Au printemps 2007, un groupe réunissant chercheurs et diplomates sous le nom d’Avicenne avait rédigé et diffusé un rapport qui se présentait comme une « contribution pour une politique volontaristede la France » dans la région Afrique du Nord Moyen Orient. Après avoir fait un bilan dela situation,déjà très difficile dans cette zone, et un bilan de la politique menée par la France, il énumérait un certain nombre de recommandations opérationnelles. Parmi celles-ci, il était proposé de « manifester notre souci de voir émerger des systèmes démocratiques dans la région en développant une politique d’influence auprès de ses « forces vives », en particulier auprès des sociétés civiles et des mouvements islamistes intégrés dans la vie politique locale et s’engageant à renoncer à la violence ».
L’irruption du printemps arabe a incité le groupe à prolonger sa réflexion. Après un diagnostic portant sur la situation actuelle, ses causes profondes, ses manifestations et ses conséquences immédiates ou à terme, le présent rapport propose de tirer les leçons de cette nouvelle donne et d’apporter à notre politique un infléchissement significatif.
1 / Une vague de fond
Le printemps arabe résulte de la conjonction de plusieurs éléments qui ont provoqué, à partir de la Tunisie, des mouvements spontanés et pacifiques qui ont touché la quasi-totalité des vingt-deux pays arabes.
Il s’agit avant tout d’un rejet politique massif de régimes sclérosés, souvent dirigés par des autocrates vieillissants, sur lesquels se sont focalisés tous les mécontentements. Ce rejet s’accompagne d’une revendication à la dignité et aux libertés fondamentales de même qu’à la dénonciation de la corruption. A cette dimension politique, s’ajoute un élément économique : l’impact de la crise sur un marché du travail où les jeunes trouvent difficilement un emploi souvent sous-qualifié par rapport à leurs diplômes. Ces mouvements sont partis d’une jeunesse de plus en plus nombreuse –les jeunes de moins de 25 ans représentent selon les pays entre 45 % et 55 % de la population – de plus en plus diplômée, frustrée dans sa recherche d’un emploi, ouverte sur le monde extérieur et capable de se mobiliser efficacement, notamment en utilisant Internet et les réseaux sociaux. Tous ces ingrédients se retrouvent, avec des pondérations et des contextes différents, dans la quasi totalité des pays arabes.
2 / Un processus inachevé.
En fait le phénomène des révolutions arabes est loin d’être achevé. A cet égard, plusieurs types de situations existent.
Dans deux pays – la Tunisie et l’Egypte -, un véritable processus de démocratisation est en cours. Les chefs d’Etat ont été obligés de quitter le pouvoir ; de nouveaux gouvernements sont en place ; un calendrier politique a été défini conduisant à des élections législatives et présidentielles et la rédaction d’une nouvelle constitution. Les forces politiques, anciennes ou nouvelles, s’organisent dans la perspective de ces échéances. Ce processus ne se fait pas sans heurts mais le mouvement est lancé, en Egypte sous le contrôle de l’armée, et rien ne sera comme avant.
Dans d’autres pays, comme au Maroc et en Jordanie, les régimes tiennent et des réformes sont en cours qui, pour l’instant, ne semblent répondre qu’imparfaitement aux revendications des mouvements de contestation.
En Libye, au Yémen, en Syrie, aux manifestations pacifiques a répondu une répression brutale, de nature à faire basculer ces pays dans la guerre civile et conduisant à terme à la chute de ces régimes.
Enfin, dans une dernière catégorie, figurent des pays où « l’ordre règne ». C’est le cas des monarchies du Golfe où les quelques mouvements qui sont apparus ont été contenus, voire durement réprimés, notamment à Bahreïn,. L’Arabie saoudite, en proposant l’adhésion de la Jordanie et du Maroc au Conseil de Coopération du Golfe, a pris la tête d’une « sainte alliance » qui risque de se comporter comme une force contre-révolutionnaire.
Ainsi rien n’est acquis et toutes les évolutions sont possibles : émergence de régimes démocratiques ; renforcement des monarchies autocratiques ; ordre islamiste ou chaos. Beaucoup dépendra du jeu des acteurs, notamment de celui des forces armées, mais également de l’évolution économique de ces pays.
3 / Une nouvelle donne.
Déjà une nouvelle donne apparaît. C’est tout d’abord un choc économique et financier lourd de conséquences qui se manifeste dans beaucoup d’Etats par une grave crise des finances publiques, un ralentissement économique important, une forte hausse du chômage conduisant à un renforcement des pressions migratrices. On notera que, pour l’instant, ces mouvements de contestation n’ont pas eu d’impact significatif sur l’économie mondiale.
