Une personne qui a des visions devrait aller voir un médecin. Ces paroles d’Helmut Schmidt, ancien chancelier de l’Allemagne fédérale et hambourgeois, viennent à l’esprit quand on écoute Olaf Scholz, chancelier actuel et hambourgeois, lui aussi. Les visions, ce n’est pas pour les „nordiques“ (Angela Merkel est née à Hambourg), c’est pour les „latins“ ? Ce serait le cliché habituel, trop facile. Car le chancelier s’efforce, quand-même, de présenter sa vision de l’avenir, celui de l’Europe en particulier. Et il fait référence, en 2022, à Emmanuel Macron et à son discours de la Sorbonne en 2017 quand le jeune président, récemment élu, avait exposé ses idées sur la „refondation“ d’une „Europe souveraine, unie et démocratique“. Le chancelier partage-t-il, enfin, ces idées pour une Europe nouvelle ? Exprime-t-il enfin la réponse de l’Allemagne à la France, trop longtemps attendue par Paris ?
Le chancelier a choisi de prendre la parole dans une vieille université, une des plus anciennes d’Europe, l’université Charles de Prague et dans la capitale du pays qui assume, pendant le deuxième semestre de 2022, la présidence tournante de l’Union européenne, la Tchéquie. Malheureusement, son discours est passé presque inaperçu dans son pays. L’Allemagne est occupée d’abord par la guerre en Ukraine et par ses répercussions sur la vie quotidienne, comme la pénurie d’énergie qui risque de frapper cet hiver, la récession et l’inflation. Par conséquent, ce sont ces questions et les mesures à prendre par le gouvernement fédéral qui ont été au centre des discussions au cours du séminaire de deux jours tenu à huis clos au lendemain de ce discours de Prague qui aurait pu être historique. Si Olaf Scholz avait l’intention de tirer les conséquences de l’attaque russe du 24 février pour réfléchir sur l’avenir de l’Europe, il a mal choisi son moment.
Les positionnements habituels
Le premier ministre tchèque, Petr Fiala, a réagi tout de suite, en présence du chancelier. Aujourd’hui, une réforme profonde de l’UE, comme celle que propose le chancelier, n’est pas à l’ordre du jour, a-t-il dit. Pour lui, il y a des crises à gérer, la guerre russe contre l’Ukraine avant tout. Une réforme de l’UE, ce sera pour après. Emmanuel Macron, lui aussi, a réagi tout de suite. Mais au lieu de freiner l’élan du chancelier, comme l’a fait le chef du gouvernement tchèque, il a salué Olaf Scholz „qui s’inscrit complétement dans le droit fil de cette pensée et de cette action“, celle de „l’autonomie stratégique“ de l’Europe qu’il a évoquée lors de la conférence annuelle du corps diplomatique au Quai d’Orsay deux jours plus tard.
Revoilà les positionnements habituels et parfois disparates auxquels donnent lieu les débats européens. Celui du président français qui voit le chancelier reprendre ses idées de 2017 sur une „refondation de l’Europe“. Celui du chef du gouvernement tchèque qui, trente ans après la fin du régime communiste et à peine vingt ans après l‘entrée de son pays dans l’Union européenne, se voit confronté plus directement et bien concrètement à la menace venant de Moscou et de l’ancienne puissance de tutelle qui manifeste son appétit révisionniste qu’on n’apprécie vraiment pas à Prague. Et celui du chancelier allemand, finalement, qui cherche à donner satisfaction aux ambitions européennes de son partenaire français tout en démontrant son respect, et celui de l’Allemagne, pour les intérêts et les sensibilités particulières des pays dits de „l’Est“.
