Admirée par les Portugais, Formose la belle a été colonisée par les Hollandais, les Ming ou les Qing, mais après sa défaite en 1895 dans la guerre sino-japonaise, la Chine dut céder Taiwan à l’empire du Japon, par le traité de Shimonoseki. Ce fut une colonisation de cinquante ans, jusqu’à la défaire du Japon en 1945, qui laissa dans l’économie, par l’industrialisation, et la culture de l’île, même dans la langue une empreinte plus durable que l’occupation japonaise sur le continent.
La relation avec la Chine continentale a toujours été au cœur de la politique taiwanaise et demeure la pierre de touche des positions partisanes. En août 2015, les étudiants de Taipei se sont mobilisés contre un changement dans les manuels scolaires qui donnaient désormais à lire que Taiwan avait été « récupérée » par la Chine après la reddition du Japon, et non qu’elle lui avait été « donnée », comme l’écrivaient les anciens. Les nouveaux livres d’histoire affirmaient aussi que la présence japonaise consistait à « occuper » l’île et non plus à la « gouverner » et donnaient une interprétation plus brutale de l’occupation japonaise, que les étudiants interprétaient comme une concession au pouvoir de Pékin.
Lorsque l’archipel avait été remis par le Japon à l’ONU qui en avait confié la « stabilisation » à la République de Chine, les troupes chinoises du Kuomintang étaient rapidement venues en prendre le contrôle avec le soutien des Etats-Unis. Elles voulaient éviter que les communistes, avec qui elles étaient en guerre sur le continent, ne s’y installent. Le 2 février 1947, (« incident 228 ») des manifestations contre le gouvernement de Taïwan ont été réprimées dans le sang par les troupes nationalistes qui ont instauré la « terreur blanche » sur l’île. C’est ici que Tchang Kai-chek se réfugia en 1949 après sa défaite face aux soldats de Mao Tsédong, pour continuer la lutte. Il instaura la loi martiale qui ne fut abrogée qu’en 1987, date à laquelle la République de Chine, par opposition à la République populaire de Chine de Pékin, adopta un système démocratique.
Des peuples divers pour une identité taiwanaise
Les « continentaux » qui avaient fui la RPC devaient cohabiter sur l’île avec les populations autochtones aussi bien qu’avec les groupes d’origine chinoise établis ici depuis plusieurs siècles comme les Hakkas (des Han du sud de la Chine). Taiwan aurait été le premier point de dispersion des aborigènes aux langues austronésiennes, venus eux aussi de la Chine du sud-est, de la baie de Hangzhou. Ils occupaient au centre et à l’est de l’île des régions montagneuses, et on les a appelés Gaoshanzu, peuple des montagnes.
Les nouveaux arrivants se comportaient en conquérants et voulaient imposer à ces peuples une « identité nationale » chinoise. La sinisation des anciens taiwanais s’est poursuivie, jusqu’au début des années 1990. Même si le remplacement à l’ONU de la Chine nationaliste par la Chine communiste en 1971 a favorisé l’émergence d’une conscience taïwanaise que l’Eglise presbytérienne de Taiwan conforta avec un texte largement diffusé « l’Etat de notre destinée nationale ».
Sur le plan international, la situation était tout aussi baroque. La Chine depuis la création de l’Organisation des Nations Unies y était représentée par le gouvernement nationaliste réfugié à Taipei, alors que la Chine communiste n’était reconnue que par peu de pays. Le développement de la RPC, ses revendications et la volonté de Washington de renouer avec Pékin conduisirent cependant l’ONU à expulser de l’Assemblée générale le 25 octobre 1971 la délégation de Taiwan pour y accueillir celle de Pékin, après le refus de Tchang Kai-chek d’y accepter la Chine populaire. Ce n’est qu’en 1979 que les Etats-Unis ont lié des relations diplomatiques avec la Chine Populaire, rompant dès lors celles établies avec Taiwan – tout en continuant à lui assurer une aide militaire.
Le conflit autour de Quemoy et Matsu
Deux petites îles de l’archipel taiwanais sont un symbole de la complexité des relations internationales de la région. Quemoy et Matsu qui dépendent de Taiwan mais sont beaucoup plus proches du continent que de la grande île avaient toujours été le lieu d’affrontements et de gesticulations militaires entre les deux Chine. Taiwan y avait construit des forteresses pour se défendre des attaques des communistes.
Lors de la campagne présidentielle de 1960, on demanda à John Kennedy, qui s’opposait à Richard Nixon, si la ligne de défense américaine en Extrême-Orient devait inclure ces îles. Kennedy répondit que Quemoy et Matsu étaient indéfendables stratégiquement et qu’elles n’étaient pas essentielles à la défense de Taiwan. Nixon prit la position inverse au nom des principes et de la défense d’une « aire de liberté ». L’opinion américaine crédita Kennedy de sagesse, ce qui sans doute améliora sa position électorale.