Sur le plan géopolitique, cette nouvelle donne est en train de s’esquisser sans que ses contours se dégagent encore nettement. Là aussi, rien ne sera comme avant. Il est sûr que les pays occidentaux qui ont soutenu et soutiennent encore des régimes autoritaires, se trouvent dans une position inconfortable, critiqués qu’ils sont de part et d’autre. Critiques des monarques accusant notamment les Etats-Unis de lâchage ; critiques de la « rue arabe » qui dénonce un soutien cynique au nom de la défense contre le « péril islamiste ». Israël, pour sa part, s’inquiète d’une déstabilisation à ses frontières et de l’arrivée de gouvernements moins coopératifs qui pourraient affecter sa sécurité. La Turquie, l’Iran, la Russie se trouvent également dans la même position inconfortable face à cette situation encore évolutive. D’un côté, ils se félicitent de la disparition de certains régimes ; mais, à l’inverse, ils craignent une déstabilisation des pays où ils ont des intérêts majeurs. La Chine et, d’une façon générale, les puissances émergentes d’Asie, peuvent y trouver une opportunité pour affirmer leur présence économique, voire leur influence politique.
4 / Des orientations pour une politique française
Dans un tel contexte de printemps arabe déclenché par des mouvements spontanés, quelle politique la France pourrait-elle pratiquer ?
Tous les pays, puissances occidentales comme pays émergents et acteurs régionaux ont assisté en spectateurs à cette vague imprévue et ont fait du pilotage à vue avec plus ou moins de succès. De fait la capacité d’influence sur les événements est très limitée. Mais la France ne peut se désintéresser d’une région à sa proximité géographique immédiate où elle a des intérêts majeurs. Après un flottement liminaire, des inflexions ont été prises qui demandent à être diversifiées et amplifiées. Entre ingérence et indifférence, seule une politique d’accompagnement paraît réaliste ; encore convient-il d’en définir le contenu.
La politique française devrait se fonder sur quelques principes incontestables : soutenir politiquement et financièrement les progrès vers la démocratie ; être à l’écoute des opinions ; jouer sur le capital de sympathie dont dispose encore notre pays dans le monde arabe malgré sa mansuétude lorsqu’il s’agit d’Israël ; éviter de s’engager dans des querelles internes à dominantes communautaires ou tribales ; agir plutôt que réagir ; mesurer les conséquences des initiatives prises notamment au niveau européen comme à celui des Nations unies ; utiliser lorsque ceci est possible le levier européen.
Sur la base de ces principes, la politique de la France pourrait se déployer autour de trois grandes orientations.
° Affirmer la priorité méditerranéenne.
Celle-ci doit être affirmée tant au niveau bilatéral que multilatéral et à celui des institutions financières internationales, européennes et onusien. En termes d’organisation, une refonte de notre dispositif de réflexion et d’action autour d’un « Secrétariat pour la Méditerranée », sur le modèle du Secrétariat général aux Affaires européennes pourrait être institué. L’Union pour la Méditerranée, déjà sinistrée avant le déclenchement du printemps arabe et dont le dispositif institutionnel est paralysé, exige d’être repensé pour promouvoir une telle politique. L’approche bilatérale, au niveau de l’UE – statut avancé- comme au niveau français, doit être privilégiée.
° développer les contacts avec la société civile arabe.
Une ouverture est indispensable au-delà de l’establishment traditionnel, notamment en direction des jeunes. L’Institut du monde arabe, conformément à sa vocation, devrait devenir effectivement un lieu de rencontre et de dialogue avec les sociétés civiles arabes. Des outils comme les Instituts français et les centres de sciences sociales existants, doivent être renforcés. La coopération dans le domaine de la gouvernance, actuellement faible et timide, doit recevoir une plus grande impulsion et des moyens plus importants, dans ses différents aspects politiques, juridiques, économiques etc…..
° Renforcer le dialogue politique sur l’évolution actuelle autour de la thématique du printemps arabes avec les acteurs régionaux les plus importants, la Turquie, Israël, l’Arabie saoudite, l’Egypte.
° Mobiliser la communauté internationale en faveur de la création d’un Etat palestinien.
La situation actuelle offre une réelle fenêtre d’opportunité. En s’appuyant sur le camp de la paix qui existe aussi bien en Israël que dans les pays arabes et sur les principes du plan Abdallah de 2002, il convient d’encourager la reprise des négociations, y compris en exerçant, sur les deux camps, les indispensables pressions. En toute hypothèse se pose la question de la reconnaissance d’un Etat palestinien lors de la prochaine Assemblée générale de l’ONU, la situation sur le terrain risquant à terme de faire disparaître cette option à laquelle la communauté internationale, les Etats-Unis compris, prétend adhérer en tant qu’objectif d’un règlement. La France se doit d’être exemplaire, comme elle l’a été dans le passé en étant finalement suivie, c’est à dire de franchir le pas.
