C’était le projet le plus ambitieux de George W. Bush et des ses amis néoconservateurs au début des années 2000 : un « Grand Moyen-Orient » devenu démocratique, au bout du fusil si cela s’avérait nécessaire. Les Etats-Unis devaient cesser de chercher des alliés parmi les régimes dictatoriaux ou « tyranniques », selon le vocabulaire mis alors à la mode. L’Egypte faisait partie du plan, comme d’autres pays du monde arabe. Les plus radicaux des néoconservateurs y avaient même placé l’Arabie saoudite, avant d’être sèchement rappelé à l’ordre pour cet excès de zèle qui avait fortement déplu à la famille royale.
L’Irak devait être la première étape de cette croisade pour la promotion de la démocratie. « Notre route commence à Bagdad », écrivaient deux néoconservateurs de choc, William Kristol et Lawrence Kaplan, pour justifier la guerre contre Saddam Hussein. Le scénario ne s’est pas passé comme ils l’espéraient. La guerre en Irak a tourné au fiasco. La démocratie est loin d’être installée dans l’ancienne Mésopotamie et il n’y a pas eu l’effet de contagion qu’anticipaient les stratèges américains. L’aventure irakienne qui a coûté cher en vies humaines, américains et arabes, et en milliards de dollars, a même été contre-productive au Moyen-Orient et au-delà, en aiguisant les sentiments anti-américains et anti-occidentaux dans l’ensemble du monde musulman.
Le discours du Caire
Or, ironie de l’Histoire, la « démocratisation » tant invoquée semble s’être mise en marche, dans des conditions non prévues ni George W. Bush, ni par son successeur qui a rompu avec le « messianisme botté » des néoconservateurs. Barack Obama a certes tenu un magnifique discours adressé depuis le Caire à l’ensemble des Arabes et des musulmans, en 2009. Mais il ne pensait certainement pas qu’il serait confronté aussi rapidement à la contestation d’un régime allié des Etats-Unis (en Egypte) et aux éventuelles conséquences de la démocratisation qui s’annonce. Comme tous les présidents américains depuis Jimmy Carter, il pensait s’appuyer sur le rais égyptien pour tenter de résoudre le conflit israélo-palestinien.
Les revendications des manifestants égyptiens placent les diplomaties occidentales, et en particulier la diplomatie américaine, devant un dilemme qu’elles ne méconnaissaient pas mais qui était plus un exercice intellectuel qu’une actualité immédiate. Faut-il choisir entre la stabilité et la démocratie ? La stabilité d’une région à risques, en l’occurrence le Moyen-Orient, justifie-t-elle les compromissions avec des régimes antidémocratiques ? Des élections libres (ou à peu près) ne comportent-elles pas le danger de voir des radicaux, religieux ou autres, arriver au pouvoir (comme à Gaza) ?
Les dangers du statu quo
A ces interrogations, les néoconservateurs apportaient une réponse facile sinon convaincante : le statu quo n’est pas une garantie de stabilité car l’apparente stabilité cache en réalité les ferments d’une révolte sous-jacente. Avec le président Woodrow Wilson, ils considéraient que la diffusion de la démocratie était au contraire une garantie de paix.
A long terme, le principe est sans doute valable. A court terme, les bouleversements en cours au Maghreb et au Machrek posent de difficiles questions. Israël porte une attention particulière à ce qui se passe en Egypte et ça se comprend. Avec la Jordanie, c’est le seul pays arabe à avoir reconnu l’Etat hébreu. La nature du pouvoir au Caire est donc d’une importance fondamentale pour la stabilité de ma région.
Hosni Moubarak pourra-t-il se maintenir au pouvoir ou sera-t-il remplacé par une créature du régime, comme le général Omar Souleïmane, le chef des services de renseignements, qui vient d’être nommé vice-président ?
L’ouverture démocratique, si réforme il y a, portera-t-elle au pouvoir des partisans des Frères musulmans, la seule opposition qui était à la fois réprimée et à peu près tolérée en Egypte, adepte d’un islam radical ?
Des forces modérées, laïques, profiteront-elles au contraire de l’élan vers la démocratie et le modernisme dont semble témoigner une grande partie des manifestants ? Toutefois, même dans cette hypothèse, rien ne garantit que le nouveau pouvoir restera pro-occidental. Il pourrait au contraire être tenté par une nouvelle mouture du panarabisme, d’autant plus hostile à Israël et méfiant vis-à-vis de l’Occident que les négociations israélo-palestinienne sont dans l’impasse. Les voix critiquant une « inféodation » de l’ancien régime à l’Amérique seraient d’autant plus écoutées que cette alliance n’a pas apporté la solution du conflit, si elle a eu tout de même l’avantage de placer l’Egypte parmi les premiers pays bénéficiaires de l’aide américaine.
La diplomatie américaine va donc devoir faire preuve de beaucoup de doigté pour manœuvrer au milieu de ces écueils. Soutenir les revendications des peuples, plaider pour des élections libres qui ne porteront pas nécessairement au pouvoir des forces pro-occidentales et s’assurer que l’alliance avec le ou les pays stratégiques de la région ne sera pas remise en cause, telle est la feuille de route de Washington (et des capitales occidentales) dans le proche avenir.