Le Chili entre crise politique et crise sanitaire

Trente ans après la fin de la dictature, la démocratie chilienne, longtemps bridée par les « enclaves autoritaires » imposées par Pinochet et ses partisans, semblait enfin sur le point de se libérer de ce lourd héritage, grâce à une mobilisation populaire sans précédent qui a obligé le président Sebastián Piñera à convoquer pour le 26 avril un referendum susceptible de déboucher sur l’adoption d’une nouvelle constitution. La pandémie du COVID 19, qui n’épargne pas le Chili même si ce pays ne figure pas parmi les plus touchés, a entraîné le report de cette échéance, mais il est peu probable qu’elle remette en cause l’aboutissement du processus de changement radical engagé en octobre 2019.

Le palais de La Moneda à Santiago
MTVS

Une transition démocratique incomplète

Après le succès du NON au referendum du 5 octobre 1988, qu’il avait imprudemment organisé dans la conviction que les Chiliens voteraient massivement pour son maintien en fonctions, le général Pinochet n’accepta de renoncer au pouvoir qu’à certaines conditions destinées à préserver son héritage et à lui assurer, ainsi qu’à ses anciens collaborateurs, une forte influence sur le cours des choses. Ainsi, les nouvelles forces démocratiques furent contraintes d’accepter le maintien en vigueur de la constitution de 1980, qui conférait un rôle central aux militaires et interdisait toute atteinte au système économique néolibéral. Les futurs présidents de la République n’auraient pas le droit de destituer les commandants en chef des forces armées, « garantes de l’ordre constitutionnel ». Le général Pinochet resterait lui-même à la tête de l’armée de terre jusqu‘à sa retraite en mars 1998, après quoi il deviendrait « sénateur à vie » (disposition applicable exclusivement aux anciens présidents ayant exercé leurs fonctions pendant plus de six années consécutives, ce qui en pratique en limitait l’application au seul ancien dictateur). En outre, la présence à la chambre haute de neuf « sénateurs désignés », dont quatre choisis en leur sein par les forces armées, avait pour effet de modifier considérablement le rapport de force issu des élections. Dans le même sens, la loi électorale instituait un scrutin binominal propre à assurer, sous prétexte de renforcer la stabilité politique, une surreprésentation de l’opposition et donc de la droite pinochétiste.

L’arrestation de Pinochet à Londres, le 16 octobre 1998, en dépit de l’immunité dont il pensait bénéficier en tant que Sénateur à vie, suscita dans un premier temps une réaction indignée au Chili, même au sein de la Concertacion, l’alliance gouvernementale regroupant les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates, dont la plupart des dirigeants dénoncèrent une atteinte inadmissible à la souveraineté nationale. Elle fut cependant à l’origine, chez beaucoup de Chiliens qui voyaient encore en Pinochet l’homme providentiel ayant « sauvé le pays du communisme », d’une prise de conscience, lente mais salutaire, de la gravité des crimes de la dictature. Elle amena aussi les démocrates à intensifier leurs efforts pour se débarrasser des séquelles institutionnelles de l’ancien régime. Leurs revendications furent partiellement couronnées de succès quelques années plus tard lorsqu’ils obtinrent, en 2005, la suppression des sénateurs désignés et l’abolition de l’inamovibilité des commandants en chef. Mais ce n’est qu’en 2015 que fut adoptée une loi électorale plus équitable, fondée sur le système proportionnel. Et la constitution de 1980, si elle fut amendée à différentes reprises, n’a jamais été modifiée en profondeur, pas plus que le régime économique néolibéral qui avait inspiré ses rédacteurs.

Un système économique ultralibéral, source de très fortes inégalités

Dans les années 1970, la dictature chilienne a décidé de mettre en œuvre sans restrictions la doctrine de Milton Friedman et de l’École de Chicago. Le célèbre économiste américain se rendit deux fois à Santiago, où il fut reçu avec tous les honneurs par Pinochet. A Mario Vargas LLosa qui, lors d’une visite à Lima, l’interrogeait sur le point de savoir s’il n’était pas troublé par le fait que ses théories soient appliquées par des régimes tels que celui de Pinochet au Chili et de Videla en Argentine, le futur prix Nobel d’économie répondit : « je n’aime pas les régimes autoritaires mais je choisis le moindre mal ».

