Lampedusa : drame humain, enjeu politique, solution économique

Le drame survenu le 3 octobre au large de l’île italienne de Lampedusa, qui a causé la mort de près de 300 migrants en provenance du continent africain, pose une fois de plus la question du trafic d’êtres humains qui rappelle les temps sombres de l’esclavage. L’Europe est compatissante mais impuissante à assumer ses responsabilités. De prime abord, le drame de Lampedusa représente un problème sécuritaire et politique. La perspective des élections européennes de mai 2014 et la poussée des partis populistes et xénophobes à la faveur de la crise préoccupent fortement les dirigeants des pays de l’Union européenne.

Un drame humain, une question sécuritaire et un enjeu politique, tels sont les ingrédients d’un événement qui a choqué l’opinion publique européenne et secoué les consciences. Il résume la fragilité de nos sociétés dans une situation de crise économique aiguë et la paralysie de nos gouvernants devant cette vague de migration en provenance d’Afrique ou du Moyen-Orient.

Les institutions publiques de développement (Banque mondiale, programmes des Nations unies, etc.) alertent depuis une vingtaine d’années sur l’ampleur du phénomène. Près d’un milliard d’individus, soit environ 1/7ème de la population mondiale, migrent en effet du sud vers le nord, du sud vers le sud et du nord vers le nord. C’est une dynamique porteuse de développement et de richesse économique, mais aussi une menace pour la stabilité et l’harmonie de nos sociétés.

Un phénomène inégalé de migrations internationales

Faute d’avoir suffisamment anticipé le phénomène et en avoir saisi l’ampleur, les responsables politiques sont soumis à une surenchère populiste et xénophobe qui s’est développée particulièrement avec la crise économique de ces dernières années. L’exemple le plus parlant est venu de la Grèce avec les « ratonnades » organisées par le parti Aube dorée à l’encontre des immigrés. Mais il touche également l’ensemble de l’Europe occidentale avec la tentation du repli sur soi et le rejet de l’UE que prônent certains partis politiques en France, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et dans les pays scandinaves.

Le spectre d’une Europe morcelée, aux tentations nationalistes et identitaires, succède aux ambitions de prospérité et d’ouverture des frontières de l’union politique et monétaire.

Les politiques d’aide au développement, initiées par l’UE et les institutions publiques spécialisées, n’ont pas toujours réussi à résoudre les inégalités entre les pays du Sud et du Nord.

Le phénomène inégalé des migrations internationales a été favorisé par la croissance exponentielle des moyens de transport et de communication.

On estime à 740 millions le nombre d’individus qui se déplacent dans une même zone géographique pour trouver un emploi et améliorer leur cadre de vie (migrations nord-nord et sud-sud) et à 230 millions le nombre d’individus qui partent du sud vers le nord. La proportion de cette population de migrants se déplaçant du nord vers le sud est d’environ 3 % sur le milliard estimé par les institutions spécialisées (voir le Rapport sur le Développement humain du Programme des Nations unies pour le développement – PNUD, 2010).

Selon ce rapport, « seuls 37 % des migrants vont d’un pays pauvre vers un pays riche, 60 % se déplacent entre pays riches ou entre pays pauvres et le reste (3 %) d’un pays riche vers un pays pauvre ».

La comparaison des chiffres relativise donc l’aspect dramatique de populations migrantes, à la recherche désespérée d’un havre de paix et de prospérité, que l’Europe ne pourrait accueillir. En Asie ou en Amérique du Nord, par exemple, le phénomène est courant et les politiques d’intégration économique, même si elles ne sont pas exemptes de difficultés, enregistrent un certain succès. C’est donc principalement à partir du « ventre mou » de l’Europe (Turquie, Grèce, Italie ou Espagne) que le problème se pose, favorisant un sentiment d’invasion et d’impuissance devant ce phénomène. En France, par exemple, la concomitance de la controverse sur les Roms avec le drame de Lampedusa ont aiguisé ce sentiment d’inquiétude et de drames à venir.

Mettre en place une politique rationnelle des flux migratoires

L’urgence de la gestion politique et sécuritaire ne doit pas masquer l’enjeu plus ambitieux, profond et durable du développement et de l’intégration économique. Car, comme l’analyse le Réseau européen des migrations, « malgré la crise économique actuelle et des taux de chômage élevés, les pays européens sont confrontés à des pénuries de main-d’œuvre et à l’impossibilité de recourir à des travailleurs nationaux dans certains secteurs d’emploi. Le vieillissement à long terme de la population en Europe devrait réduire de moitié le rapport entre les personnes en âge de travailler (20 à 64 ans) et les personnes âgées de 65 ans ou plus, au cours des cinquante prochaines années. Autrement dit, d’ici 2060, le nombre de personnes en âge de travailler en Europe devrait décliner de près de 20 %, soit plus de 50 millions de personnes », selon ce rapport daté de 2011.

Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), 50 millions de personnes vivent et travaillent à l’étranger en situation irrégulière, à l’échelle de la planète. En Europe ce sont entre 4,5 et 8 millions de travailleurs qui sont sans papiers. Ils représentent entre 0,97 et 1,73 % d’une population européenne qui totalise près de 510 millions. Par comparaison, ils sont 12 millions aux Etats-Unis sur une population totale qui avoisine 320 millions.

Sur le plan économique, on estimait en 2010 les transferts d’argent envoyé par les migrants à destination des pays en développement à environ 325 milliards de dollars dont 103 milliards en provenance de l’UE, soit plus de deux fois et demie l’aide publique au développement (rapport de la Banque mondiale sur la migration et le développement, 2011).

Dans cet ordre d’idées, les institutions spécialisées recommandent le « renforcement du lien politique entre zones de départ, zones de transit et zones d’accueil et le renforcement de l’accueil d’une main-d’œuvre étrangère sectoriellement identifiée » (rapport de l’Agence française de développement-AFD, 2013). Ce rapport va plus loin en recommandant la mise en place de filières d’immigration régulière afin de lutter contre le danger de flux migratoires irréguliers. Il s’agira, selon ce texte, d’assurer une meilleure concertation entre les Etats d’origine et les Etats d’accueil pour assurer une politique plus rationnelle de l’immigration.

L’enjeu est de taille quand on sait combien une main-d’œuvre mieux intégrée et mieux formée dans le pays d’accueil peut contribuer également au développement du pays d’origine.

La coopération entre le Nord et le Sud a facilité le développement de régions hier délaissées et aujourd’hui porteuses d’avenir. La croissance démographique des pays d’Afrique et du Moyen-Orient est en train de se réguler (voir les études de l’Institut national d’études démographiques-INED). Des populations jeunes, mieux éduquées, entrent massivement sur le marché du travail sans que les infrastructures existantes puissent leur donner les débouchés nécessaires.

C’est aussi cela le drame de Lampedusa.