En mettant fin aux fonctions de son premier ministre, l’expérimenté Ahmet Davutoglou, pour le remplacer par un des ses hommes-liges, Binali Yildirim, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a franchi un nouveau pas sur la voie du pouvoir personnel, un pouvoir qu’il entend institutionnaliser par la mise en place d’un régime présidentiel qui lui donnera les mains encore plus libres. Ahmet Davutoglou était le principal négociateur de l’accord entre la Turquie et l’Union européenne sur les réfugiés. Recep Tayyip Erdogan n’a pas supporté que son premier ministre se mette en valeur en conduisant cette négociation. Des dissensions se sont élevées entre les deux hommes, donnant au président turc un prétexte pour affirmer son autorité et ouvrir la voie à une forme d’autocratie.
Le durcissement du régime se manifeste de diverses manières. Le Parlement vient ainsi d’adopter une loi qui facilitera la levée de l’immunité parlementaire des députés mis en cause par la justice pour propagande en faveur du terrorisme. Cette mesure vise le principal parti d’opposition, le Parti démocratique des peuples (HDP), considéré comme pro-kurde, accusé de collusion avec le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan. La réforme pourrait être l’un des objets d’un référendum constitutionnel qui renforcerait les prérogatives du président. Par ailleurs, deux journalistes viennent d’être condamnés à cinq ans de prison pour avoir révélé un trafic d’armes organisé par les services secrets turcs. Une sentence qui met en cause, une fois de plus, la liberté d’expression en Turquie.
Il y a deux ans, dans son fameux discours de Tusnadfürdö en Roumanie, le premier ministre hongrois, Viktor Orban, affirmait que les démocraties libérales avaient fait leur temps et que le tour était venu des Etats « illibéraux », seuls capables d’affronter avec succès la compétition mondiale. Il donnait en exemples, outre son propre pays, Singapour, l’Inde, la Chine, la Russie…et la Turquie. Les autorités turques n’ont pas particulièrement apprécié que leur pays soit ainsi classé parmi les régimes autoritaires. Pourtant le président turc s’emploie avec constance, depuis quelques années, à donner raison à Viktor Orban en multipliant les initiatives contraires à l’Etat de droit et aux libertés publiques. Il s’éloigne de plus en plus des « valeurs européennes » auxquelles il dit adhérer.
Les porte-parole du régime soutiennent que le président ne porte nullement atteinte à la démocratie. Ils estiment au contraire qu’il la défend avec courage dans un environnement régional marqué par des guerres meurtrières. Ils soulignent que plusieurs consultations électorales se sont succédé en Turque dans des conditions conformes au droit. Quand on leur objecte que des journalistes ou des députés sont régulièrement poursuivis par la justice, ils affirment que ceux-ci ne sont pas inquiétés pour leurs opinions mais pour leurs liens avec le terrorisme du PKK, qui combat le régime par les armes. La mauvaise image de la Turquie en Europe serait, selon eux, le résultat de préjugés qu’il conviendrait de dissiper.
Plusieurs enquêtes internationales montrent pourtant que cette image n’est pas usurpée. Ainsi l’association Reporters sans frontières place-t-elle la Turquie en 151ème position (sur 180) dans son classement annuel de la liberté de la presse. La Commission européenne, qui publie chaque année un rapport sur l’état des pays avec lesquels elle mène des négociations d’adhésion, dénonce des atteintes à la liberté d’expression et de réunion. Elle souligne également les menaces qui pèsent sur l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs. Pour elle, la Turquie est encore loin de répondre aux critères démocratiques requis pour entrer dans l’Union. Elle a même tendance à s’en éloigner.
Cette dérive préoccupe les dirigeants européens. Après avoir rencontré le président turc à Istanbul, lundi 23 mai, Angela Merkel a tenu des propos très fermes. « J’ai clairement indiqué que nous avons besoin d’une justice indépendante, de médias indépendants, d’un Parlement fort et que la levée de l’immunité d’un quart des députés du Parlement turc était une source d’inquiétude », a-t-elle déclaré. Longtemps l’Union européenne a considéré que les négociations d’adhésion étaient le bon moyen pour imposer à la Turquie le respect des normes démocratiques et contribuer à son évolution. Dans un premier temps, la méthode a paru porter ses fruits. Elle apparaît aujourd’hui nettement moins efficace.