Devenu sous la dictature un laboratoire des théories néolibérales, le Chili, premier pays au monde à privatiser les retraites, n’a pas remis en question ce modèle après le retour à la démocratie. Les dirigeants issus de la démocratie chrétienne ou de la social-démocratie, sensibles aux pressions de milieux d’affaires aussi conservateurs qu’influents, se sont convaincus que la pérennité des remarquables succès économiques nationaux exigeait que l’État intervienne le moins possible face aux acteurs d’un secteur privé tout puissant. Cela les amena, par exemple, à achever le processus de privatisation de la distribution de l’eau engagé en 1981.

C’est dans une large mesure l’application de la « doctrine Friedman » qui a fait du Chili, en dépit de sa prospérité, le pays le plus inégalitaire d’Amérique latine après le Brésil.
Selon un récent rapport de la Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine (CEPAL), au Chili les 10% les plus riches possèdent les deux tiers de la richesse nationale et 1% des citoyens s’en approprient plus du quart. Les Chiliens appartenant à cette frange de la population seraient au demeurant deux fois plus riches, en moyenne, que leurs homologues français.
Le salaire minimum interprofessionnel reste fixé à 7100 pesos, soit environ 340 euros, dans un pays où le coût de la vie est proche de celui des États d’Europe de l’Ouest. Quant aux retraités, plus de la moitié d’entre eux perçoivent des pensions inférieures à 70% de ce salaire minimum.
Le caractère inégalitaire de la société chilienne est particulièrement manifeste dans les domaines de la santé et de l’éducation. 16% de la population ont accès à un système de santé privé, de grande qualité, ces privilégiés étant les moins sujets au risque d’être frappés par des pathologies graves. Les autres ont recours à un système public qui dispose de moyens très inférieurs en termes de personnel et d’équipements. Dans le domaine de l’éducation, force est de reconnaître que des progrès remarquables ont été accomplis, et que le Chili occupe une place honorable dans les classements internationaux. Mais son enseignement supérieur est le plus cher d’Amérique latine, ce qui exclut de ses amphithéâtres les jeunes des milieux défavorisés et conduit à un niveau d’endettement très élevé dans de nombreuses familles.
D’une manière générale, le Chili affiche d’excellentes statistiques par rapport à la plupart des pays d’Amérique latine. Mais celles-ci sont trompeuses : elles reflètent une moyenne qui masque souvent d’abyssales disparités géographiques et sociales, entre Santiago et le reste du pays et, dans la capitale, entre la classe « supérieure » qui habite les quartiers résidentiels de Las Condes ou de Vitacura et les habitants des zones défavorisées de la métropole qui, en dépit d’une nette diminution du taux de pauvreté, survivent difficilement avec des salaires modiques et sont en proie au surendettement.

L’explosion du 18 octobre

Le 18 octobre 2019, une légère augmentation du prix du ticket de métro a provoqué une réaction de révolte à laquelle personne ne s’attendait : des manifestations étudiantes se sont transformées en un véritable soulèvement de la jeunesse qui s’est lui-même rapidement généralisé et converti, dans l’ensemble du pays, en un mouvement puissant de contestation du modèle économique et social chilien. Des foules immenses se sont rassemblées, dans la capitale et dans les principales villes du pays, pour exiger des changements radicaux. « Il ne s’agit pas de 30 pesos mais de trente années », proclamait l’un des slogans des manifestants. Cette formule exprime bien l’ampleur du mécontentement ressenti par une large fraction de la population devant l’incapacité des gouvernements successivement en place depuis 1990 à modifier en profondeur un système qui laisse libre cours aux forces du marché et permet aux oligarchies privées de contrôler totalement les pensions de retraite et en grande partie la santé et l’enseignement.

