Après la crise du coronavirus, rien ne sera plus comme avant, dit-on. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? C’est pour quand „l’après“ ? Et qu’est-ce qui va, qu’est-ce qui doit changer „après“, alors que la plupart des gens ne souhaitent que retrouver leurs vies „d’avant“ ? C’est en cette période de grande incertitude que le gouvernement d’Angela Merkel assume la présidence des Conseils de l’Union européenne. La tâche est immense, car il s’agit d’intégrer la gestion en commun de l’actuelle crise sanitaire, devenue crise économique grave, dans les grandes transformations de notre temps, à savoir le changement climatique et la digitalisation qui ont déjà commencé à changer l’organisation de notre travail et de notre communication, bref de nos vies, de fond en comble. Ce qu’il faut ce serait donc un sens pour l’urgence, mais aussi pour la vision – deux sensibilités que l’on n’associe guère aux Allemands, ni à Mme Merkel en particulier.
Le gouvernement à Berlin est bien conscient du fait que ses partenaires européens attendent beaucoup de sa capacité à rassembler pour arriver à des décisions raisonnables et acceptables pour tous. Après tout, c’est le „style Merkel“ qui peut bien servir en ce moment crucial pour l’Union européenne. „Ce qui est bon pour l’Europe, était et demeure bon pour nous“, dit la chancelière dans une interview à des journaux européens, dont „Le Monde“, publiée samedi 27 juin, à la veille de sa première rencontre personnelle avec Emmanuel Macron depuis le début de la crise du coronavirus. Lundi 29 juin, Angela Merkel recoit le chef de l’Etat français au Château de Meseberg, près de Berlin – une manifestation, peut-on espérer, d’une volonté partagée de faire avancer la capacité de l’UE à sortir renforcée de cette crise. C’est le titre qu’a choisi la présidence allemande pour cette période de juillet à décembre 2020 : „Ensemble. Renforcer l’Europe“.
Des décisions cruciales
Angela Merkel et ses ministres se trouvent devant trois défis fondamentaux : Un défi d’urgence ; un défi de politique d’intégration économique ; et un défi géopolitique.
Le défi d’urgence est évident. Pendant le „semestre allemand“, l’UE doit prendre des décisions cruciales. Son „cadre financier pluriannuel“ 2021-2027 servira de référence pour le budget annuel de 2021 ; et elle doit approuver les propositions de la Commission pour un „fonds de relance“ autorisant un emprunt de 500 milliards d’euros pour subventionner les régions les plus touchées par l’épidemie et de 250 milliards d’euros en crédits pour soutenir des projets de reconstruction. Tout ceci doit être décidé à l’unanimité par le Conseil européen avant l’automne pour que le Parlement européen et les Parlements nationaux puissent valider ces décisions et que l’aide puisse être distribuée à partir de 2021 dans le cadre du système budgétaire de l’Union.
C’est un programme ultra-ambitieux. „Dans ce genre de crise,“ dit Angela Merkel dans l’interview du 27 juin, „on attend de chacun qu’il fasse ce qui est nécessaire. Le nécessaire, dans ce cas, est quelque chose d’extraordinaire.“ C’est avec ces mots que la chancelière explique l’abandon, par l’Allemagne, de sa position traditionnelle de limiter les dettes budgétaires et de refuser une „union des dettes“. En revanche, elle confirme qu’il est important pour l’Allemagne que ces mesures „extradordinaires“ se trouvent bien dans le cadre des traités européens, et non pas en dehors. Car „il est dans l’intérêt de l’Allemagne que nous ayons un marché unique fort, que l’Union européenne devienne de plus en plus unie et qu’elle ne s’effondre pas.“ L’Allemagne veut que l‘Union fonctionne bien.
Renforcer l’intégration économique
Ce constat est particulièrement important quand on regarde le deuxième défi pour la présidence, celui de réformer la politique d’intégration économique de l‘Union. Depuis de nombreuses années déjà, l‘UE se trouve confrontée à des faiblesses éclatantes de son organisation d’intégration économique (crise financière, crise de l’euro, déséquilibres entre Nord et Sud de plus en plus importants). L’union monétaire de la zone euro attend toujours d’être complétée par une vraie union économique. Il suffit de se rappeler les propositions de la France concernant le renforcement des mécanismes de la zone euro. Avec sa proposition d’un „pacte vert“, que la nouvelle Commission von der Leyen a présentée au début de son mandat en 2019, l’exécutif européen cherche déjà à dessiner un chemin pour l’Union permettant de réconcilier la croissance économique avec l’équilibre écologique et la maîtrise des transformations climatique et numérique.
Tout cela demande des réponses politiques, de préférence au niveau européen, qui sont encore loin d’être acquises. Et cela va bien au-delà de cette présidence allemande. Mais le besoin immédiat d’efforts de relance pour sortir de la crise lui offre l’occasion de concevoir celle-ci aujourd’hui autour de ces transformations fondamentales. Ainsi, les propositions communes de la France et de l’Allemagne du 18 mai pour le fonds de relance visent déjà plus haut (voir : Boulevard Exterieur du 27 mai). Elles tendent à améliorer le mode de fonctionnement de l’Union en établissant une coordination étroite entre les Etats membres pour créer une „souveraineté sanitaire stratégique“ et en assurant, „dans le respect des priorités européennes“, une „relance durable“ fidèle à l’esprit du „pacte vert“ proposée par la Commission. Aussi, la „nouvelle route“ qu’ont proposée Macron et Merkel inclut des „améliorations du cadre européen“ dans le domaine de la taxation, de la concurrence, du commerce international, de l’espace Schengen.
