L’évasion fiscale s’élève à une somme comprise entre 40 et 80 milliards d’euros par an pour la France seule, et entre 1000 et 2000 milliards par an pour l’Europe, selon les estimations les plus fiables. Dans un livre sur les paradis fiscaux, Gabriel Zucman relève que 8% du patrimoine financier des ménages y est détenu. Au moment où l’impôt réclamé par un gouvernement qui voudrait contenir voire réduire sa dette parait accabler les ménages et les petites entreprises, ces chiffres suscitent une question élémentaire : que fait l’Etat, que fait l’Union européenne pour colmater cette fuite ?
Le député socialiste Yann Galut, qui vient lui aussi de publier un livre sur Le pillage de l’Etat , et l’avocat Michel Aujean, ancien directeur des analyses et politiques fiscales à la Commission européenne, en ont débattu, le jeudi 28 novembre, à la DILA dans une séance animée par Christian Chavagneux, d’Alternatives Economiques, directeur aussi de la revue l’Economie politique.
Le combat qui vient d’aboutir au vote par le Parlement de la loi contre la fraude fiscale a été mené d’abord par la société civile, affirme Yann Galut. C’est une thématique qui était certes connue des spécialistes et que des parlementaires ont affrontée entre 1997 et 2002 – il y a eu des rapports de Vincent Peillon et de Arnaud Montebourg – mais qui avait presque disparu depuis. Nicolas Sarkozy n’affirmait-il pas que les paradis fiscaux avaient disparus ?
Deux chocs médiatiques
Deux chocs en France ont remis le thème en haut de l’affiche : l’exil fiscal de Gérard Depardieu, tout légal qu’il fût, a donné au champion de la lutte contre l’évasion fiscale qu’était Yann Galut l’occasion d’un petit esclandre médiatique qui lui a valu la présidence d’un groupe de travail sur le sujet à l’Assemblée nationale. Et surtout l’affaire Cahuzac a suscité en France une prise de conscience sur l’ampleur du problème. Celui-là même qui était en charge de la lutte contre la fraude fiscale trichait. L’Etat devait intervenir. La crise, en posant un problème immédiat de recettes, contribuait à mettre fin dans l’opinion à une forme de tolérance et à diminuer l’intérêt que les Etats eux-mêmes trouvaient dans les paradis fiscaux à travers leur participation dans des grands groupes industriels ou financiers. Le Sénat français a procédé à de nombreuses auditions, de juin à septembre de cette année. L’aboutissement du travail des spécialistes en a été accéléré.
L’évasion et la fraude fiscales se passent principalement à trois niveaux :
- l’évasion fiscale des particuliers,
- celle des grandes entreprises du CAC40, avec ou sans participation de l’Etat,
- l’escroquerie à la TVA, qui consiste à monter de fausses sociétés pour faire du commerce international, recevoir ainsi (ou pas) des biens que ces sociétés ne déclarent pas et revendent en interne ou réexportent dans un autre pays en se faisant rembourser la TVA – qu’elles n’ont jamais payée ! Les finances publiques font des chèques de remboursement au bénéfice de ces fausses structures, qui les encaissent et disparaissent.
Le « verrou de Bercy »
La lutte contre la fraude et l’évasion fiscales rencontre en France une difficulté particulière que l’affaire Cahuzac a bien mise en lumière. On l’appelle « le verrou de Bercy ». Seul le ministère des Finances peut saisir la justice pénale. Un procureur qui aurait connaissance d’une fraude fiscale ne peut instruire l’affaire, il doit la renvoyer à Bercy. Bercy a le monopole des poursuites. Le ministère s’est opposé au projet de Yann Galut visant à le dessaisir de ce monopole au profit du système judiciaire, en faisant valoir que la justice n’était pas assez spécialisée, trop lente… Peut-être. Mais, affirme le député, quand Bercy tombe sur une fraude, il négocie un chèque et ne poursuit pas si le fraudeur paye. Bercy récupère cet argent pour son budget.
Un arrêté de 2008 a cependant permis de contourner ce blocage : lorsqu’un procureur tombe sur de la fraude fiscale, il ouvre désormais son enquête en blanchiment de fraude fiscale.
Le « verrou de Bercy » est cependant en passe de sauter. La loi sur la lutte contre la grande délinquance économique et financière que vient de valider en partie le Conseil constitutionnel est accompagné d’un projet de loi organique créant un procureur financier à compétence nationale, ce qui devrait enfin permettre de soumettre à la justice les délits de fraude fiscale, et de traiter les enquêtes en matière économique et financière avec les techniques spéciales d’écoute et d’infiltration qui ne pouvaient être utilisées jusqu’à présent. La création du délit de fraude fiscale en bande organisée et l’utilisation de preuves d’origine illicite permettront aussi de poursuivre les différents acteurs qui interviennent dans ces délits. Le Conseil constitutionnel a invalidé l’article autorisant une garde à vue de 96 heures en cas de soupçon de fraude fiscale, comme portant atteinte à la liberté individuelle.