L’historienne Margaret MacMillan pense que Mao Tse Toung jugeait qu’il était dans l’intérêt de la République populaire de Chine de laisser Quemoy et Matsu dans les mains des nationalistes. Car si la RPC s’en était emparée, ou si les nationalistes les avaient abandonnées, la distance entre le continent et Taiwan serait passée de quelques miles à plus d’une centaine et « peut-être dans les pensées aussi ». De plus l’acquisition de ces îles en pleine mer par la RPC et leur soustraction au contrôle nationalistes aurait tendu à valider l’acceptation d’une politique de « deux Chine ».
Une ou plusieurs Chines ?
La difficulté de la relation entre Taipei et Pékin est bien là. Même si la première ne prétend plus représenter toute la Chine, la seconde maintient cette prétention et donc la volonté d’intégration de Taiwan, comme elle a intégré le Tibet puis Hong-Kong. Ses relations avec l’île sont donc rendues difficiles par l’aspiration à l’indépendance que contient la charte du parti de Tsai Ing wen.
Lorsque le Parti Démocratique Progressiste DPP de Lee Teng hui, le père des réformes démocratiques dans les années 1990, s’est développé, le Kuomintang nationaliste finalement a dû céder le pouvoir et son ennemi principal a cessé d’être la Chine communiste pour devenir les réformateurs taiwanais. La stabilité des relations avec la Chine (continentale) dont le Kuomintang avait fait son atout essentiel a cependant été assurée par ses successeurs du DPP après la « crises des missiles » déclenchée par d’audacieuses paroles de Lee « se parler d’Etat à Etat » avec la République Populaire de Chine !
Mais, depuis, l’alternance des partis, Cheng Shui-bian pour le DPP de 2000 à 2008 (deux mandats, mais le parlement était resté au Kuomintang) puis le retour du KMT avec Ma Ying-jeou de 2008 à 2012, avait trouvé un socle de stabilité dans ce qu’il est convenu d’appeler « le consensus de 1992 » sur le statu quo — pas d’unification, pas d’indépendance, pas de recours à la force — même si le DPP ne reconnaissait pas formellement ce consensus, il faisait en sorte de ne pas le remettre en cause.
La mer de Chine du sud demeure cependant un lieu à potentiel de conflit élevé, où les prétentions de la RPC, exprimées par "tracé en 9 traits" -ou en 10 , rencontrent les revendications de plusieurs autres pays, dont Taiwan, sur des îles ou des fonds marins. La "stabilité des relations" entre les deux rives du détroit de Taiwan dépend aux yeux de beaucoup des "canaux de communication" directs que possède - ou pas - Me Tsai avec Pékin. Ses adversaires du "camp bleu" lui reprochent de s’en vanter à tort. mais les universitaires des deux rives ont toujours gardé des contacts.
Les difficultés économiques
La stabilité était censée assurer à Taiwan les « dividendes de la paix », en termes économiques. Dans les années de prospérité, l’archipel en a profité. Il était en ces année-là considéré comme le quatrième dragon de l’Asie et il commença à investir massivement sur le continent avec la politique d’ouverture de Deng Tsiaoping.
La situation économique et sociale s’est cependant détériorée, notamment à cause de la concurrence de la RCP, et deux problèmes ont pris une acuité nouvelle, celui du « pouvoir d’achat » et celui de l’accroissement des inégalités. Ces problèmes ont mis les jeunes dans la rue, et c’est en prenant position sur ces questions que Tsai Ing-wen, la candidate du DPP, est devenue l’espoir d’un changement.
La campagne pour l’élection présidentielle n’était pas la première menée par Tsai Ing-wen, une avocate de 59 ans. Mais dans la précédente, en 2012, elle avait, semble-t-il, montré trop d’attachement à l’indépendance pour ne pas inquiéter. Les alliés américains eux-mêmes s’en étaient émus. Le Financial Times avait publié, en septembre 2011, l’interview d’un « officiel » du département d’Etat qui mettait en doute sa capacité à vouloir et à pouvoir maintenir des relations stables avec la RPC. Cette déclaration avait suscité un débat aux Etats-Unis où la défense de Taiwan est un des tabous de la politique étrangère avec le soutien à Israël.
La volonté du « peuple taïwanais »
Cette année, rien de tel, silence courtois. Tsai Ing-wen a tenu à rassurer, sans rien renier : tout en promettant de respecter le statu quo, et en demandant qu’il n’y ait de provocations d’une part ni de l’autre, elle a insisté sur le fait que Pékin devait respecter la démocratie taiwanaise, et que la base des relations entre les deux rives du détroit devait être pour elle la volonté du peuple taiwanais.
