En ce début de l’année 2019, deux événements sont venus confirmer la montée en puissance de la Chine sur la scène internationale. Le premier, largement diffusé par Pékin, est le succès des scientifiques chinois qui ont réussi à poser un module sur la face cachée de la lune, ouvrant la voie à une nouvelle étape de la conquête spatiale, à la grande fierté du régime. Le second, moins commenté et même passé presque inaperçu, est l’annonce par la Chine de l’explosion d’une « méga-bombe », sa plus puissante bombe non nucléaire, comparable à celle qu’avaient largué les Américains en Afghanistan en 2017.
Ces deux manifestations de la puissance chinoise ont aussitôt été présentées par Pékin comme des réponses à Washington. L’exploit spatial survient en effet 50 ans après l’envoi par les Etats-Unis d’un premier homme sur la lune, en 1969. Même si le vol chinois n’était pas habité, il permet à Pékin de défier son grand rival américain. Quant à la « méga-bombe », elle a été définie comme la « version chinoise » de la « mère de toutes les bombes », en référence à l’engin américain qui l’a précédée il y a près de deux ans. La bombe américaine visait à détruire un réseau de souterrains de l’Etat islamique. La bombe chinoise pourra « facilement et totalement anéantir des cibles terrestres fortifiées », selon Pékin.
Une vaste coopération pacifique
Pour la Chine, les Etats-Unis sont l’exemple à suivre et, si possible, à dépasser pour acquérir ses galons de grande puissance. L’objectif de Xi Jinping est de rattraper, voire de devancer, l’Amérique, aujourd’hui encore première puissance mondiale. Devenue en quelques années la deuxième puissance économique de la planète, la Chine aspire à renforcer son poids politique. Sa double démonstration de force – l’alunissage et la méga-bombe – exprime cette ambition. Elle met en valeur à la fois sa puissance technologique et sa puissance militaire. Pékin se défend toutefois de toute volonté d’hégémonie et plaide pour une vaste coopération pacifique entre les grands acteurs de la scène internationale. Au cours de sa longue histoire, affirment ses porte-parole, la Chine n’a jamais recherché l’hégémonie.
Ces assurances ne suffisent pas à dissiper les inquiétudes des Occidentaux, qui redoutent la diffusion dans la sphère d’influence chinoise d’un modèle politique autoritaire peu respectueux des droits de l’homme et des libertés démocratiques. Les récentes menaces de Xi Jinping à l’égard de Taïwan, que la Chine n’exclut pas de récupérer par la force, ne sont pas de nature à les tranquilliser. Le président n’a pas craint en effet de présenter la réunification de l’île et du continent comme « une nécessité pour le retour en force de la nation chinoise dans la nouvelle ère ». « Le grand drapeau du socialisme flotte toujours sur la terre chinoise », a-t-il également rappelé. Beaucoup craignent qu’il ne vienne aussi à flotter à l’extérieur des frontières. La Chine, répondent ceux qui cherchent à se rassurer, veut renforcer son statut de puissance régionale en contrôlant son voisinage, mais elle ne prétend pas dominer le monde. Cette affirmation ne convainc pas tout le monde.
Le projet des « nouvelles routes de la soie »
Les questions sur un éventuel désir d’hégémonie de la part de la Chine se posent avec une acuité particulière depuis qu’a été lancé, en 2013, le vaste projet des « nouvelles routes de la soie » (en anglais « one belt, one road » ou « la ceinture et la route »), une ambitieuse stratégie de développement fondée sur la coopération entre plusieurs dizaines de pays situés entre la Chine et l’Europe. Un premier bilan de cette initiative a été dressé jeudi 10 janvier à Paris, à l’invitation de l’Iris (Institut de recherche internationale et stratégique) et de l’ambassade de Chine en France. Plusieurs intervenants français se sont demandés si les « nouvelles routes de la soie » ne vont pas devenir pour la Chine un moyen détourné d’affirmer son hégémonie. « La Chine poursuit ses intérêts, a souligné Pascal Boniface, directeur de l’Iris. Sont-ils compatibles avec les intérêts des autres puissances ? ». Autrement dit, le projet défendu par Pékin n’est-il pas destiné à assurer sa domination plutôt qu’à servir le bien commun, comme le prétendent les officiels chinois ?
« Les routes de la soie peuvent apparaître comme une étape de la puissance chinoise », reconnaît l’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin, représentant spécial du gouvernement pour la Chine. Cela explique, selon lui, les réserves que suscite le projet. C’est à l’Europe d’agir, répond-il, pour en tirer profit en défendant ses propres intérêts, y compris par des rapports de force, et en saisissant cette opportunité pour « repenser le multilatéralisme ». « Je ne suis pas sûr qu’il y ait une stratégie hégémonique », déclare le politologue Bertrand Badie, qui constate un « recentrement de l’hégémonie du monde », passant du monde occidental à « un monde global où la Chine revendique sa position de centralité ». Que signifie être un acteur mondial aujourd’hui ? Bertrand Badie appelle à « une nouvelle lecture de l’action mondiale, plus économique que militaire », tout en se demandant si la puissance économique d’un pays ne risque pas de le projeter dans une action militaire.
Les « préoccupations » des Européens
« Un nouvel ordre mondial se met en place sous nos yeux », note le sénateur Christian Cambon, qui insiste sur les risques de déséquilibre dans les échanges mais aussi sur l’endettement des Etats où ont lieu les investissements et sur la nécessité » de respecter des normes sociales, environnementales, juridiques communes. Elvire Fabry, chercheuse à l’Institut Jacques Delors, met l’accent sur les « préoccupations » des Européens face à la forte domination des entreprises chinoises, à l’opacité des procédures d’appels d’offre, au surendettement. Elle évoque aussi les « distorsions commerciales » qui alarment l’Union européenne. Celle-ci, dit-elle, avance ainsi sur deux jambes : « une jambe coopérative et une jambe défensive ».
Les officiels chinois réfutent ces critiques. « L’essor d’un pays s’accompagne d’une extension de son influence et de sa puissance », admet le chercheur Song Luzheng mais, ajoute-t-il, les nouvelles routes de la soie seront favorables à l’Europe, ainsi qu’à la stabilité et la paix. Pour Qu Xing, directeur général adjoint de l’Unesco, le choix stratégique de la Chine, qui « porte la coopération transnationale à un nouveau palier », est « gage de paix et de concorde entre les peuples ». Zhao Jianguo, directeur de la communication au Conseil chinois des affaires d’Etat, explique que l’initiative chinoise « n’a rien à voir avec une expansion géopolitique ». Pour lui, l’opération est simple : « on investit ensemble, on récolte les fruits ensemble ». Ancien ambassadeur de Chine en France, Kong Qan soutient que la puissance ne conduit pas nécessairement à l’hégémonie. Le projet des nouvelles routes de la soie, conclut-il, « appartient à tout le monde ». Son successeur à Paris, Zhai Jun, appelle ainsi à "remettre à l’honneur une conception de la gouvernance mondiale animée par l’esprit de dialogue, de co-construction et de partage".