Le président Piňera et son gouvernement, constitué pour l’essentiel d’anciens partisans de la dictature comme lui-même, ont d’abord tenté de recourir à une répression brutale pour faire entendre raison aux manifestants, en particulier ceux qui se retrouvaient en masse, tous les vendredis, sur l’une des places emblématiques de Santiago, la Plaza Italia. Cette stratégie, marquée par des violences policières parfois meurtrières, n’a fait qu’exacerber la détermination de millions de Chiliens à obtenir des changements structurels et non disposés à se contenter de belles paroles.

Moins de trois mois après le début du mouvement de contestation, la confiance de l’opinion dans les institutions, telle qu’elle était mesurée par l’institut de sondages CEP (Centro de estudios publicos), était tombée à des niveaux jamais atteints précédemment : 7% pour les entreprises, 5% pour le gouvernement, 3% pour le parlement, 2% seulement pour l’ensemble des partis politiques. Et le taux d’approbation de la politique du Président Piňera n’était plus que de 6%.

Dans un tel contexte, les autorités n’avaient plus d’autre choix que d’accéder à l’une des principales exigences des manifestants et des deux tiers de la population (67% selon le CEP), celle de l’adoption d’une nouvelle constitution qui refonde la démocratie chilienne sur des bases nouvelles.
Le 27 décembre dernier, un décret présidentiel convoquait le corps électoral pour le 26 avril 2020 : les Chiliens seraient appelés ce jour-là à décider, dans le cadre d’un referendum national, s’ils souhaitaient l’adoption d’une nouvelle constitution et, dans l’affirmative, par quel mécanisme. Deux options leur seraient proposées : une assemblée constituante formée intégralement de citoyens élus ou une assemblée formée pour moitié de citoyens élus et pour moitié de parlementaires. Selon le CEP, 44% des Chiliens se préparaient à choisir la première possibilité et 37% la seconde. Tous les sondages postérieurs des différents instituts confirment l’existence d’une nette majorité en faveur d’une constituante entièrement composée de nouveaux élus.
La même enquête fournit des indications intéressantes sur l’état de l’opinion à quelques mois du referendum : en janvier, 55% des Chiliens approuvaient le mouvement social né le 18 octobre dernier, et 64% considéraient la démocratie comme la meilleure forme de gouvernement, ce qui représentait une forte hausse par rapport aux chiffres antérieurs à la crise. Par ailleurs, le sondage du CEP confirme que les raisons principales de l’explosion sociale sont l’excessive inégalité dans la répartition des revenus, le faible niveau des pensions de retraite, le coût de la vie jugé trop élevé et les déficiences des systèmes de santé et d’éducation.

Le COVID 19, acteur inattendu sur la scène politique chilienne

À ce jour, la pandémie du COVID 19 n’a certes pas touché l’Amérique latine - et le Chili en particulier - autant que l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale. Elle n’en a pas moins contraint le gouvernement de Santiago à modifier le calendrier fixé en décembre : le 25 mars dernier, le congrès a donné son accord au report au 25 octobre du referendum initialement prévu le 26 avril. Quant à l’élection des membres de la constituante, précédemment fixée au 25 octobre, elle aura lieu le 11 avril 2021.

Le Chili est, en nombre de cas répertoriés, le troisième pays d’Amérique latine le plus affecté par le nouveau Coronavirus, après le Brésil et le Pérou. En nombre de décès cumulés (147 décès au 21 avril), il n’est que le sixième. Plus de la moitié des cas et des décès se situent dans la « région métropolitaine » (Santiago et ses environs), de loin la plus peuplée il est vrai. Mais d’autres régions, telle celle de Magallanes dans l’extrême sud du pays, ont un taux de prévalence plus élevé par rapport à leur population.