Concurrence fiscale intra-européenne
Par définition cependant la fraude et l’évasion fiscale sont des questions internationales. Michel Aujean remarque avec amertume que l’Europe est l’endroit où la concurrence fiscale est la plus exacerbée. La commission n’avait pas attendu la crise pour prendre conscience du problème, et c’est le commissaire Mario Monti qui avait lancé le paquet fiscal de 2005 comprenant le Code de conduite et la directive Epargne.
L’échange automatique
La lutte contre le dumping fiscal et la directive sur la fiscalité de l’épargne ont évolué vers l’échange automatique d’informations, sous l’impulsion aussi de l’OCDE. Première question : un échange sur quoi ? Il fallait définir le champ d’application. A la fin de 1990, les échanges d’informations concernaient les revenus des dépôts bancaires, des obligations, en laissant de côté les revenus variables comme ceux des actions ou des SICAV. Ce champ d’application s’est révélé trop étroit face à l’inventivité des banques. Les possibilités de contournement sont multiples ; certains ont imaginé des obligations sans intérêt (mais avec plus-value à la vente). Et il n’y a pas de sanction contre ceux qui donneraient des informations fausses ou incomplètes.
En 2008, la Commission de Bruxelles a essayé de renforcer l’échange automatique mais sa proposition n’a toujours pas abouti à cause de l’opposition du Luxembourg et de l’Autriche. Les deux pays refusent d’appliquer la proposition de Bruxelles en arguant du fait qu’ils pratiquent la retenue à la source et ne sont donc pas obligés de fournir des informations.
Les bras, ça se tord, mais il faut quelqu’un qui prenne la main pour tordre le bras ! commente le fiscaliste, songeant à la passivité des « grands » pays comme la France, l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie qui n’ont pas fait beaucoup d’efforts pour convaincre les Etats récalcitrants d’adopter une directive qui doit être prise à l’unanimité. Plusieurs pays de la périphérie européenne ont pris des mesures dites « équivalentes » au lieu d’appliquer les mesures préconisées par l’UE, et ces « mesures équivalentes » sont souvent des retenues à la source. Qui peuvent être importantes. On est monté à 35 % en Suisse, ce qui pourrait paraitre dissuasif, si le champ d’application couvrait l’ensemble des revenus. Or les banques suisses ont imaginé des titres assimilables à des actions mais fournissant un revenu garanti qui se trouve donc hors du champ de l’échange d’informations qui ne couvre que les revenus fixes. L’accord a été étendu aux territoires dépendants et associés, pour la Grande Bretagne par exemple, les îles Caïman, Jersey, Malte…
Finalement l’efficacité de cette mesure est encore réduite puisqu’elle ne concerne que les personnes physiques et non les personnes morales. Un système de sociétés écrans éloigne et protège les bénéficiaires. A Malte par exemple, un impôt de 35% est perçu sur les sociétés, mais il est remboursé aux actionnaires non-résidents. Les fonds d’investissement composés d’au moins 25% d’obligation sont couverts par la directive. Mais le texte fait référence aux fonds communs de placement qui ont un « passeport européen » et ceux qui n’ont pas ce passeport ne sont pas dans le champ (on peut en acheter au Luxembourg notamment). Les dividendes ne sont pas imposés lorsque le destinataire final n’est pas identifié.
L’Assiette commune consolidée
L’OCDE a tenu récemment à Djakarta son forum global sur la transparence et l’échange d’informations. En plus d’un classement des bons et mauvais élèves, on y a examiné les moyens utilisés pour pratiquer l’évasion fiscale, en particulier par les grandes sociétés qui utilisent les situations de « mismatches », c’est-à-dire jouent des différences de législations entre les pays selon le type d’imposition (sur le revenu, sur les sociétés, sur le patrimoine, etc.)
La France et l’Allemagne mettent en avant un projet d’Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS), auquel l’ancien fonctionnaire de la Commission de Bruxelles Michel Aujean a longtemps travaillé. La formule associant assiette unique et consolidation des bénéfices des grands groupes simplifierait la vie des entreprises et leur donnerait l’assurance de n’être taxées que sur leur profit net. Elle répondrait aussi à la préoccupation de l’OCDE qui dénonce le découplage croissant entre le lieu où les entreprises exercent leurs activités et investissent et celui où les bénéfices sont déclarés à des fins d’optimisation fiscale.
Bibliographie :
- Yann Galut Le pillage de l’Etat, Flammarion
- Christian Chavagneux
Une brève histoire des crises financières. Des tulipes aux subprimes, La Découverte 2011
avec Ronen Palan :Les paradis fiscaux, La Découverte, collection Repères, 2007
Liens :
- sur le livre de Gabriel Zucman : à la République des idées : http://www.repid.com/La-Richesse-cachee-des-nations.html
- Christian Chavagneux d’alternatives économiques : http://alternatives-economiques.fr/blogs/chavagneux/2013/11/22/de-la-richesse-cachee-des-nations-sur-le-livre-de-gabriel-zucman/