formation de gouvernements régionaux va devenir encore plus difficile, si l‘AfD doit être exclue de toute participation à une majorité de gouvernement.
Les bons résultats des Verts
L’autre grand gagnant de ces élections, ce sont les Verts. Dans les deux Etats, ils ont pu augmenter nettement leur score. En Saxe, ils ont recueilli 8,6% des suffrages, contre 5,7% il y a cinq ans. Et dans le Brandebourg, ils en ont obtenu 10,3%, contre 5,8%. Ce sont des résultats moins bons que prévus par les derniers sondages. Mais ils sont quand même remarquables dans la mesure où les Verts, pendant de longues années, ont pratiquement été absents de la scène politique dans l’ancienne RDA. La protection de l’environnement n’était pas le premier souci d’une société bouleversée par le changement dramatique du système, politique et économique, que beaucoup ont subi plus que géré. Mais aujourd’hui, la question du changement climatique en est venue à dominer les débats. La position prise par les Verts en faveur d’une société ouverte et libérale, et contre le nationalisme et la xénophobie de l’extrême droite, a attiré surtout l’électorat plutôt libéral des villes.
« La Gauche » grande perdante des élections
Les perdants, ce ne sont pas seulement les „grands“ partis „populaires“, chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates, qui dominaient la scène politique depuis la réunification. En Saxe, depuis 1990, la CDU a gouverné ce „Land“, seule d’abord, avec des majorités absolues, avec le SPD ensuite en face d’un parti „La Gauche“, héritière du parti communiste SED, toujours très fortement implanté. Aujourd’hui, même avec le SPD, la CDU n’a pas de majorité. Dans le Brandebourg, également depuis 1990, le SPD était le maître du jeu politique, seul au début, en coalition de divers formats après. En 2014, il s’était allié avec La Gauche qui était restée forte, le parti censé représenter mieux que d’autres l’état d’esprit des Allemands de l’Est, les „Ossis“. Mais cette coalition „rouge-rouge“ n’a plus de majorité non plus.
C’est La Gauche, qui est la grande perdante des deux élections. Elle est tombée de 18,9% en 2014 à 10,4% en Saxe, un score divisé presque par deux ; et de 20,6% à 12,2% dans le Brandebourg. La direction fédérale du parti parle d’une „catastrophe“ et attend avec angoisse les résultats du 27 octobre en Thuringe, où elle dirige encore le gouvernement régional à Erfurt. Ce parti, qui est toujours perçu comme „le parti de l’Est“, a été puni par les électeurs – au profit d’un parti d’extrême droite qui, lui, prétend désormais „compléter la révolution“ („vollende die Wende“) de l’Est.
Des citoyens de seconde zone dans leur pays
Le deuxième constat, c’est que ces élections ont remis sur la table la discussion sur les différences entre l’Ouest et l’Est en Allemagne. Les électeurs de l’AfD, selon les analyses des instituts de sondages, se considèrent toujours comme des „citoyens bis“ dans leur pays et pensent que les différences entre l’Ouest et l’Est, et entre les mentalités des uns et des autres, augmentent. Ils attendent surtout d’être protégés contre les criminels et contre les migrants, les deux atteintes potentielles à leur sécurité, qu’ils considèrent toujours fragile.
A ces soucis s’ajoute la perception que „l’Ouest“, c’est-à-dire les représentants de l’ancienne RFA, qui dominent le système politique allemand, s’intéresse peu à l’état des lieux et à l’état d’esprit à l’Est. L’origine de la chancelière, issue de l’ancienne RDA, ne change rien à ce sentiment, ni les réussites économiques qu’on peut constater notamment en Saxe, mais aussi dans le Brandebourg. Au contraire, peut-être, car Angela Merkel est considérée par les adhérents de l’AfD à l’Est comme une personne qui a trahi son origine. La CDU en Saxe ne l’a pas sollicitée beaucoup pour sa campagne électorale, pourtant si importante. Et la nouvelle présidente de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK), n’a pas été non plus une star de la campagne de la CDU.