La France se fondant sur le capital de sympathie que lui a valu la politique menée depuis le général de Gaulle, se doit d’adapter sa politique étrangère à ce nouveau contexte et de donner une priorité majeure à cette zone sensible où ses intérêts politiques, économiques et sécuritaires sont majeurs.
Pour un infléchissement « significatif de la politique française
Au printemps 2007, un groupe réunissant chercheurs et diplomates sous le nom d’Avicenne avait rédigé et diffusé un rapport qui se présentait comme une « contribution pour une politique volontariste de la France » dans la région Afrique du Nord-Moyen Orient. Après avoir fait le point de la situation déjà très difficile dans cette zone, et un bilan de la politique menée par la France, il proposait un certain nombre de recommandations opérationnelles. Ce texte avait fait l’objet d’une diffusion spécifique aux candidats à l’élection présidentielle et avait été repris sur plusieurs sites Internet, dont celui de l’ifri. Parmi les constats qu’il avait été amené à faire, il avait noté que cette zone « est la seule partie du monde qui n’a connu aucune alternance politique réelle depuis la chute du mur de Berlin » et que la rhétorique « nous ou la dictature islamiste » trouvait une oreille complaisante aux Etats-Unis comme en Europe, y compris en France. Parmi les recommandations, il était proposé de « manifester notre souci de voir émerger des systèmes démocratiques dans la région en développant une politique d’influence auprès des « forces vives » de la région, en particulier auprès des sociétés civiles et des mouvements islamistes intégrés dans la vie politique locale et s’engageant à renoncer à la violence »
La voie suivie, en particulier en France, n’a guère tenu compte d’une telle recommandation alors que les opinions arabes, en particulier à travers les réseaux sociaux, se faisaient de plus critiques à l’égard de régimes autocratiques.
Après un diagnostic portant sur la situation actuelle, ses causes profondes, ses manifestations et ses conséquences immédiates ou à terme, le présent rapport propose de tirer les leçons de cette nouvelle donne et d’apporter à notre politique un infléchissement significatif.
I / UNE VAGUE DE FOND.
Cette vague de fond, qui n’a pas fini de faire sentir ses effets, résulte de la conjonction d’éléments de nature politique, démographique, socio-économique et médiatique.
1 – Le rejet de régimes autocratiques
Ces mouvements reflètent avant tout un rejet à caractère fondamentalement politique d’autocrates ou de régimes vieillissants dont la population ne supporte plus l’emprise répressive, le contrôle des moyens d’information, les arrestations arbitraires et, d’une façon plus générale, les atteintes aux droits de l’Homme. L’arbitraire de l’Etat ne s’exerce pas seulement contre les « politiques » mais contre les simples citoyens qui peuvent être arrêtés, rackettés, sans aucun recours. Ainsi s’explique l’importance du slogan de la « dignité » chez tous les manifestants. Ayant organisé, à l’image de la famille Trabelsi en Tunisie, un réseau de corruption au bénéfice d’une famille ou d’un clan, ils cristallisent souvent, surtout lorsqu’ils sont très personnalisés, toutes les rancoeurs et l’hostilité véhémente d’une grande partie de la population, notamment des sociétés civiles en voie d’émergence.
2 – L’irruption des jeunes
Il se trouve que ces pays, malgré un début de transition démographique, sont des pays où la proportion des jeunes est particulièrement importante et le restera encore pendant cette décennie. Actuellement, les jeunes de moins de 25 ans représentent, dans la majorité des pays, entre 42 % (Tunisie) et 55 % (Syrie) de la population. Pour donner un ordre de grandeur, en 2010, 1,5 million d’Egyptiens ont fêté leurs vingt ans. Or la nouvelle génération est à la fois de plus en plus alphabétisée, urbanisée et diplômée. En Algérie, en Tunisie et en Jordanie, le pourcentage de la classe d’âge faisant des études supérieures dépasse les 30 %, soit un pourcentage proche des pays développés. Une bonne partie de ces jeunes ne trouvent pas d’emploi ou ne trouvent que des emplois sous-qualifiés et mal rémunérés par rapport à leur diplôme. Cette situation est structurelle. Une étude de la Banque mondiale fait apparaître que d’ici 2030, 100 millions d’emplois doivent être trouvés pour faire face à l’arrivée des jeunes sur le marché du travail.
