Pour l’Allemagne, la libération de Mikhaïl Khodorkovski qui est arrivé, le vendredi 20 décembre à Berlin, en provenance du camp de travail de Segueja dans le nord de la Russie, constitue un double succès diplomatique. Elle est due en effet aux démarches personnelles et discrètes de l’ancien ministre des affaires étrangères Hans Dietrich Genscher et aux relations particulières qu’entretiennent l’Allemagne et la Russie.
Il y a déjà deux ans que les avocats de l’ancien magnat du pétrole avaient sollicité l’ancien dirigeant allemand, aujourd’hui âgé de 86 ans. Chef de la diplomatie ouest-allemande de 1974 à 1992, Hans Dietrich Genscher a développé l’Ostpolitik menée par les sociaux-démocrates et son parti libéral dans les années 1970. Il en a gardé des contacts dans les milieux dirigeants russes. En juin 2012, il a eu un entretien privé avec Vladimir Poutine qui faisait sa première visite officielle à Berlin après sa réélection à la présidence. Cette année, il a eu un autre contact direct avec le chef du Kremlin. Il lui a transmis plusieurs lettres de Mikhaïl Khodorkovski ou de ses avocats. Il avait pris le conseil d’un politologue, Alexander Rahr, spécialiste de l’URSS et de la Russie, biographe – non-autorisé – de Vladimir Poutine.
C’est encore Hans Dietrich Genscher qui a convaincu un homme d’affaires de ses amis, Ulrich Bettermann, de mettre un avion privé à la disposition de Mikhaïl Khodorkovski pour l’amener de Saint-Pétersbourg à Berlin. Et c’est encore lui qui a accueilli le prisonnier le plus célèbre de Russie à l’aéroport de Tegel et qui l’a accompagné jusqu’à l’hôtel Adlon dans la centre de la capitale allemande.
« Il y avait une fenêtre d’opportunité », a déclaré la chancelière Angela Merkel. Sans doute faisait-elle allusion à la proximité des Jeux olympiques d’hiver à Sotchi dont Vladimir Poutine veut tirer profit pour redorer l’image de la Russie. Même si les chefs d’Etat occidentaux n’assistent pas à la cérémonie d’ouverture, le président russe est intéressé à éviter toute polémique sur la situation des droits de l’homme en Russie pendant les JO.
Le rôle d’Angela Merkel
Toutefois les efforts d’Hans Dietrich Genscher n’auraient sans doute pas abouti si les relations entre l’Allemagne et la Russie ne revêtaient pas une signification particulière pour les deux pays. Le premier dépend largement des livraisons de gaz russe pour son approvisionnement énergétique et considère la Russie comme un de ses principaux marchés. Le second est tributaire des machines-outils allemandes s’il veut moderniser son économie. D’autre part, comme l’a rappelé Angela Merkel, la Russie est un « partenaire stratégique » pour l’Allemagne, même si les divergences sont nombreuses. La chancelière n’hésite pas à parler clairement à Vladimir Poutine, avec lequel elle peut s’entretenir indifféremment en russe, qu’elle maitrise depuis sa période est-allemande, ou en allemand, qu’il comprend et parle grâce à son séjour comme agent du KGB à Dresde pendant la guerre froide.
Angela Merkel a critiqué publiquement les pressions exercées sur l’Ukraine pour qu’elle ne signe pas l’accord d’association avec l’Union européenne. Elle laisse dire qu’en privé elle ne manque aucune occasion d’évoquer la question des droits de l’homme en Russie. La chancellerie a été tenue au courant des démarches d’Hans Dietrich Genscher au sujet de Mikhaïl Khodorkovski et l’ambassade d’Allemagne à Moscou avait des instructions pour faciliter la délivrance d’un visa Schengen à l’ancien oligarque.
Divergences dans la coalition ?
La politique russe de l’Allemagne pourrait cependant faire l’objet de divergences au sein de la grande coalition qui vient d’être formée à Berlin. Le nouveau ministre des affaires étrangères, Franz Walter Steinmeier, qui occupait déjà ce poste dans le premier gouvernement Merkel de grande coalition (2005-2009), est en effet partisan du « changement par la coopération » avec la Russie. Dans la lignée de Gerhard Schröder, dont il a été le directeur de cabinet à la chancellerie de 1998 à 2005, il considère que la Russie doit être un partenaire et un interlocuteur privilégié de l’Allemagne, en dehors de tout jugement sur la situation intérieure du pays. Pour lui, c’est en coopérant économiquement et diplomatiquement avec les Etats occidentaux que les Russes trouveront la voie de la démocratie.
Cette position est soutenue par les milieux d’affaires allemands et par une partie de la démocratie chrétienne. Mais à l’intérieur de la CDU, d’autres responsables mettent en garde sur les dérives autoritaires du régime de Vladimir Poutine, qui ont aussi des conséquences sur sa politique internationale. Franz Walter Steinmeier lui-même est obligé de reconnaitre que sa théorie du « changement par la coopération » n’a pas vraiment donné les résultats escomptés.
La libération de Mikhaïl Khodorkovski peut renforcer ceux des dirigeants occidentaux qui ont tendance à penser que les interventions en faveur des droits de l’homme dans les pays autoritaires doivent être discrètes pour être efficaces. Mais force est de reconnaitre que la pression publique sur Vladimir Poutine pour qu’il adoucisse ses positions et sur les dirigeants occidentaux pour qu’ils défendent leurs principes, fût-ce en privé, est une condition du succès.