Devant les étudiants de l’université Charles, Scholz s‘est référé à l’écrivain tchèque Milan Kundera et à son œuvre „Tragédie de l’Europe centrale“, dans laquelle il décrit comment, après la Seconde Guerre mondiale, les peuples de l’Europe centrale „se sont réveillés pour découvrir qu’ils étaient désormais à l’Est“ – qu’ils avaient „disparu de la carte de l’Ouest.“ „Nous faisons face à cet héritage“, dit le chancelier. Il „fait partie de l’histoire de l’Europe et donc de notre histoire commune en tant qu’Européens.“ Pour Olaf Scholz, ce „sentiment d’être oublié et abandonné derrière un rideau de fer fait porter son ombre jusqu’à aujourd’hui. Ce sentiment pèse également de façon récurrente dans les débats sur notre avenir, sur l’Europe.“
L’élargissement de l’Union européenne
Voilà la raison pour laquelle il n’est pas étonnant que l’élargissement de l’UE à une union de 30 à 36 Etats membres se trouve en tête des idées du chancelier pour apporter „les réponses européennes au changement d’époque“ dont il parle depuis le début de la guerre russe en Ukraine. Intégrer les pays des Balkans, l’Ukraine, la Moldavie, la Géogie à l’UE comme promis, c‘est pour lui le défi immédiat et urgent : il s’agit de ne pas donner à ces partenaires le sentiment d’être à nouveau abandonnés.
Le chancelier soutient-il, avec ce discours, l’idée d’Emmanuel Macron d’établir une „communauté politique européenne“, qui s’étendrait au-delà de l’UE actuelle pour inclure les partenaires qui ne sont pas encore prêts à devenir membres à part entière ? Loin de là. Olaf Scholz parle d‘un „forum des chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE et nos partenaires européens“ qui devrait „discuter des questions clés qui touchent l’ensemble du continent“ - „une ou deux fois par an“. Ce n’est pas vraiment la communauté politique dont a parlé le président français le 9 mai devant le Parlement européen à Strasbourg. Et Olaf Scholz insiste : „Un tel regroupement n’est pas une alternative au processus d’élargissement de l’UE à venir.“
Le chancelier sait bien que sa version d’une UE à 30 ou à 36 ne fonctionnera pas si les structures institutionnelles restent ce qu’elles sont actuellement. C’est pour cela qu’il propose que l’UE passe progressivement „au vote à la majorité dans la politique étrangère commune, mais aussi dans d’autres domaines, comme la politique fiscale“ – deux domaines politiques clés de la souveraineté nationale. Il remet aussi en cause en question la composition du Parlement européen qui dépassera la limite de 751 députés fixée par les traités lorsque de nouveaux pays adhéreront à l’UE. La Commission, elle aussi, doit changer ; sinon de taille avec un/e commissaire par pays membre, au moins de mode de fonctionnement. Mais comment faire ?
Quelle méthode pour le changement ?
Ni Olaf Scholz, ni Emmanuel Macron ne se sont jamais prononcés sur la méthode avec laquelle ces changements jugés nécessaires pour établir „une Europe géopolitique“ peuvent être réalisés. Evidemment, il faut changer les traités ou en conclure un autre. Mais ce n’est pas par hasard qu’ils n’ont présenté aucune proposition concrète en ce sens, car il n’est pas du tout sûr que 30 ou 36 Etats membres puissent se mettre d’accord en la matière. Elargissement ou approfondissement (=refondation ?) de l’UE, cette question éternelle de l’intégration européenne se pose à nouveau et de manière urgente. On ne peut pas être sûr que la France et l’Allemagne se retrouvent du même côté.
Pourtant, Emmanual Macron se félicite qu’Olaf Scholz ait parlé, à Prague, d’un renforcement de „la souveraineté européenne.“ Le terme, au moins, a fait son chemin. Mais son contenu reste encore à définir. Ici, les rapprochements entre Paris et Berlin sont plus apparents. La „souveraineté européenne“, ce n’est pas seulement une question de sécurité, même si l’attaque de la Russie contre l’Ukraine et la paix en Europe présentent de nouveaux défis. La question de la souveraineté regarde tous les domaines dans lesquels l’UE assume une responsabilité. Cela va des dépendances dans l’approvisionnement des ressources minérales ou en terres rares à une souveraineté économique et technologique, du développement de la digitalisation au domaine spatial, des réseaux d’électricité à celui de l‘hydrogène, des investissements dans de nouveaux carburants CO2-neutres à un marché des capitaux européen solvable et un système financier stable. Tout ceci, pour le chancelier, fait partie d’une souveraineté européenne. Et il demande une meilleure synergie en Europe en ce qui concerne les capacités de défense. Les défis sont trop importants pour les nations seules.