3 – L’impact de la crise économique
La situation a été aggravée par la crise économique à partir de 2008. Même si la crise ne s’est traduite que par un ralentissement de la croissance - et non par un recul du PNB - son impact a été suffisant pour aggraver une situation qui était déjà très difficile. Par exemple, en Tunisie en 2009, sur 70.000 jeunes arrivés sur le marché du travail, 30.000 - soit plus de 40 % - n’avaient pas trouvé d’emploi et s’ajoutaient à ceux qui, dans une proportion comparable, n’en avaient pas trouvé l’année précédente. Cette jeunesse était d’autant plus en désarroi qu’étant devenue de plus en plus urbaine, les mécanismes de solidarité familiale au sens large jouent moins que dans le passé. En outre les déséquilibres régionaux accentuent ce malaise : à la Tunisie prospère de la capitale et des côtes s’oppose la Tunisie délaissée du centre du pays d’où est parti le mouvement qui devait précipiter le départ de Ben Ali.
4 – L’utilisation des nouveaux moyens d’information
Cette situation est d’autant plus inacceptable que les nouveaux moyens d’information – télévisons satellitaires, Internet, téléphones portables - donnent à la population et, en particulier, à une jeunesse de plus en plus mondialisée, une information en temps réel diversifiée qui lui permet de faire des comparaisons et de se forger une opinion rendant les médias officiels de moins en moins crédibles. Ces nouvelles technologies de l’information ont non seulement joué un rôle d’information, notamment à travers des images chocs ayant un impact émotionnel, mais ont donné des moyens de mobilisation qui ont facilité les mouvements très largement spontanés au départ.
Même si les vingt deux pays arabes présentent de grandes différences tant en ce qui concerne la nature des régimes politiques, leur caractère inégalement autoritaire, les structures sociales ou les niveaux de vie, ces ingrédients se retrouvent pratiquement partout, avec naturellement des pondérations variées et des impacts différenciés. Il n’ y a guère que les pays périphériques, comme la Mauritanie ou Djibouti, ou ceux connaissant déjà des crises sérieuses et spécifiques, comme le Liban ou le Soudan, qui aient été épargnés. Dès lors, on comprend pourquoi, sur ces terrains vulnérables, cette onde de choc se soit propagée aussi rapidement et aussi largement, le dernier pays atteint étant la Syrie à la mi-mars. Ce processus est encore inachevé.
II/ UN PROCESSUS INACHEVẾ.
En effet, cinq mois après le point de départ tunisien des révoltes arabes, nous sommes encore dans une période de transition vers un point d’arrivée encore mal identifié. Rien n’est acquis et cette situation fluide peut conduire aussi bien à la démocratie qu’au chaos ou au retour à un ordre répressif.
En simplifiant, on se trouve effectivement devant quatre types de situation.
1 –Vers la démocratie
Certains pays sont engagés dans un processus de démocratisation.
C’est le cas de la Tunisie et de l’Egypte dont les chefs d’Etat ont été contraints au départ. Cependant l’évolution des situations diffère dans les deux pays.
En Tunisie Une épuration est en cours, caractérisée par la dissolution de l’ancien parti unique, l’épuration des cadres administratifs les plus proches de l’ancien chef d’Etat, la marginalisation de l’ancienne classe politique, l’emprisonnement et l’engagement de poursuites pénales contre certains responsables, notamment pour corruption ou brutalités policière extrêmes ayant, notamment, entraînée mort d’homme. Le processus de mise en place des nouvelles institutions est en cours. La Haute Instance créée dès le lendemain de la révolution a trouvé un accord sur un calendrier électoral qui sera marqué par des élections pour une assemblée constituante en définitive, reportées au 23 octobre. La suite du processus est encore floue quant à la perspective de nouvelles élections pour une assemblée législative et quant à la date et aux modalités de choix du futur pouvoir exécutif. D’ores et déjà deux éléments sont acquis : un scrutin à la représentation proportionnelle, la parité hommes-femmes pour les candidatures aux élections. Un Comité de protection de la révolution à caractère informel mais vigilant sur les acquis de la révolution est en place et joue un rôle important. Le gouvernement peine à restaurer l’autorité de l’Etat dans une Tunisie où les troubles sociaux persistent et où l’administration est désorganisée. Le nombre de partis enregistrés – plus de 90 mais sans structure, à l’exception d’ EnNahda - peut faire craindre une évolution chaotique de cette démocratie en construction.
