Le « rêve chinois » de Xi Jinping, c’est-à-dire refaire de la Chine la grande puissance mondiale qu’elle était jusqu’au XVIIIème siècle, est-il compatible avec le maintien du statut de numéro un mondial des Etats-Unis ? Telle est la question qui taraude les dirigeants chinois autant qu’américains. Elle n’est pas nouvelle. C’est celle des rapports entre une puissance montante et une puissance établie. Elle a été traitée par Thucydide dans Les Guerres du Péloponnèse, dont on dit qu’elles sont le livre de chevet des hiérarques de Pékin. Les politologues du Parti communiste chinois étudient attentivement les empires et le sort qui leur a été réservé à travers l’histoire. En particulier la chute de l’empire soviétique qu’ils attribuent à deux causes : la rivalité exacerbée entre l’URSS et les Etats-Unis, et notamment la course aux armements dans laquelle les Américains auraient épuisé les Soviétiques, d’une part ; la réforme non-contrôlée qui entraine la faillite de tout le système politique – et là, ils tirent les leçons de Tocqueville –, d’autre part.
Arrivé à la présidence de la Chine en mars, Xi Jinping est à la recherche d’un « nouveau modèle » de relations entre les deux grandes puissances. L’objectif est que les tensions ne dégénèrent pas en un conflit ouvert. Or ces tensions sont nombreuses : concurrence commerciale, non-respect de la propriété intellectuelle, cyberattaques, face-à-face militaire dans le Pacifique, revendications territoriales chinoises dans la mer de Chine, prolifération nucléaire dans la péninsule coréenne, etc.
Dans le même temps, Xi Jinping a développé depuis son arrivée au pouvoir une rhétorique nationaliste qui n’est pas faite pour apaiser le climat entre Pékin et Washington. Président de la Commission militaire – alors que son prédécesseur Hu Jintao avait attendu deux ans avant d’occuper ce poste –, il est très proche de l’armée et ses premières visites ont été pour les unités présentes dans les régions côtières de la mer de Chine. Etait-ce le signe d’un durcissement de la politique extérieure de Pékin ?
Pas sûr, disent les experts de la Chine. « Xi doit être nationaliste pour être réformateur », estiment certains d’entre eux. Il doit consolider son pouvoir s’il veut pouvoir mener à bien les réformes indispensables, tant politiques qu’économiques, pour que le système communiste puisse se maintenir. Il lui faut éviter d’apparaître comme faible ou pro-occidental, car il n’a d’autre credo que celui hérité de Deng Xiaoping, à savoir que seul le Parti communiste chinois peut garantir le développement du pays, la stabilité sociale et la défense des intérêts vitaux. Or les tensions ne concernent pas seulement les relations avec l’étranger, notamment la superpuissance américaine. Elles sont aussi internes, entre les riches et les pauvres, les urbains et les ruraux, les régions côtières et l’intérieur, les migrants et la classe moyenne… Ces tensions ne peuvent être sublimées que par un patriotisme confinant souvent au nationalisme, voire à la xénophobie. Toutefois, Xi Jinping est, comme ses prédécesseurs, conscient que cette arme doit être menée avec précaution car elle peut finir par échapper au contrôle du Parti et se retourner contre son pouvoir.
Deuxième puissance économique et commerciale du monde derrière les Etats-Unis, la Chine a estimé que le « basculement » de la stratégie américaine commencé par Barack Obama à la fin de son premier mandat était dirigé contre elle. Il ferait partie d’une politique d’endiguement, comme celle mise en œuvre vis-à-vis de l’Union soviétique après 1947. A l’avenir 60% de la marine américaine mouillera dans le Pacifique où se trouvent déjà 60% de l’aviation américaine, selon Chuck Hagel, secrétaire à la Défense.
Mais les Etats-Unis et la Chine ne sont pas dans le même rapport que les Etats-Unis et l’URSS pendant la guerre froide. Le sort des Américains et des Chinois est lié. Les uns et les autres sont interdépendants. Le déficit américain est financé par la Chine qui n’a d’autre exutoire pour ses immenses réserves en devises (quelque 3500 milliards de dollars) que les bons du Trésor américain. De même, le marché américain est essentiel pour les produits fabriqués en Chine, souvent par des filiales de sociétés américaines.
Les Etats-Unis et la Chine ne sont pas condamnés à s’entendre ou à s’affronter. Leurs relations peuvent rester dans un entre-deux. Personne n’espère un accord global mais tout le monde redoute que des désaccords dans quelques domaines ne polluent l’ensemble des rapports entre les deux grandes puissances. L’entre-deux est dangereux. Il peut déboucher sur des malentendus ou des incompréhensions des objectifs de l’interlocuteur dont l’histoire montre qu’ils sont souvent source de conflit.
Pendant les huit heures d’entretiens qu’ils ont eus en Californie, Barack Obama et Xi Jinping se sont efforcés de nouer des relations propres à régler, et si possible à éviter, les malentendus. Chacun a exposé sa politique sans chercher à convaincre le partenaire sur des sujets dont on sait qu’ils divisent les Etats-Unis et la Chine : droits de l’homme, mer de Chine, vente d’armes à Taïwan. Ce qui n’empêche pas d’œuvrer dans le même sens sur d’autres sujets, comme la situation dans la péninsule coréenne. Xi Jinping a élevé le ton contre son allié de Pyongyang. « Aucun pays n’a le droit de mettre en danger la stabilité régionale et même mondiale pour des intérêts égoïstes », a-t-il déclaré quand la Corée du Nord menaçait de lancer ses missiles contre son voisin du sud, voire contre les Etats-Unis. L’avertissement semble avoir payé. Pyongyang a accepté de renouer le dialogue avec Séoul, au moins provisoirement. Dirigeants chinois et américains sont d’accord pour « refuser la prolifération nucléaire » dans la péninsule coréenne. Ils n’entendent pas la même chose sous le même terme. Les Américains ne veulent pas d’une Corée du nord équipée de l’arme nucléaire ; les Chinois veulent l’élimination de toutes les armes nucléaires, y compris les armes nucléaires américaines qui pourraient se trouver en Corée du sud.
Mais la Corée est le bon exemple d’un sujet sur lesquels Washington et Pékin peuvent travailler dans la même direction, même s’il reste des divergences sur le fond.