Il n’y avait pas, le soir du 27 octobre, la moindre consolation, ni pour la CDU, le parti de la chancelière Angela Merkel, ni pour le SPD, son partenaire de gouvernement au niveau fédéral à Berlin – comme cela avait été le cas le 1er septembre après les élections régionales, quand la CDU en Saxe et le SPD au Brandebourg ont pu, malgré la forte poussée de l’extrême droite, conserver leurs premières places respectives. Cette fois, en Thuringe, la catastrophe a frappé les deux partis.
„La Gauche“, parti ex-communiste du chef du gouvernement à Erfurt, Bodo Ramelow, a même pu augmenter son score pour atteindre 31% des voix (contre 28,2% il y a 5 ans) et grimper à la première place, que la CDU occupait encore en 2014. Et l’AfD, à l’extrême droite, a fait mieux que doubler son résultat avec 23,4% ds voix (contre 10,6% il y a 5 ans), laissant à la CDU la troisième place seulement avec 21,8%. Le SPD, partenaire de M. Ramelow, est tombé, comme en Saxe, en dessous des 10% (8,2%, dans le pays ou est née la social-démocratie allemande il y a 150 ans). Et même les Verts, autre partenaire de gouvernement à Erfurt et habitué à des réussites électorales remarquables en 2019, ont perdu des voix, tombant à 5,2% des suffrages (contre 5,7%) pour entrer de justesse au parlement régional.
Finalement, les libéraux du FDP, qui avaient raté leur rentrée aux parlements de Saxe et du Brandebourg le 1er septembre, l’ont, peut-être, réussie en Thuringe, avec quelques voix seulement au-dessus des 5% requis (on ne le saura définitvement que le 7 novembre quand les résultats définitifs seront proclamés). Tous les partis excluant de coopérer avec l‘AfD, aucune majorité parlementaire sans „la Gauche“ n‘est possible, alors que la CDU exclut catégoriquement toute coopération avec „l’extrême gauche et l’extrême droite“. Gouverner la Thuringe sera très compliqué.
Les partis au pouvoir sévèrement sanctionnés
Pour les partis de la „grande coalition“ à Berlin, cette série d’élections en 2019 (les européennes et quatre élections régionales) représente une „année noire“. L’extrême droite, en revanche, se voit sur la voie du triomphe, prétendant remplacer les „vieux partis“ en s’établissant comme “le grand parti populaire“ qui sauve la patrie, toute la patrie. Oui, l’extrême droite veut gouverner, non seulement un des Länder, mais l’Allemagne toute entière. Et les partis de la „grande coalition“ à Berlin sont sévèrement punis par les électeurs, partout où ceux-ci en ont la possibilité. En ce sens, les élections régionales à l’Est en 2019 (1er septembre et 27 octobre) ont une signification nettement nationale – et européenne. C’est clair. Pour le reste, c’est la confusion. Vers la fin de cette année 2019, le paysage politique en Allemagne se trouve bouleversé, le système dans une impasse. Trois réflexions s’imposent quant à la portée de ce scrutin.
Premièrement, après ces élections, „l’Etat Libre de Thuringe“, pays de Weimar et de Iéna, pays de la Wartburg, où Luther traduisit la Bible, et de Buchenwald, ce Land au centre de l’Allemagne, n’aura pas de gouvernement majoritaire : il n’y aura pas de majorité au parlement pour gouverner ensemble. Les Allemands, qui aiment tellement la stabilité, vont devoir s’habituer à des formats flexibles, minoritaires, avec des majorités changeantes selon les dossiers. Cela va renforcer le poids du parlement et sa capacité de négocier des compromis. Cela va affaiblir la puissance de l’exécutif et renforcer le poids des minorités parlementaires qui vont pouvoir marchander. Cela va changer le mode de fonctionnement du système politique, un changement qui risque de ne pas se limiter à la seule Thuringe. Est-ce que le pays y est prêt ? Il va falloir qu’il s’y habitue.
Les incertitudes de la CDU et du SPD
Deuxièmement, la CDU se retrouve désormais dans un état de révolte. Depuis les élections fédérales de septembre 2017, quand elle a régressé de 8,6% des voix par rapport à 2013, elle a perdu sept des huit élections qui ont suivi. Maintenant, la chancelière est fortement et ouvertement attaquée par des représentants de son propre parti. D’une part, ceux de ses anciens adversaires au sein du parti, comme Friedrich Merz ou Roland Koch, qu’elle avait écartés de la scène politique il y a longtemps, élèvent la voix pour reprocher à Angela Merkel un manque de „leadership“ et la rendre responsable de „l’image catastrophique“ de son gouvernement, cause principale de la défaite électorale. „Cela ne peut plus durer“, dit Friedrich Merz, candidat malheureux à sa succession à la tête du parti l’année dernière. D’autres, comme le jeune ministre-président du Schleswig-Holstein, Daniel Günther, la soutiennent en reprochant „aux vieux hommes en marge de la scène politique“ de vouloir se venger de leurs échecs du passé. Angela Merkel, qui s’est faite rare dans toutes les campagnes électorales depuis sa démission de la présidence du parti l’année dernière, reste muette. Elle ne se prononce pas.