En Egypte, le processus a été différent : un coup d’Etat militaire a écarté le président Moubarak, suspendu la constitution et donné plein pouvoir au Conseil Suprême des Forces Armées réunissant les principaux responsables militaires. La révision constitutionnelle, faite en comité restreint, a été limitée. Des élections législatives sont programmées pour septembre, mais elles pourraient être différées de quelques semaines : un débat est en cours et il n’a pas encore été tranché. Un débat se développe également sur le point de savoir s’il ne convient pas de définir des principes constitutionnels avant les élections. La suite demeure également indéterminée, notamment sur la définition d’une nouvelle constitution et sur le caractère même du régime, parlementaire ou présidentiel. L’administration a conservé ses cadres, mais diffère toute décision significative ou les fait remonter au niveau du ministre. Le gouvernement lui-même est largement paralysé. Les forces de police, traumatisées par les événements, sont flottantes. Les troubles sociaux semblent maintenant résorbés. Cependant le succès de la manifestation le 8 juillet sur la place al Tahrir montre que ceux qui ont déclenché la révolution conservent une capacité de mobilisation de l’opinion. En fait l’armée, à travers son Conseil suprême présidé par le maréchal Tantawi, joue un rôle discret mais majeur et tranche en dernier ressort. Elle souhaite cependant se désengager de la situation transitoire actuelle tout en affirmant sa détermination à préserver l’ordre, l’unité et les principes auxquels elle est attachée. Elle jouera ainsi un rôle important dans la définition des nouvelles institutions. Le succès du référendum sur la révision constitutionnelle a donné une nette victoire aux « forces de l’ordre » qui préconisaient le oui (Armée et Frères musulmans) contre ceux qui appelaient à voter non (Amr Moussa, candidat déclaré à la présidence, et les cyber-révolutionnaires).
Ainsi, contrairement à ce qui s’est passé en Tunisie, le régime – fondé sur un rôle prédominant de l’armée depuis 1952 – reste en place. Un autre caractère spécifique est la présence des Frères musulmans qui disposent avec leurs relais sociaux d’une forte influence. Cependant ceux-ci, dans l’ombre du Parti pour la Liberté et la Justice qui vient de se créer, jouent profil bas en annonçant qu’ils ne présenteront pas de candidat à la présidence et qu’ils n’auront de candidats aux élections législatives que dans la moitié des circonscriptions. Les tensions qui existent entre leurs différents courants, le Guide étant plutôt réservé à l’égard d’un fort engagement politique, peuvent être un handicap à l’efficacité de leur action. Ils devraient cependant remporter un succès électoral – les évaluations actuelles leur donnent de 30 à 35 % des voix – et être présents dans le futur gouvernement. De leur côté, anciens et nouveaux partis s’organisent pour aborder dans de bonnes conditions les élections qui, selon les vœux de l’armée, devraient se tenir en toute hypothèse avant la fin de l’année.
Cependant, dans les deux cas, tout est à construire et rien n’est encore acquis ; ceux qui ont déclenché la révolution craignent de se la voir confisquer. Cependant un consensus semble se dégager parmi les forces politiques dans les deux pays en faveur d’un régime plus parlementaire que présidentiel. Les échéances électorales permettront d’évaluer le poids respectif des forces en présence. Il est probable qu’un parti de l’ordre renaîtra des cendres du RCD en Tunisie et du PND en Egypte. Les mouvements islamistes conforteront leurs réseaux d’influence ; mais dans quelle mesure les partis pourront-ils s’organiser, se regrouper ? Ce point reste la grande inconnue et pourrait conduire à retarder certaines échéances électorales. Il représente un défi majeur sur le chemin de la démocratie. Pour l’heure, des accommodements se trouvent au jour le jour dans un esprit de responsabilité qui autorise tous les espoirs.
2- Des tentatives de réforme
Au Maroc et en Jordanie, les affrontements sporadiques restent, pour l’instant, contrôlés.
Au Maroc, où il existe déjà une vie politique, une opposition et une certaine liberté d’expression, le roi bénéficie d’une forte légitimité politique et religieuse et les revendications exprimées l’épargnent personnellement pour l’instant. Le discours prononcé le 17 juin par le roi Mohamed VI marque une réelle ouverture politique. Le projet de constitution dont il a trace les grands traits devrait instituer un régime parlementaire : le premier ministre serait issu du parti majoritaire et verrait ses pouvoirs renforcé. Le référendum du 1er juillet l’a approuvé massivement et s’est transformé en plébiscite en faveur du roi : ses résultats – 98 % de oui, avec un taux de participation record, plus de 70 % - sont toutefois mis en doute par les opposants. On peut, en effet, s’interroger sur la portée de ces réformes : elle ne semblent pas de nature à satisfaire les mouvements revendicatifs, en particulier celui dit du « 20 février », qui restent sceptiques quant à la réalité du transfert des pouvoirs annoncé par le souverain. Il est peu probable que le roi se contente de devenir un monarque constitutionnel et qu’il renonce à utiliser le Maghzen comme instrument de pouvoir. Cependant, il accompagne habilement les aspirations démocratiques et peut réussir à contrôler le mouvement. Il reste à mettre en œuvre le texte approuvé et à organiser des élections législatives. Mais il est clair qu’ une réforme constitutionnelle ne peut répondre à elle seule aux problèmes de fond qui existent au Maroc : recherche de la « dignité », mise en cause d’un système social inégalitaire, éloignement des élites à l’égard des préoccupations de la population, lutte contre la corruption..