Avec ce plan de relance, Francais et Allemands se sont déjà engagés pour une réforme substantielle de l’Union européenne que la présidence allemande, soutenue par la France et suivie par ses futurs successeurs en 2021 (le Portugal et la Slovénie), doit commencer à mettre en oeuvre. Dans la situation actuelle, Angela Merkel n’entend pas encore s’engager pour une modification des traités de l’Union, car „nous devons réagir rapidement à la pandémie.“ Mais elle ne l’exclut plus non plus. Cela constitue un autre changement de position remarquable de l’Allemagne.
Le vice chancelier Olaf Scholz du SPD fait même référence à Alexander Hamilton, le premier ministre des finances des Etats-Unis qui, en 1790, avait repris les dettes des Etats fédéraux pour établir une compétence fédérale en la matière. Dans le contexte d’une „intégration approfondie“, dit le ministre des finances allemand dans une interview le 29 mai dans l’hebdomadaire „Die Zeit“, une telle „réforme fiscale“ ne devrait pas constituer un tabou.
La présidence allemande se trouve donc aussi devant le défi de tracer la piste pour cette „nouvelle route“, sur laquelle elle s’est engagée avec la France, sans savoir exactement où elle va mener, sans savoir si elle peut réussir. Un défi et une chance en même temps, selon Winston Churchill, cité par Olaf Scholz : „Never let a good crisis go to waste“ („ne gâche jamais une bonne crise“).
Les relations avec la Chine et les Etats-Unis
Car, des chances il en faut pour affronter un troisième défi devenu apparent pendant cette crise du corona – un défi géopolitique, qui, lui aussi, n’est pas nouveau mais qui a été souvent ignoré, car mal compris. Plus que jamais, il est apparu que l’UE se trouve coincée entre les ambitions de domination des grandes puissances, les Etats-Unis et la Chine, qui s’enfoncent dans leur guerre commerciale tout en se faisant mutuellement des reproches concernant leurs responsabilités en matière de gestion de la pandémie. Pour la présidence allemande, le ministre des affaires étrangères, Heiko Maas, confirme : „Nous ne voulons pas que quelqu’un nous dise ce qu’il faut faire, nous voulons poursuivre notre propre chemin et nous voulons pouvoir agir en géopolitique.“ Sauf qu’il faut savoir ce que „nous voulons faire“, quel est „notre propre chemin“ et comment „nous voulons pouvoir agir en géopolitique“ – celle-ci ne faisant pas partie des compétences de l’Union sauf en cas d’accord entre tous les états membres.
C’est ambitieux pour le rapport UE-Chine. Le sommet que la présidence allemande avait prévu pour le mois de septembre à Leipzig pour établir une base plus équilibrée et plus stable d’une coopération entre „partenaires et concurrents commerciaux mais rivaux systémiques“, a été reporté, sans être annulé. Il aurait dû être l’occasion de formaliser une coopération économique et des échanges plus équitables, de débloquer les négociations d‘un accord sur les investissements, de faire avancer la coopération en matière de climat et de promouvoir les échanges de vue sur les engagements en Afrique.
Seulement, la politique actuelle du régime de Pékin par rapport à Hongkong, en rupture de l’accord sino-britannique sur le statut particulier de l’île pendant 50 ans (un pays, deux systèmes) avait déjà mis en doute une stratégie européenne de coopération avec la Chine. Les tentatives de Pékin d’établir, à côté de l’UE, une structure de coopération avec des Etats membres en format „17+1“, n’a pas facilité cette coopération non plus. Et la violation continue des droits de l’homme à l’intérieur de la Chine (Tibet, Sinkiang) ainsi que ses actions militaires d’intimidation de ses voisins en Asie du Sud-Est invitent à la méfiance plutôt qu’à la confiance nécessaire pour une coopération satisfaisante. Dans ce contexte déjà compliqué, la présidence aurait voulu rétablir un cadre de coopération économique à la hauteur des deux plus grandes puissances commerciales du monde. L’effort reste à faire.
L’état des rapport UE-USA est encore plus délicat. Déclarée adversaire en matière économique et commerciale par le président des Etats Unis, ignorée par l’administration américaine en matière d’accords internationaux (accords de Paris sur le climat, accords avec l’Iran sur le nucléaire, sanctions extra-territoriales) l’UE n’a aucune raison actuellement de faire confiance au leadership de son partenaire économique et politique le plus important. Même l’Allemagne, qui avait toujours été et qui est toujours un des alliés les plus proches de Washington, se trouve attaquée constamment par le locataire de la Maison Blanche et a commencé à prendre ses distances. A une époque où la communauté de „l’Ouest“ semble s’effondrer, l’UE doit réclamer et défendre une place dans le système international qui ne fasse pas d’elle un simple appoint de la grande puissance outre-atlantique.
Si l’Union européenne veut „agir en géopolitique“, comme le demande le ministre Heiko Maas, il faut qu’elle s’organise pour pouvoir jouer le jeu et savoir parler puissance. Ce défi également dépasse largement l’enjeu de la présidence allemande. Ceci d’autant plus, que la présidence du Conseil en la matière échappe à la présidence tournante et appartient au Haut Représentant Josep Borrell, élu pour deux ans et demi. Mais dans la mesure où il s’agit d’un autre élément d’une réforme profonde de l’UE, la présidence allemande doit assumer la responsabilité de soutenir Borrell pour faire avancer les efforts dans le bon sens.
Un an avant de quitter la scène politique allemande, Angela Merkel a la charge et la chance de donner une impulsion importante pour l’avenir de l’UE. „Nous devrions éviter de poser trop souvent la question de l’existence de l’UE, et plutôt faire notre travail,“ dit-elle dans l’interview du 27 juin. En faisant son travail, elle prépare la réponse à cette question.