En même temps, il faut constater, que l’AfD est le premier parti parmi les jeunes – 22% pour les 18-29 ans (19% pour les Verts) et 31% pour les 30-44 ans (26% pour la CDU) en Saxe. Dans le Brandebourg, elle arrive deuxième avec 22% pour les 18-29 ans (23% pour les Verts) et première avec 31% pour les 30-44 ans (17 % pour le SPD). Ce ne sont donc pas que les „vieux“, frustrés de l’ancienne RDA qui votent pour l‘AfD, mais beaucoup de jeunes, souvent dans les régions rurales. L’unification des deux Allemagnes est loin d’être accomplie.
Dans cette situation — l’installation dans la durée d’un parti d’extrême droite exploitant la division, au moins mentale, de l’Allemagne – les partis politiques traditionnels ne sont toujours pas prêts à répondre. La CDU est occupée à se battre sur deux fronts. AKK n’a pas encore pu s’imposer comme le chef accepté par tous d’un parti qui se cherche. Elue de justesse à la tête du parti en décembre dernier, elle cherche à réconcilier le courant libéral merkelien de la démocratie chrétienne avec le courant conservateur qui se trouve marginalisé par la chancelière et qui a commencé à s’organiser à part pour mieux se faire entendre.
Aussi, pour la CDU, la montée de l’AfD constitue un défi particulier. Son courant de droite cherche à reconquérir l’électorat perdu à l’extrême droite, alors que le courant libéral veut prendre ses distances. Cette situation rappelle un peu celle dans laquelle se trouvait l’UMP en France face au Front national – faire barrage ou embrasser ? Pour l’instant, la CDU s’interdit toute coopération avec l’AfD, mais, surtout à l’Est, beaucoup se sentent plus proche de l’AfD que des Verts, par exemple, avec qui ils seront appelés à former une coalition. Ou plus encore de La Gauche. Il va falloir attendre les résultats des négociations pour la formation des coalitions dans les deux „Länder“ avant de savoir quel chemin la CDU et sa présidente vont finalement suivre.
Quel avenir pour le SPD ?
En même temps, le SPD reste mobilisé par ses affaires internes. Depuis le 1er septembre 2019, la liste des candidats à la présidence du parti est close. Vingt-trois conférences régionales vont suivre pour présenter aux adhérents les dix-sept candidats (huit „couples“ femme/homme et un homme seul). Pour ce parti, le plus ancien de l’Allemagne, qui s’approche de la barre des 5% en Saxe et qui vient de s’assurer de justesse une courte et petite „victoire“ électorale dans le Brandebourg, il s’agit, en effet, de se concentrer sur son avenir tout court. La même question se pose pour La Gauche qui, dans ses fiefs traditionnels, s’est réduite au niveau des petits partis d’appoint. Les libéraux du FDP ont à nouveau raté leur rentrée parlementaire dans les assemblées à Dresde et Potsdam. Seuls les Verts se retrouvent sur le chemin du succès. Ils seront appelés à assumer davantage de responsabilités au-delà même des questions d’environnement.
Dans cette situation politique délicate, aggravée par les résultats de ces deux scrutins régionaux, il ne faut pas perdre de vue que le grand gagnant, c’est avant tout l’aile d‘extrême droite de l’AfD, qui s’appelle „l’aile“. C’est l’aile du président du parti dans le Brandebourg, Andreas Kalbitz, qui est né et a grandi à Munich et qui a passé de nombreuses années dans la proximité des organisations d’extrême droite avant de rejoindre l’AfD. C’est l’aile du président du parti en Saxe, Jörg Urban, qui a défendu les manifestants d’extrême droite et carrément nazis à Chemnitz l’année dernière. C’est l’aile du président du parti en Thuringe, Björn Höcke (qui est né et a grandi en Rhénanie-Palatinat), qui sera la tête de liste le 27 octobre. Il a déjà déclaré vouloir conduire l’AfD à la „victoire totale“. Le prochain congrès du parti qui va élire l’équipe dirigeante du parti, aura lieu fin novembre.
Les co-présidents actuels de l’AfD au niveau fédéral, Jörg Meuthen, membre du Parlement européen, et Alexander Gauland, co-président du groupe parlementaire au Bundestag, ont beau répéter que l’AfD est un „parti bourgeois“, les services fédéraux de renseignement pour la protection de la constitution ont décidé de mettre „l’aile“ sous observation pour ses déclarations et tendances anti-démocratiques.