En Jordanie la convergence des appels à la démocratie, venant notamment de la population d’origine palestinienne et du mécontentement des tribus, soutiens traditionnels de la monarchie hachémite, vise la personne même du roi. Certes des réformes ont été trop souvent annoncées sans qu’une mise en œuvre effective ait été réalisée. L’Agenda national lancé en 2006, sous la pression de l’administration Bush, est resté largement inappliqué. Les nouvelles mesures de réforme annoncées par le roi dans son discours du 13 juin suffiront-elles à calmer le mouvement de contestation ? On peut en douter, compte tenu notamment de la position très critique prise par la branche jordanienne des Frères musulmans. Ainsi, le régime reste fragile et vulnérable. L’effacement du roi au profit d’un autre membre de la famille pour sauvegarder la dynastie n’est pas à exclure. Son demi frère Hamzah, qu’il avait écarté de ses fonctions de Prince héritier au profit de son fils, pourrait bénéficier de cette révolution de palais.
Dans les deux cas, le risque existe que trop peu ait été fait et trop tardivement.
3 - Des affrontements indécis
Plusieurs pays demeurent le théâtre d’affrontements souvent violents entre les éléments réformateurs et le pouvoir, ayant débouché, s’agissant de la Libye, sur une véritable guerre civile. Dans certains cas, les régimes paraissent condamnés à terme ; dans d’autres, ils peuvent réussir à se maintenir, tout au moins dans un horizon proche.
Dans la première catégorie figure la Libye. La France est déjà engagée dans une opération dont l’objectif à l’origine était la protection des populations civiles, mais qui a glissé clairement vers le regime change avec la demande de départ de Kadhafi et de sa famille. Notre engagement est allé à l’évidence au-delà de l’acceptation donnée au départ à la résolution 1973 du Conseil de Sécurité. Il est douteux cependant que les interventions aériennes permettent, à elles seules, la chute du régime, ce qui était prévisible dès le départ. C’est aux Libyens eux-mêmes de décider de leur avenir. Il appartient donc au Conseil de transition de définir les conditions d’un règlement qui ne peut être que politique et qui passe sans doute par une négociation avec des proches de Kadhafi, voire avec sa famille. Pour leur part les pays arabes ne se sont guère impliqués, même si la Ligue arabe a cautionné la décision de mettre en place une no fly zone. Quant à l’Union Africaine qui, d’emblée, a pris ses distances à l’égard de l’intervention de la coalition, elle prône, à travers son secrétaire général Jean Ping, un cessez le feu, souligne que « dès que des femmes et des enfants sont tués on est loin de la responsabilité de protéger » et propose de rechercher une « solution africaine », mais sans que le départ de Kadhafi soit avancé comme préalable. La mission de conciliation dirigée par le président Jacob Zuma, qui a rencontré Kadhafi le 30 mai à Tripoli n’a pu, pas plus que la précédente, aboutir. Pour la France, s’engager au-delà de la présence de quelques « conseillers » militaires serait le début d’un engrenage vers une intervention qui dépasserait nos moyens et ne serait pas acceptée par le Conseil de Sécurité. Elle serait interprétée, aussi bien dans le monde arabe qu’en Afrique, comme la marque d’une volonté d’ingérence d’une ancienne puissance coloniale. Les livraisons d’armes aux rebelles, reconnues officiellement, représentent un pas supplémentaire dans cet engrenage.
Toute solution politique demandera du temps car Kadhafi n’est pas sans moyens ni sans soutiens. A terme le régime est condamné : la multiplication de défections, les effets des frappes sur le potentiel militaire, les conséquences des sanctions décidées, fragilisent une régime de plus en plus isolé sur le plan international. L’infléchissement, discret mais réel, des positions russes et chinoises, confirme ce constat. Cependant la construction d’une Libye démocratique et unie exigera sans doute du temps et une forte détermination. On peut douter d’ailleurs de l’engagement démocratique de certains de membres du Conseil National de Transition, y compris de celui de son président. Dans l’immédiat on constate une partition de fait du pays qui pourrait perdurer.
