Au lendemain de l’investiture, le 21 janvier 2021, de Joe Biden à la présidence des Etats-Unis, cérémonie à laquelle a assisté pour la première fois depuis 1979, le représentant de la mission diplomatique de Taïwan à Washington, Mme Hsia Bi-khin, Pékin donne le ton et fixe le cadre de ses relations avec la puissance américaine : la pandémie de la Covid-19 a renforcé la tendance vers un basculement des rapports de force entre Américains et Chinois en faveur des seconds ; ces derniers ne toléreront plus aucune résistance et plus aucune contestation à leur hégémonie dans leur pré carré, dont le cadre géographique ne cesse de s’étendre.
Les manœuvres engagées par la Chine populaire depuis cette date confirment cette thèse. Elles devraient s’affirmer tout au long de 2021, année de célébration du centenaire du Parti communiste chinois (PCC). Ainsi, les 23 et 24 janvier 2021, des appareils de l’armée de l’air chinoise ont opéré deux incursions massives en ordre dispersé dans la zone d’identification de défense aérienne taïwanaise (ADIZ), entre le sud de l’Île de Formose et celle de Patras ; la première impliquant un groupe de bombardiers susceptible de transporter des armes nucléaires et son escadre. La veille, sur son flanc occidental, dans l’Himalaya, dont la maîtrise est un enjeu stratégique pour Pékin, se produisait un nouvel accrochage entre des unités indiennes et chinoises au niveau du col de Naku La, qui relie le Sikkim au Tibet.
Dans le même temps, l’armée de l’air indienne effectuait un exercice avec son homologue française et Delhi « découvrait », via des images satellite, la présence d’un village chinois de son côté de la ligne McMahon, non reconnue par Pékin. Trois jours plus tard, à partir du 27 janvier, sur son flanc sud, alors que l’USS Theodore Roosevelt terminait une opération dans la mer de Chine méridionale (FONOPS du 23 au 26 janvier 2021), Pékin annonçait la fermeture de l’entrée du golfe du Tonkin jusqu’au 30 janvier. Motif : l’organisation d’un exercice naval aux abords des côtes vietnamiennes au moment où les dirigeants locaux, courtisés par Washington, se réunissaient pour leur treizième Congrès national (du 25 janvier au 2 février). De ces actions opérées par Pékin, celles en direction de Taïwan sont les plus significatives, l’île de Formose constituant le point focal de la politique de la Chine populaire dans la région.
Pour les dirigeants chinois, incorporer Taïwan à la Chine populaire est plus qu’un symbole de la réussite ultime du PCC ou un rappel émotionnel aux images historiques d’une grande Chine fantasmée : il s’agit d’un impératif vital motivé autant par des considérations géostratégiques que par l’antagonisme croissant des relations avec Washington. En effet, ce porte-avions insubmersible se situe au large des côtes chinoises et à la jonction entre le sud du Japon et les îles des Philippines et de l’archipel indonésien. Dès lors, Formose revêt une position cruciale pour toute politique d’endiguement de la Chine continentale et pour la sécurité de cette dernière. Ainsi, faire sauter le verrou taïwanais offrirait à la Chine communiste un accès libre et sécurisé à l’océan Pacifique tout en rompant la ligne d’alliances construite par les États-Unis sur son flanc oriental. Opérer des manouvres répétées sur les milieux aérien et maritime dans le détroit de Formose permet de tester le niveau, la rapidité et la crédibilité de la réponse de Taïwan et de ses alliés tout en maintenant sous pression l’appareil de défense formosan.
L’heure est à l’intimidation
Pékin a longtemps considéré l’unification de Taïwan comme un enjeu lointain, tant les forces pro-indépendantistes y étaient faibles. La donne a changé depuis Chen Shu-bien puis Tsai Ing-wen. Le rejet du « consensus de 1992 », la montée du sentiment anti-Pékin, la gestion efficace de la pandémie de la Covid-19, voire les réussites de la Southbound Policy (qui vise à rapprocher Taipei de dix-huit pays asiatiques) et le rapprochement accéléré avec les États-Unis, ont offert à Taïwan une visibilité accrue sur la scène internationale et un espace de manœuvres renforcé, que Pékin ne saurait tolérer. Aussi, si la Chine populaire a pendant un temps privilégié l’incitation, l’heure est désormais à la perturbation, l’intimidation et la contrainte – la force restant l’ultime recours. Si cette dernière est une option ouverte, ses implications économiques et géopolitiques seront majeures et des incertitudes demeurent sur la capacité de Pékin à assoir son autorité sur la population taïwanaise et à capter le potentiel économique de l’île.
Tant que Pékin sera capable de dissuader Taipei de franchir le pas indépendantiste, toute action militaire formelle sera retardée. Cela ne l’empêchera pas de poursuivre ses manœuvres de harcèlement pour la soumettre et, via sa politique de patrimonialisation/sanctuarisation, de façonner son hinterland dans les mers de Chine. L’inversion des rapports de force entre Washington et Pékin qui devrait en découler bouleversera l’économie générale du commerce maritime et pour les Européens, la route du Nord, comme alternative à la traditionnelle route Europe-Asie via l’océan Indien, pourrait s’avérer fragile tant la coopération entre Russes et Chinois se renforce.
Face à cette perspective, les Européens doivent hausser le niveau de leur réponse en se dotant d’une véritable stratégie indopacifique autonome, construite autour de leurs valeurs et de leurs intérêts, en réaffirmant leur soutien à la Free and Open Indopacific Strategy, telle que la conçoit le Japon, voire en facilitant la construction, selon une formule rénovée, de l’Arc of Freedom and Prosperity, conceptualisé entre Delhi et Tokyo au cours de la seconde moitié des années 2000. Taïwan devrait être amené à occuper une place de choix dans cette stratégie européenne renouvelée. La France, du fait de ses intérêts dans la zone, a un rôle primordial à jouer, en association avec l’Allemagne et la Grande-Bretagne, notamment, pour participer à la construction du nouvel ordre régional libéral en gestation.