Les Européens ont choisi de s’en remettre aux Turcs pour tenter de freiner, voire d’interrompre, le flot des réfugiés venus des zones de guerre du Moyen-Orient et décidés à gagner l’Union européenne en passant par la Turquie puis par la Grèce, leur principal point d’entrée dans l’UE. Plutôt que d’organiser leur accueil dans l’un ou l’autre des vingt-huit Etats membres, ils se sont donné pour ligne de conduite, au cours de leur rencontre avec les autorités turques lundi 7 mars à Bruxelles, d’apporter toute l’aide possible à Ankara pour que le plus grand nombre des migrants s’abstiennent de traverser la mer Egée et restent en Turquie, au plus près de leurs pays d’origine.
Prenant acte, sans le dire explicitement, de la fermeture de la « route des Balkans » qu’empruntaient les réfugiés pour se rendre en Europe de l’Ouest et, pour beaucoup d’entre eux, en Allemagne, les Vingt-Huit attendent de la Turquie qu’elle se charge en partie du fardeau qu’ils s’estiment désormais incapables de porter. Leur préoccupation première est de décourager ceux qui, au péril de leur vie, prennent place sur des bateaux de fortune pour tenter leur chance aux frontières de l’Union européenne. « Nous devons rompre le lien qui existe entre la traversée à bord d’une embarcation et l’installation en Europe », affirme la déclaration publiée à l’issue de la réunion.
Eloigner les migrants du sol européen
L’accord n’est pas encore formellement conclu entre Bruxelles et Ankara. Il devrait l’être à l’occasion du prochain Conseil européen, les 18 et 19 mars. Plusieurs questions restent à régler, notamment celle du financement des décisions. Mais les dirigeants européens se disent satisfaits de l’avancée des travaux. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a salué « un bon accord qui va changer la donne ». Cet accord à venir permet aux Vingt-Huit de masquer leurs divergences sur l’accueil des demandeurs d’asile en Europe et sur l’ouverture ou la fermeture des frontières. Le seul principe sur lequel ils se montrent capables de s’entendre est l’appel à la Turquie pour éloigner les migrants du sol européen.
Relancer les négociations d’adhésion
Leur priorité est donc la mise en oeuvre du « plan d’action commun » conclu avec Ankara afin « d’endiguer les flux migratoires » et « de lutter contre les réseaux de trafiquants et de passeurs », selon les conclusions du Conseil européen des 18 et 19 février. L’objectif de ce plan est de réduire d’une manière « substantielle et durable » le nombre d’entrées illégales en Europe à partir du territoire turc. Les Européens reconnaissent que la Turquie a déjà pris des mesures significatives pour garder les réfugiés sur son sol puisque 2,5 millions d’entre eux y ont trouvé un asile provisoire mais ils attendent d’elle un effort supplémentaire pour les dissuader de venir grossir le flot des migrants qui se retrouvent bloqués en Grèce depuis que ses voisins européens, à commencer par la Macédoine, ont fermé leurs frontières.
Concrètement, non seulement les migrants seront incités à rester en Turquie plutôt que de tenter de traverser la mer Egée mais encore une partie de ceux qui parviendront à gagner la Grèce seront, en vertu d’un accord de réadmission accepté par Ankara, renvoyés en Turquie. En contrepartie, les Européens organiseront la « réinstallation » en Europe de réfugiés installés provisoirement en Turquie. Parallèlement, avec l’assistance de l’OTAN et la coopération de Frontex, des activités de reconnaissance, de contrôle et de surveillance des traversées illégales seront conduites en mer Egée, en attendant la création future d’un corps de garde-frontières et de garde-côtes. L’un des buts de cet arrangement est de soulager la Grèce, qui bénéficiera par ailleurs d’une aide humanitaire d’urgence et du plan de « relocalisation » en Europe d’une partie de ses demandeurs d’asile.
Ankara en position de force
Pour convaincre les Turcs, l’Union européenne promet de les aider financièrement à héberger dans des conditions décentes les réfugiés en provenance des pays en guerre mais aussi de libéraliser le régime des visas accordés aux citoyens turcs et de relancer les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. « Pour faire face à la crise des réfugiés, il est indéniable que l’Union européenne doit intensifier sa coopération avec la Turquie et la Turquie sa coopération avec l’Union européenne », déclarait il y a quelques semaines le premier vice-président de la Commission, le Néerlandais Frans Timmermans.
L’accord de Bruxelles, s’il est conclu puis appliqué, sera avantageux pour les Européens qui vont transférer sur leurs voisins turcs le poids de la crise migratoire. Mais il place la Turquie en position de force au moment où elle est fragilisée par les conflits régionaux. Ankara obtient en particulier de l’UE qu’elle accélère les pourparlers d’adhésion sans paraître se préoccuper des atteintes répétées à la liberté de la presse que s’autorise un régime devenu de plus en plus autoritaire sous la direction du président Erdogan. Bruxelles semble en effet oublier que le respect de la démocratie et de l’Etat de droit est l’un des critères de l’adhésion à l’Union européenne. La déclaration des Vingt-Huit se contente d’indiquer que les chefs d’Etat et de gouvernement « ont examiné avec le premier ministre turc la situation des médias en Turquie ».