La première mesure prise par le président Piňera a été, le 13 mars, l’interdiction de tous les rassemblements de plus de 500 personnes, et donc des manifestations récurrentes dans le cadre du mouvement du 18 octobre. Le 16 mars, il annonçait la fermeture de toutes les frontières pour une durée de deux semaines. Le 18, il décrétait l’état d’exception pour une période de trois mois. Le 22, il imposait un couvre-feu de 22 heures à 5 heures sur l’ensemble du territoire national (avec un régime encore plus draconien pour l’Île de Pâques, que sa situation géographique, à plus de 3500 km des côtes chiliennes et plus de 4000 de la Polynésie française, n’a pas mise à l’abri du virus : il est y est interdit de quitter son domicile dès 14 heures).
Cependant, le gouvernement n’a pas été jusqu’à ordonner un confinement général de la population. Il s’est borné à mettre en place une quarantaine dans les communes jugées les plus à risque, et pour une durée limitée : ainsi, après plusieurs semaines de maintien à domicile, les habitants de la commune de Providencia, l’une des plus importantes et des plus prospères de la capitale, viennent de retrouver leur liberté de circulation (à condition de porter un masque en public).
Par ailleurs, depuis la mi-mars, les centres commerciaux ainsi que les restaurants, les bars et tous les « lieux récréatifs » sont fermés dans tout le pays. Demeurent ouverts les supermarchés, les pharmacies et, plus curieusement, les salons de coiffure.
Afin de prévenir la contestation des dispositions qu’il est amené à prendre, le gouvernement a créé le 22 mars une « table sociale » (mesa social) pour le COVID 19, instance de concertation et de coordination dans laquelle siègent notamment, outre les ministres concernés, des maires, des enseignants et des professionnels de la santé. Cela n’a pas empêché que sa politique fasse l’objet de vives critiques, en particulier face au souhait exprimé par le président Piňera de voir les écoles et les universités, dont la fermeture a été prolongée à l’issue des vacances de l’été austral, rouvrir graduellement, moyennant un strict respect de mesures de protection (distanciation physique, port du masque). De nombreux enseignants s’y opposent. De même, les fonctionnaires publics, appelés à reprendre le travail, expriment leurs doutes à cet égard. La réouverture progressive des centres commerciaux, qui a commencé le 21 avril à Santiago, suscite également des inquiétudes.
Au Chili comme ailleurs, un net clivage est perceptible entre ceux qui accordent une priorité absolue à la protection de la population contre la pandémie et ceux qui se soucient surtout des conséquences du coronavirus sur la santé de l’économie.

A certains égards, le président le plus impopulaire de l’histoire du Chili pourrait considérer que le COVID 19 sert ses intérêts : les grandes manifestations pour une société plus égalitaire sont désormais impossibles, et l’exigence de profonds changements structurels est passée au second plan. La préoccupation immédiate est dorénavant, pour l’immense majorité des Chiliens, de se protéger du redoutable virus.
Sebastián Piňera et ses amis de la coalition gouvernementale Vamos Chile savent cependant que l’avenir ne s’annonce pas rose pour eux. Les dommages que le COVID 19 portera à l’économie chilienne, déjà affectée par près de cinq mois de manifestations populaires, risquent d’être considérables et durables. Et rien ne permet de penser que les revendications actuellement mises en sourdine ne reprendront pas avec une égale intensité, voire une vigueur renouvelée, lorsque les choses auront plus ou moins retrouvé un cours « normal ».
Le coronavirus aura certes modifié le calendrier des réformes, mais il ne devrait pas entamer la forte volonté de changement qui s’est exprimée depuis le 18 octobre 2019. On pourra très certainement le vérifier le 25 octobre prochain, si le referendum pour une nouvelle constitution a bien lieu à cette date.

Longtemps loué par tous pour sa stabilité politique et sa prospérité économique, le Chili a pu se targuer d’être un modèle pour ses partenaires d’Amérique latine. Il ne retrouvera cette position avantageuse que s’il parvient, sans porter atteinte à son dynamisme économique, à mener à bien l’ambitieuse mutation institutionnelle et sociale à laquelle aspire la majorité de ses citoyens.