Le cas de la Syrie est complexe. Il est clair que le régime, tenu par la minorité alaouite, et plus spécialement par le clan familial Assad, est sur la défensive et qu’il s’est décidé, après quelques flottements, à utiliser les moyens les plus brutaux pour conserver le pouvoir. Il a réussi jusqu’à maintenant à éviter que les troubles ne s’étendent dans la capitale et à Alep. Cependant l’opposition, s’organise, a tenu plusieurs réunions, tant en Turquie qu’à Damas même et a contraint le pouvoir à proposer un « dialogue national », qui relève, à ce stade, de la manœuvre dilatoire.
Il est probable que, même ébranlé, le régime tiendra encore quelque temps au prix de quelques concessions qui, pour l’instant, restent modestes. Malgré son isolement diplomatique et une rhétorique critique, il bénéficie en fait de la tolérance dans sa région et, non sans paradoxe, d’Israël et de la Turquie, ainsi que de certains pays occidentaux qui redoutent une déstabilisation de la Syrie. Il reçoit au Conseil de sécurité un soutien aussi bien de la Russie que de la Chine, mais également de pays émergents qui, comme le Brésil ou l’Inde, sont hostiles à toute ingérence. Il peut donc dans l’immédiat tenir même s’il est sans doute condamné à terme. La chute du régime, comme son entêtement, pourrait faire basculer le pays dans une véritable guerre civile dont on sent déjà les prémices. Les Alaouites, communauté minoritaire qui ne compte que 12 % de la population, peuvent craindre, s’ils perdent la partie, de faire l’objet de représailles après plus de quarante années continues de pouvoir absolu : ceci explique sans doute la brutalité de la répression actuelle. La chute de Bachar el-Assad et du régime alaouite représenterait une nouvelle donne majeure au Moyen-Orient, dépouillant l’Iran d’un allié stratégique qui relaie son influence notamment en direction du Hezbollah au Liban.
Au Yémen, le président Saleh, blessé, aura du mal à revenir dans son pays. Il est probable qu’il sera remplacé par une personnalité consensuelle, acceptable par les tribus les plus influentes, avec la bénédiction de l’Arabie saoudite. On assistera à la mise en place d’un nouvel exécutif, sans doute aussi avec la « bienveillance » de celle-ci, qui restera faible dans un pays qui est plus une confédération de tribus qu’un véritable Etat.
4 - Le maintien ou le retour à l’ordre
Cette situation est celle des pays de membres du Conseil de coopération du Golfe et de l’Algérie pour des raisons différentes.
Dans la péninsule arabique, les seules manifestations d’ampleur ont eu lieu au Bahreïn. En effet l’onde de choc est survenue dans un contexte de politique intérieure déjà difficile depuis de nombreuses années. La présence d’une population chiite majoritaire jointe à la politique du premier ministre Cheikh Khalifa, l’oncle du roi, au pouvoir depuis quarante ans, refusant les réformes tout en accélérant la naturalisation des étrangers sunnites, a provoqué au cours des années récentes des troubles sérieux. L’opposition tend à se radicaliser, parfois encouragée par le voisin iranien qui se pose en protecteur des population chiites malmenées. La répression brutale qui se poursuit encore maintenant, avec l’appui militaire des troupes saoudiennes et emiratis, a eu raison de ces troubles. Au Koweït, en Oman et même en Arabie saoudite, les autorités, en achetant la paix sociale et politique grâce à des mesures combinant revalorisation massive des salaires des fonctionnaires, lancement de grands projets et répression des oppositions, ont réussi a calmer provisoirement les esprits. Cependant le traditionnel clivage entre les sunnites et les chiites n’est pas sans conséquence sur l’avenir de ces mouvements de révolte dans la péninsule arabique : en effet, derrière toute contestation chiite, les pouvoirs en place ne manquent pas de dénoncer la main de l’Iran et sont d’autant plus enclins à agir par la fermeté. Les autorités d’Arabie saoudite sont d’autant plus sensibles à ce risque que la communauté chiite saoudienne réside essentiellement dans la province pétrolière du Hasa où elle forme un part importante de la population.
En Algérie, des manifestations, nombreuses mais d’ampleur modeste, ont eu lieu et continuent. Mais là aussi le pouvoir combine répression et achat de la paix sociale grâce à des revenus d’hydrocarbures en forte hausse, avec une certaine efficacité. Il est vrai que le souvenir de la guerre civile qui a causé la mort de plus de cent mille algériens dans la décennie noire des années 1990 est encore très présent dans les esprits pour prévenir un basculement dans la violence même si le système est contesté par une population qui dénonce la corruption et l’inefficacité d’un pouvoir opaque à base militaire. Cependant un problème majeur demeure : comment reprendre le fil de l’évolution démocratique qui s’était développée à la fin des années 1980 et qui avait été interrompue brutalement par l’armée au début de l’année 1992.
