La terrible explosion qui a détruit une partie de Beyrouth et provoqué la mort d’au moins 171 personnes a été aussitôt perçue par une grande partie de l’opinion publique comme une condamnation du régime qui régit le Liban depuis sa naissance. A l’étranger, nombre de commentateurs ont dressé un parallèle entre le cataclysme qui a frappé la capitale et la faillite politique, sociale, économique que connaît le pays. Pour Le Monde, « le gigantesque champignon orange et gris qui s’est élevé au-dessus du port de Beyrouth évoque implacablement l’implosion d’un système » qui a échoué à reconstruire le pays au lendemain de la guerre civile de 1975-1990. Emmanuel Macron a lui-même souscrit à ce constat en déclarant sur les lieux mêmes de la tragédie : « Il y a dans la détonation du 4 août comme la métaphore de la crise contemporaine du Liban ».
Cette crise multiforme, nourrie par les multiples drames qui ont affecté la région, du conflit israélo-arabe à la guerre en Syrie, a pour cause principale l’incapacité du Liban à transformer une société multiconfessionnelle, source de rivalités et d’exclusives, en un Etat-nation digne de ce nom. La « démocratie de consensus », qui devait faire du pays un exemple d’ouverture et de tolérance, a fini par s’abîmer dans l’incurie et la corruption. L’organisation institutionnelle mise en place sur une base confessionnelle, attribuant la présidence de la République à un chrétien maronite, celle du Parlement à un musulman chiite et le poste de premier ministre à un musulman sunnite, est devenue un partage du pouvoir entre des clans concurrents, dirigés par des oligarques plus soucieux de leurs intérêts personnels que de ceux de la nation. L’officialisation du communautarisme a conduit le pays à l’impuissance.
Dépasser la logique confessionnelle
Le peuple aujourd’hui demande du changement. Il exige le départ de tous ceux qui ont bénéficié du système, quel que soit leur parti, quelle que soit leur religion, et qui ont cautionné, voire provoqué, la lente descente aux enfers qui a conduit le pays à la ruine. La déflagration qui a ravagé la capitale a suscité une prise de conscience. Elle a été, selon l’expression d’Emmanuel Macron, « un coup de tonnerre sur la pente du désespoir ». Elle pourrait être le signal d’une prochaine refondation. Il appartient aux Libanais de rebâtir cette union nationale qui n’a jamais réussi à s’imposer depuis la création du pays du Cèdre. Il leur faudra dépasser la logique confessionnelle pour tenter de construire un nouveau Liban. L’équilibre sera difficile à trouver entre la reconnaissance d’un Etat-nation appelé à surmonter les divisions et la préservation d’un pluralisme ancré dans l’histoire.
Toutefois la mise en cause du modèle libanais ne saurait faire oublier que celui-ci a permis aussi que vive une des rares démocraties du Moyen-Orient, marquée par le développement des libertés, le respect de l’Etat de droit, une vie culturelle riche, une presse de qualité. L’exception libanaise, au cœur d’un environnement où dominent des Etats autoritaires ou dictatoriaux, est un capital précieux qu’il est important de conserver. En dépit des tourmentes qu’il a traversées, le Liban est resté une enclave fidèle à ses valeurs fondatrices. « Le Liban est plus qu’un pays, disait en 1989 le pape Jean-Paul II dans une lettre pastorale, c’est un message de liberté et un exemple de pluralisme pour l’Orient et pour l’Occident ».
La leçon reste valable trente ans plus tard. La France, en raison de ses liens historiques avec le pays du Cèdre, peut y aider. L’Europe aussi, au-delà des secours d’urgence qu’elle a choisi de mobiliser. La tâche est énorme, et il faudrait avoir la foi chevillée au corps pour croire que le traumatisme du 4 août suffira à mettre à bas le régime et à bouleverser les pratiques de ses dirigeants. Pourtant le choc subi par les Libanais, peuple et gouvernants confondus, est peut-être pour eux l’avertissement de la dernière chance.
Thomas Ferenczi