Mais Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK), la présidente actuelle de la CDU, élue il y a à peine un an pour donner un nouvel élan au parti au pouvoir, se trouve aussi publiquement mise en cause par les jeunes chrétiens-démocrates et d’autres „amis politiques“. Les jeunes lui contestent tout simplement le „droit“ d’être candidate à la chancellerie lors des prochaines élections fédérales. C’est un affront ouvert, un affront volontaire et calculé, à un moment où la question de la candidature à la chancellerie en 2021 ne se pose pas.
C’est un affront aussi après l‘initiative d’AKK, complètement ratée, pour une „zone de sécurité“ dans le nord de la Syrie, qu’elle a rendue publique, en tant que ministre de la défense, sans avoir consulté ni son collègue des affaires étrangères Heiko Maas, du SPD, ni les alliés, même les plus proches. Cette „initiative“ n’était qu’une manoeuvre politique pour démontrer qu’elle sait prendre des initiatives. Mais celle-ci a été à peine soutenue par la chancelière, contestée par le chef de la diplomatie et dépassée par l’actualité le jour de sa publication. Bref, AKK s‘enfonce toujours plus dans une série de difficultés d’où elle peine à sortir. Elle aussi est visée par les critiques après ce scrutin du 27 octobre.
Le SPD, lui, est toujours à la recherche de son prochain président et reste en marge du jeu politique actuel. Olaf Scholz, vice président du parti et vice chancelier, ministre des finances, n’a obtenu que 22% des voix au premier tour de la primaire du SPD qui s’est terminée le 26 octobre et à laquelle ne participaient qu’une bonne moitié des adhérents. Le deuxième tour devenu nécessaire est prévu pour la fin novembre. Le SPD va continuer à s’occuper de lui-même. Quand tout cela va-t-il éclater ? Un bilan politique de la coalition à mi-mandat est prévue pour la fin novembre. Ce gouvernement va-t-il tenir ? Ce n’est pas sûr.
L’irrésistible montée de l’AfD
Troisièmement, ces élections ont démontré le changement fondamental du monde politique que représente la montée de l’extrême droite. La Thuringe était le troisième des Etats de l’ancienne RDA où les électeurs étaient appelés cette année à renouveler leurs parlements régionaux. Dans chacun l’AfD a doublé, voir triplé son score d’il y a cinq ans, arrivant bien au-dessus des 20% des voix à chaque fois. En Thuringe, en particulier, la tête de liste de l’AfD, Björn Höcke, représente le courant d’extrême droite de l’extrême droite, le courant fascisant qui s’appelle „l’aile“. Tous ceux qui ont voté pour l’AfD en Thuringe ont voté pour un représentant d’un parti ouvertement xénophobe et raciste qui veut détruire le „système décadent“ actuel, et balayer le „leadership“ actuel de l’AfD au niveau national, et qui aspire à la „majorité absolue la prochaine fois“, au moins en Thuringe.
Ainsi, l’AfD a déjà réussi à dominer le débat public. A part la controverse sur le changement climatique, dont ont profité et profitent toujours surtout les Verts, c’est le débat sur les positionnements des grands „partis populaires“ (qui ne sont plus si grands) par rapport à l’AfD et l’extrême droite, qui domine les débats. Est-ce que l’AfD est encore un „parti bourgeois“, comme veut faire croire son leadership au niveau national ? Ou ses liens avec l’extrême droite, particulièrement forts à l’est, ont-ils pris le dessus ? Le Congrès national de l’AfD en ce mois de novembre apportera une réponse. .
En attendant, on doit constater déjà qu’on a affaire à un parti qui a pour ambition de détruire le système politique actuel que certains à l’AfD appellent une „dictature“. Avec la doctrine du grand remplacement (des immigrés musulmans remplacant la population autochtone), défendue par Björn Höcke et d‘autres, il propose un futur Etat AfD comme protecteur „du peuple“. Björn Höcke veut „nettoyer l’Allemagne“ et juge qu’un nouveau „Führer“ va être nécessaire. Tous les partis politiques s’opposent à l’AfD et veulent la faire disparaître de la scène politique, sauf quelques représentants de la CDU locale qui préfèrent une „coalition bourgeoise“, incluant l’AfD, à une coopération avec La Gauche.
Aucun des autres partis politiques n’a encore trouvé de stratégie pour contrer l’AfD, regagner leur électorat, la faire disparaître ou l’anéantir comme ils ont pu le faire avec les autres partis d’extrême droite dans le passé. L’écroulement du système politique démocratique traditionnel, comme on a dû le constater en France, en Italie, dans d’autres pays européens, où les extrêmes droites et les nationalistes ont gagné beaucoup de terrain, se manifeste maintenant en Allemagne. Evidemment, la forme et le contexte de ce défi varient de pays en pays. Mais ce défi est bien réel et il se pose à toute la communauté des pays démocratiques en Europe – et au-delà.