Ainsi l’avenir reste incertain et le jeu reste très ouvert.
Un scénario optimiste serait la mise en place progressive de régimes démocratiques ou tout au moins contenant des éléments de démocratie. A cet égard, l’expérience de la Tunisie aura valeur de test. En effet c’est un pays qui réunit les éléments les plus favorables : importance d’une classe moyenne moderne et dynamique, ouverture vers l’extérieur, niveau d’éducation de la population, tradition de laïcité active, rôle des femmes dans les institutions et la vie économique, absence de revendication du pouvoir de l’armée etc…Le cas de l’Egypte sera également intéressant à suivre et permettra de voir comment peuvent être conciliés démocratie et pouvoir militaire.
A l’inverse il y a la possibilité qu’un scénario de chaos démocratique se développe et que les acteurs des révolutions en cours ne maîtrisent pas la période de transition. Il y a un risque en effet que les nouvelles institutions ne puissent être mises en place ou fonctionner correctement du fait des surenchères démagogiques ou de l’atomisation et des divisions des forces politiques. Cependant l’évolution de la situation dans ces deux pays semble aller dans le bon sens : les troubles sociaux sont plutôt en voie de résorption, les conditions de sécurité s’améliorent, les administrations fonctionnent même si l’attentisme prévaut.
Ne doit pas être écarté également le maintien ou un retour en force de régimes autocratiques qui, après quelques concessions et ouvertures, réimposent une chape de plomb sur la vie politique et écartent toute évolution démocratique. L’élargissement du Conseil de Coopération du Golfe au Maroc et à la Jordanie témoigne de la volonté saoudienne de mettre en place une « Sainte Alliance » pour assurer la défense des régimes monarchiques, voire organiser une véritable contre-révolution. Cependant, le statu quo n’est pas tenable, tout au moins à terme, et les progrès vers la démocratie inéluctables. Une variante serait le retour d’une partie de la classe politique déchue à travers la renaissance, sous une autre appellation, d’un ou de plusieurs partis de l’ordre, par exemple un RCD ou PND rénové, d’où seraient exclus les membres les plus liés à l’ancien régime.
On peut redouter également la mise en place d’un ordre islamiste. Les mouvements islamiques représentant la seule force véritablement organisée dans des pays où les partis politiques d’opposition avaient été laminés, on pourrait craindre qu’ils ne remportent les élections et imposent un ordre islamiste à une population qui serait ainsi soumise à une autre forme d’oppression. Ces mouvements ont annoncé qu’ils entendaient participer à la vie politique. En Egypte, le nouveau parti de la Liberté et de la Justice est lié aux Frères musulmans. Ce risque, toutefois, paraît limité en Egypte comme en Tunisie. Leur rhétorique se veut très rassurante, parfois même à la limite de la crédibilité. Les Frères musulmans égyptiens jouent profil bas. En fait leur action se développe sur le long terme et vise à modifier en profondeur la société et faire de la population de « bons musulmans ». Il n’empêche qu’il est probable qu’ils essaieront de participer à des gouvernements, comme en Jordanie dans les années 1990, et de promouvoir leurs idées.
Ce risque doit être assumé et ne doit être ni sur- ni sous- estimé. Le fait que ces pays, contrairement à l’Iran de 1979, dépendent de l’aide européenne et américaine est un frein « objectif » à des dérives islamistes. Ces mouvements, en particulier en Egypte en en Tunisie, peuvent en outre s’avérer handicapés dans leur action du fait des tensions internes qui reflètent souvent des conflits de génération et des conceptions différentes quant à leur rôle que certains veulent cantonner aux seuls aspects religieux et caritatifs. Les clivages portent également sur l’objectif même poursuivi entre adversaires et partisans de l’établissement d’une république islamique. Enfin, ces mouvements ont tiré les leçons de faits passés ou présents. Ils ont à l’esprit les brutales répressions dont ils ont été les victimes aussi bien en Algérie qu’en Syrie ; ils sont avertis du rejet que suscitent, dans une grande partie de la population, certaines de leurs idées ; ils sont également conscients qu’ils n’ont pas joué de rôle dans le déclenchement du printemps arabe qu’ils se sont contentés d’accompagner et d’exploiter.
En fait les évolutions futures, qui seront certainement très dissemblables d’un pays à l’autre, dépendront de plusieurs facteurs. Le jeu des acteurs sera un élément important. Quels objectifs, quelle stratégie, quelle tactique utiliseront les mouvements islamistes ? Joueront-ils la carte de l’affrontement ou celle de la conciliation ? La réponse semble être plutôt de ce dernier côté. Une