C’est un programme ambitieux que le chancelier présente et qui rejoint parfaitement les idées prononcées par le président Macron depuis longtemps. Mais tout comme le président, le chancelier, dans son discours, ne propose pas le chemin à suivre pour réaliser ses idées. Certes, il propose „des réunions spécifiques à Bruxelles“ ainsi qu’un conseil des ministres de la défense. Mais, encore une fois, sur quelle base et dans quel format ces réunions auraient-elles lieu ? Dans un cadre de droit communautaire ou dans un autre, lequel ? Il propose aussi de „revoir toutes nos réglementations nationales“ dans le domaine des industries d’armements, de l’utilisation et de l’exportation de systèmes fabriqués en partenariat. Mais il sait fort bien que son gouvernement avait décidé, par exemple, de présenter au Bundestag un projet de loi limitant les exportations d’armements encore davantage, alors que les industries européennes d’armement, faute d’un grand marché national, voire européen, ont besoin d’exportations pour rendre leurs productions rentables. Olaf Scholz aura un grand travail à faire chez lui pour faire passer ses idées.
Le respect de l’Etat de droit
Le chancelier propose également de surmonter „les anciens conflits“, en particulier la politique migratoire de l’Union et la politique fiscale, deux domaines politiques qui ont „le plus divisé les Européens ces dernières années“. Mais là aussi, il s’agit d’abord de convaincre les Etats membres d’aller au-delà du cadre légal actuel. Que ce soit la définition des pouvoirs de l’Union pour protéger ses frontières extérieurs afin de garder intact le système Schengen, „une des plus grandes réussites de l’Union européenne“. Que ce soit la suite au plan de relance économique commun après la crise sanitaire et la réduction des niveaux d’endettement des états membres „des niveaux élevés“. Là aussi, Olaf Scholz devrait se retrouver dans le même camp qu’Emmanuel Macron – mais en opposition à son partenaire de coalition et ministre des finances, dont dépend son gouvernement.
Finalement, Olaf Scholz déclare que le „projet de paix“ des „décennies fondatrices de notre Europe unie“ s’est transformé en „projet paneuropéen de liberté et de justice.“ Ce propos est d’autant plus remarquable que le chancelier se réfère cette fois à Tomas Masaryk, ancien professeur de l’université Charles et premier président de la Tchécoslovaquie, qui avait dit : „Les États se maintiennent par les idéaux qui leur ont donné naissance.“ Cela, dit le chancelier, s’applique non seulement aux Etats membres de l’UE mais également à l’Union elle-même. Et „cela nous préoccupe lorsqu’on évoque en Europe des „démocraties illibérales“, comme si ce n’était pas une contradiction totale dans les termes.“ Dans le pays de la „révolution de velours“, dans un des quatre Etats du „groupe de Visegrad“ (Hongrie, Pologne, Slovaquie, Tchéquie), il évoque la violation des principes de l’Etat de droit et du contrôle démocratique dans au moins deux autres de ce groupe d’Etats, sans les nommer.
Le respect de l’État de droit, donc, et la violation de ses principes par des Etats membres de l‘UE, c’est ce que le chancelier propose de régler par „un dialogue ouvert au niveau politique sur les défaillances qui existent dans tous les pays.“ Cette phrase diplomatique, qui ne vise aucun pays en particulier, se trouve pourtant dans un contexte de propositions pour renforcer les pouvoirs de la Commission „d’engager des procédures d’infractions en cas de violation“ et de „nous affranchir des procédés qui entravent les avancées à ce sujet.“ Encore une fois, la question reste ouverte : Comment faire ? Changer les règles trop souples ? Engager un „dialogue ouvert ?“
Tant d’analyses valables, tant de propositions pour rendre l’Union européenne plus efficace ? Plus politique ? Plus moderne ? Plus capable d’agir ? Pour quoi faire ? L’Union semble tourner en rond. Ne lui manque-t-il pas une vision d’ensemble ? Celles de la France et de l’Allemagne, s’il y en a, ne coïncident pas – encore.
Detlef Puhl