Démocratie, développement économique et justice sociale, ce sont bien les objectifs annoncés du DPP auxquels se réfère Tsai. Mais il reste que l’objectif de l’indépendance demeure dans charte du parti et Pékin, qui soutenait sans vergogne le candidat du Kuomintang, en joue pour faire pression sur nouvelles autorités de Taiwan.
L’agence chinoise Xinhua, tout en considérant l’élection de Tsai Ing-wen comme une affaire intérieure taiwanaise, estime que la politique de Pékin envers Taiwan a remporté de tels succès que personne ne peut souhaiter mettre fin aux « dividendes de la paix » apportées par ces bonnes relations dans le détroit, qui, pour Xinhua, sont indispensables à la résolution des problèmes de croissance économique, de pouvoir d’achat et d’avenir des jeunes générations.
Il est cependant clair que pour le DPP, les bonnes relations avec Pékin, et leur stabilité, ne suffiront pas à résoudre les problèmes.
Démocratisation, glasnost… la révolution des tournesols
Ce sont des manifestations massives qui ont fait prendre conscience aux observateurs de l’acuité des problèmes ; en mars 2014, les étudiants de Taipei ont occupé le parlement pour protester contre la tentative du Kuomintang, de faire passer en force un pacte d’ouverture mutuelle des services avec la Chine populaire. Les jeunes Taiwanais craignaient que ce ne soit un blanc-seing donné aux grandes entreprises chinoises pour investir l’économie taiwanaise et dominer la vie politique du pays.
Car ce qui était en question pour eux, au-delà des rapports de forces économiques inégales, c’était les questions de leur liberté, de leur souveraineté et de leur identité face à l’irrédentisme chinois, comme l’expliquait Stéphane Corcuff, spécialiste de géopolitique taïwanaise au CEFC (Centre d’études françaises sur la Chine contemporaine) et directeur de son antenne à Taipei, dans le Monde du 28 mars 2014.
Les tournesols étaient arrivés au parlement avec les vivres et les couvertures envoyés aux étudiants. L’un des occupants a planté une fleur sur le pupitre du président de l’assemblée. Les tournesols sont ainsi devenus le symbole de la lumière contre l’opacité des méthodes officielles.
En 2012 déjà, les étudiants de Taiwan s’étaient mobilisés contre un projet restreignant les libertés de la presse et de l’édition. En juillet 2015, les lycéens ont manifesté contre une « relecture prochinoise de l’histoire de l’île. L’un d’entre eux, arrêté après une manifestation, s’est donné la mort.
La protection de la démocratie contre la tradition autoritaire du Kuomintang et contre les tentatives de noyautage de Pékin, comme la solution des problèmes économiques et sociaux sont au cœur du programme de Tsai Ing-wen. La stabilité des relations avec la puissante Chine continentale est nécessaire mais elle ne peut plus être l’alpha et l’oméga de la politique taiwanaise.
Le journal de Pékin Global Times, organe des milieux nationalistes du Parti communiste, donne une interprétation de la victoire de Tsai Ing-wen, qui vaut aussi avertissement en faveur du statu quo : « Ce sont les fautes de Ma [le président sortant membre du Kuomintang] et l’accent mis par Tsai sur l’économique et le social, ainsi que sa politique adroite envers les Etats-Unis et le Japon, et non des aspirations vers l’indépendance, qui l’ont fait élire. »
Les déclarations apaisantes de Tsai Ing-wen après son élection n’ont pas apaisé toutes les inquiétudes. Ni à Pékin, ni à Washington. Certains Chinois disent qu’elle devrait retenir la leçon de son prédécesseur au DPP, Cheng Shui bian, indépendantiste résolu qui a suscité des troubles dans les relations entre les deux rives du détroit et qui a fini en prison pour corruption.
En même temps que les élections présidentielles ont lieu à Taiwan les élections législatives. Aussi l’entrée en fonction du président élu est-elle différée de 126 jours. Ce n’est qu’à partir du 20 mai que Tsai Ing-wen sera aux commandes. Si le « consensus de 1992 » est alors mis en question, aura-t-elle trouvé d’ici là La formule pour de bonnes relations avec la Chine populaire ?
Le nouveau parlement de la RPC, le Yuan législatif, a trouvé dans ces élections un renouvellement de la classe politique avec la victoire de candidats se présentant pour la première fois à l’élection, parmi lesquels cinq députés appartenant au Parti de la Nouvelle Force (NPP). Cette formation a été créée au début de 2015 et est dirigée par un des leaders du « mouvement des tournesols », le jeune Huang Kuo-chang.