En infligeant un cuisant revers à leur président, Recep Tayyip Erdogan, les Turcs viennent de donner une leçon de démocratie rare dans ces contrées. Certes le parti islamo-conservateur AKP arrive largement en tête des élections législatives du dimanche 7 juin, avec 43% des suffrages. Mais le succès du HDP, Parti démocratique du peuple, mené par un jeune avocat de 42 ans, Selahattin Demirtas, l’empêche d’avoir au Parlement la majorité absolue qu’il détenait depuis son premier succès en 2002. Et surtout, elle prive Erdogan de la majorité des deux tiers qu’il espérait pour pouvoir modifier la Constitution en sa faveur.
Elu président en août 2014 après avoir été chef du gouvernement pendant douze ans, Erdogan rêvait d’un régime présidentiel qui lui aurait permis de rester encore de longue années au pouvoir, avec des compétences exorbitantes. Grisé par ses succès, il ne reculait devant aucune manifestation de mégalomanie. Il s’est fait construire un palais de 1000 pièces, quatre fois plus grand que le château de Versailles, et qui plus est dans une zone protégée officiellement inconstructible. Il a créé une garde présidentielle costumée en guerriers ottomans et ne se cachait pas de vouloir restaurer une sorte de sultanat dont il aurait été le chef incontesté.
Rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Il s’était débarrassé de ses concurrents potentiels au sein de son propre parti. Il avait pourchassé les membres de la confrérie Güllen qui l’avait aidé naguère à prendre le pouvoir. Il avait cassé le pouvoir traditionnel de l’armée, bastion du kémalisme laïc et tenté de museler l’opposition en s’attaquant à la liberté d’expression et à la liberté de la presse. Pendant la campagne électorale, il avait mis tous les moyens de l’Etat au service de son parti, dénonçant les « complots », le « terrorisme » et la « subversion antiturque ».
Ces manœuvres ont été contre-productives. Une grande partie de la société turque est plus moderne que ne le croient les islamo-conservateurs et l’opposition laïque officielle. Les uns et les autres ont du mal à rompre avec la « vieille Turquie », celle des militaires et de la religion. Une « nouvelle Turquie » s’est manifestée, il y a deux ans, dans le mouvement de protestation de la place Taksim contre la dévastation d’un parc au profit d’un supermarché. Elle s’est exprimée dans les urnes en donnant 13% des suffrages au HDP, soit plus que le seuil de 10% qui, selon la loi électorale turque, permet d’avoir des députés, privant ainsi l’AKP de son hégémonie.
Le HDP est un parti dit « kurde » mais, sous la direction de Salahattin Demirtas, il a abandonné son caractère « ethnique » pour rassembler d’autres minorités, la gauche qui ne se reconnait pas dans la social-démocratie kémaliste, l’extrême-gauche, et des représentants d’associations, d’écologistes, d’homosexuels…
On a parfois comparé Recep Tayyip Erdogan à Vladimir Poutine. Tous les deux en effet sont partisans de régimes autoritaires et veulent pérenniser leur pouvoir par des moyens formellement démocratiques. Là s’arrête la comparaison. Qu’il en ait eu ou non la volonté, Erdogan n’a pas les moyens de supprimer l’opposition. En Turquie, la toute puissance du chef et de son parti peut être battu en brèche par des élections libres. Malgré quelques irrégularités, le scrutin de dimanche n’a été entaché d’aucune fraude massive. L’AKP a reconnu avoir subi un revers. Pour gouverner, le parti du président devra former une coalition et passer des compromis. C’est aussi cela, la leçon de démocratie turque.