Le mépris du droit du travail, une aubaine pour les multinationales

Lors de la refonte de son système juridique avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, la Russie s’est beaucoup inspirée du droit romain, en particulier tel qu’il est pratiqué en France. Le législateur russe s’est notamment efforcé de mettre en place un régime de protection des salariés, en laissant cependant des brèches dans lesquelles les employeurs russes se sont engouffrés. 

Ainsi, les jours de maladie sont compensés en pourcentage du salaire légal journalier établi par le fonds de sécurité sociale, au maximum 27 euros. En comparaison, le salaire journalier moyen à Moscou s’élève à 31 euros. Dans les faits, les cadres préfèrent utiliser leurs congés annuels, 28 jours en tout, à la place des congés maladie, ou encore venir malade au travail. D’autant que, passés 30 jours ininterrompus de maladie, une commission médicale doit évaluer l’opportunité de requalifier la maladie en invalidité, auquel cas l’employé peut être amené à démissionner pour percevoir une pension allant de 31 euros à 122 euros par mois. 

Ces dispositions profitent particulièrement aux multinationales installées en Russie, qui emploient en règle générale des cadres aux salaires confortables. Car rien n’oblige ces sociétés à appliquer des règles autres que russes, sinon l’éthique générale des affaires. Sont notamment gagnantes les entreprises originaires de pays ayant une législation contraignante en droit du travail, comme la France. En réaction à ces contraintes, pour se mettre à la couleur locale ou encore par opportunisme, l’écrasante majorité de ces multinationales françaises applique les règles russes du droit du travail à la lettre et va même au-delà.

Les institutions locales en déshérence

Le droit du travail russe est appliqué strictement par les employeurs non seulement pour les congés maladie, mais également la protection sociale, les congés maternité et le licenciement. Ainsi, l’employeur est obligé de cotiser à la sécurité sociale pour ses employés, ce qui ouvre à ces derniers le droit au service médical public, avec ses institutions dans un état délabré et leur manque de personnel, notamment de personnel qualifié. Les mères en Russie bénéficient d’une forte protection en droit du travail russe : le congé maternité prend effet deux mois avant la date prévue de l’accouchement et prend fin au maximum trois ans après. Pendant ce temps, l’employeur ne verse pas de salaire ou d’indemnités à la mère, qui perçoit des allocations minimales. Enfin, l’employé peut se voir licencié après être arrivé deux fois en retard de cinq minutes au travail.

Contrairement aux systèmes occidentaux, le droit russe protège peu ou pas du tout les droits de l’homme. Il en découle une certaine vision des relations humaines, notamment dans le monde du travail. Cette vision se concrétise en particulier par une quasi absence de protection contre le harcèlement moral. Car si le dommage moral existe en droit russe, il est très difficile à faire reconnaître par les juges et les praticiens. Les sociétés peuvent surveiller les boites de courrier électronique des salariés, les soumettre à des humiliations professionnelles ou encore leur imposer des contraintes manifestement abusives sans qu’il y ait matière pour un juge ou un avocat à établir le harcèlement moral. Dans ce contexte, les employeurs, y compris des entreprises internationales de renom, n’hésitent pas à recourir largement à ces pratiques, notamment lorsqu’il s’agit de se séparer d’un employé récalcitrant. Une telle approche pose des questions s’agissant de multinationales françaises censées promouvoir des valeurs d’intégrité et de respect de l’individu.

Des fumées et des sanctions

Bien entendu, il y a également un nombre d’employeurs, majoritairement des sociétés internationales, qui offrent plus que le minimum légal à leurs salariés. Ces entreprises compensent les congés maladie à hauteur du salaire de l’intéressé, souscrivent à des fonds sociaux complémentaires donnant accès aux établissements médicaux de bon niveau, offrent des primes pour les congés maternité et adoptent des chartes internes pour leurs salariés.

Ce clivage s’est d’ailleurs révélé symptomatique à l’occasion des fumées qui ont envahi Moscou, l’été dernier. D’un coté, certains employeurs ont exigé la présence de leurs salariés durant toute cette période, n’accordant les congés maladie que sur présentation de feuilles de maladie, difficilement accordées par les médecins russes sur instructions des hautes instances médicales. Certains salariés ayant échappé aux fumées en annonçant des vacances non validées au préalable par leur employeur se sont même vu imposer des sanctions disciplinaires. D’autres employeurs ont accordé des congés annuels supplémentaires exceptionnels dès les premières fumées ou encore ont offert à leurs employés de travailler à distance durant cette période.

L’apprentissage du respect de l’individu et de ses droits peut être un processus long et laborieux, dans un pays avec une longue tradition de régimes autoritaires comme la Russie. Il apparaît cependant primordial que chacun des acteurs de ce système contribue à cet apprentissage. Ceci est particulièrement vrai pour les organisations non-russes issues de cultures occidentales, où ce processus se trouve à un stade plus avancé. Il est alors dommage de les voir se mêler à l’hérésie générale au lieu de faire partager leurs valeurs.