L’ancien chef du gouvernement italien Enrico Letta, président de l’Institut Jacques-Delors, a estimé, mercredi 7 février, qu’en refusant, le même jour, à une assez large majorité, le principe de listes transnationales aux élections européennes le Parlement européen a cédé à « un réflexe de peur » de voir l’Europe évoluer vers plus de démocratie. « On n’a pas encore compris, a-t-il dit, que la réponse au populisme anti-européen n’est pas le recul » mais plutôt la relance d’une « dynamique politique » dont, selon lui, l’idée de listes transnationales est porteuse. Le vote des eurodéputés contre une « européanisation » du scrutin « s’inscrit dans la renationalisation des politiques européennes », a-t-il ajouté, en regrettant la division des pro-européens, dont une partie « a peur de parler un langage pro-européen ».
Deux bulletins de vote
Le principe de listes transnationales aux élections européennes, qui vient d’être rejeté à Strasbourg par 368 voix contre 274, à l’occasion d’un vote consultatif, a été notamment soutenu par Emmanuel Macron dans son discours prononcé à la Sorbonne le 26 septembre 2017. Pour éviter que les élections de 2019 se limitent à « un agrégat de débats nationaux » et pour permettre un « débat démocratique » sur le projet européen, le président français a en effet proposé que les 73 postes d’eurodéputés libérés par les Britanniques après le Brexit soient attribués à des parlementaires élus par les électeurs de tous les pays de l’UE, et non pas seulement par ceux de leur propre pays. Dans cette hypothèse, les électeurs européens disposeraient de deux bulletins de vote, l’un pour choisir les élus présentés sur les listes nationales, l’autre pour départager ceux qui seraient en compétition sur des listes transnationales.
Comme le rappelle Christine Verger, conseillère à l’Institut Jacques Delors, l’idée n’est pas nouvelle. Evoquée en France par Laurent Fabius en 2004, elle a été mentionnée dans plusieurs rapports parlementaires, notamment celui de l’eurodéputé britannique Andrew Duff en 2011. Elle a même été approuvée par le Parlement européen le 11 novembre 2015. Réunis à Rome le 10 janvier 2018, les chefs d’Etat et de gouvernement du Sud de l’Europe – Espagne, France, Grèce, Italie, Portugal, Chypre, Malte – s’y sont déclarés favorables. Le texte sur lequel les eurodéputés se sont prononcés limitait à 27 le nombre d’élus sur des listes transnationales, les autres sièges abandonnés par les Britanniques devant être répartis entre les Etats membres.
Quel que soit le chiffre retenu, la création d’une « circonscription européenne » permettrait, selon Christine Verger, « d’européaniser les débats » en dépassant les préoccupations « essentiellement conjoncturelles, nationales et partisanes » qui masquent les enjeux européens et en encourageant « la formation de véritables acteurs européens ».
L’opposition du PPE
Toutefois, comme le montre le revirement du Parlement européen, les adversaires de cette formule n’ont pas désarmé, à commencer par le PPE (Parti populaire européen), la formation parlementaire majoritaire (avec 217 sièges contre 189 aux sociaux-démocrates, 74 au groupe qui réunit les conservateurs britanniques et la droite polonaise, 68 aux libéraux, 52 à la gauche radicale, 51 aux Verts, 45 au groupe rassemblant l’UKIP britannique et le Mouvement 5 Etoiles italien, 36 à l’extrême-droite, pour un total de 751). Les partis souverainistes, à gauche comme à droite, n’en veulent pas non plus. Une majorité d’Etats y sont également hostiles, en particulier les « petits Etats », c’est-à-dire les moins peuplés, qui craignent qu’une telle mesure ne favorise les « grands Etats ». Celle-ci ne pourrait être adoptée qu’à l’unanimité des Etats membres.
L’eurodéputé français Alain Lamassoure a justifié la position du PPE en affirmant que la formation de listes transnationales créerait des eurodéputés « hors sol » et affaiblirait leurs liens avec leurs électeurs au lieu de les renforcer. Dans un entretien au site EurActiv, il dénonce une idée « assez loufoque », une « lubie de fédéralistes », qui va à l’encontre du « besoin de contrôle démocratique » et de « proximité avec l’électeur ». Les partisans de ces listes pensent au contraire, avec Enrico Letta, qu’elles donneraient une plus grande « visibilité » au débat en créant « un lieu de démocratie européenne » et « une amorce de citoyenneté européenne ».
Pour Christine Verger, « un « demos » européen pourrait ainsi lentement voir le jour, sur la base de cette première expérience ». Les eurodéputés socialistes français ont regretté après le vote que ce nouveau dispositif ait été écarté par « une vaste majorité de la droite européenne, en contradiction avec les conditions de construction d’une véritable démocratie européenne ».
L’idée finira par gagner, assure Enrico Letta. Dans quel délai ? Même si le Parlement européen change d’avis, il est peu probable que des listes transnationales puissent voir le jour en 2019. Il faudrait alors attendre l’échéance de 2024. Les chefs d’Etat et de gouvernement se réunissent le 23 février à Bruxelles pour en débattre. Emmanuel Macron, qui s’était engagé avec détermination pour des listes transnationales et qui vient de subir une défaite à Strasbourg, va-t-il reprendre l’offensive ? Angela Merkel, qui vient enfin de conclure un accord de gouvernement avec ses partenaires sociaux-démocrates, viendra-t-elle à son aide après plusieurs semaines de retrait ? Le poids des nationalismes dissuadera-t-il les dirigeants européens de se lancer dans cette expérience ? Ou sont-ils prêts, comme le dit Enrico Letta, à « faire bouger les lignes » ?