« La question allemande restera ouverte aussi longtemps que la porte de Brandebourg sera fermée », avait coutume de dire l’ancien président de la RFA, Richard von Weizsäcker, avant 1989. Il s’agissait alors de la division de l’Allemagne et de son unité, de ses rapports avec la démocratie, toutes questions qui avaient empoisonné son histoire et celle de l’Europe pendant des siècles. Avec la réunification de 1990 au sein d’une Allemagne démocratique dans des frontières reconnues par les Allemands et par leurs voisins, toute entière intégrée à l’Occident, la « question allemande », dans cette acception, a été résolue.
Mais il reste une question allemande que la crise financière et économique a remise l’ordre du jour. Elle concerne toujours la place de l’Allemagne dans l’Europe. Jusque dans les années 1990, l’équation était assez simple. La République fédérale avait saisi l’offre lancée le 9 mai 1950 par le ministre français des affaires étrangères Robert Schuman de créer une Communauté européenne du charbon et de l’acier. La fonction de la CECA était d’intégrer les industries charbonnières et sidérurgiques de la RFA et de la France afin d’éviter que ces industries de base ne servent à forger des armes pour une nouvelle guerre. C’était le début de l’intégration européenne. Pendant une quarantaine d’années, l’Allemagne de l’Ouest, rapidement relevée des ruines de la guerre, a été, dans une large mesure le trésorier de cette Europe. Elle payait d’autant plus volontiers qu’elle en retirait des bénéfices économiques mais surtout des avantages politiques. Les générations d’après-guerre et celles qui ont suivi étaient conscientes que cet effort particulier pour le budget communautaire – qui dans des années a largement profité aux paysans française par le biais de la politique agricole commune —, était le prix de sa participation à la famille des démocraties occidentales.
Avec la chute du mur de Berlin en 1989 et la réunification en 1990, l’abandon du deutschemark et l’acceptation de l’euro étaient destinés à chasser les craintes qu’une « grande Allemagne » pouvait susciter chez ses voisins. La monnaie unique était le symbole de l’intégration européenne de l’Allemagne, au besoin contre l’opinion de la majorité de la population. Pour autant les Allemands ont posé leurs conditions. Ils ne voulaient pas renoncer à une monnaie qui représentait leur réussite économique de l’après-guerre pour une devise à la merci des caprices de pays moins rigoureux qui leur rappelaient l’hyperinflation de l’entre deux-guerres. « L’euro doit être aussi fort que le deutschemark », était le principe que les critères de Maastricht et le pacte de stabilité devaient garantir.
Avec la crise actuelle de l’euro dont l’élément déclencheur a été la découverte des vrais comptes de la Grèce, les Allemands ont l’impression d’avoir été trompés. Ils ont le sentiment de devoir payer une fois encore parce que des partenaires n’ont pas respecté les règles du jeu. Et d’être stigmatisés pour leurs hésitations à se montrer solidaires des Etats de la zone euro en difficulté, vécues par d’autres Européens comme une manifestation d’ingratitude.
Les Allemands ne comprennent pas que de vieilles expressions remontent à la surface. « L’Allemagne paiera », leur rappelle les mauvais souvenirs des lendemains de la première guerre mondiale et du traité de Versailles. Sans renier leur responsabilité historique dans la tragédie du nazisme, ils croyaient en avoir fini avec les clichés. Ils s’aperçoivent qu’il leur est difficile d’être un Etat « normal ».
Ce rappel à la mauvaise conscience, qui avait dominé « la République de Bonn » et semblait s’être dissipée avec « la République de Berlin », va de pair avec une sorte de sentiment de supériorité des Allemands, lié à la rigueur qu’ils ont montrée au cours des dernières années et à l’avance qu’ils ont prise dans la mise en place des réformes destinées à assainir leurs finances publiques. Dans les années 1990, ils ont imposé l’indépendance de la Banque centrale européenne sur le modèle de la Bundesbank. La tentation est grande aujourd’hui en Allemagne d’imposer à toute la zone euro les méthodes qui lui a réussi, tout en refusant d’admettre que les déficits des autres est l’exact reflet de ses propres excédents. C’est un autre aspect de la question allemande.