La plupart des pays européens ont connu ces dernières années des bouleversements politiques qui ont profondément modifié les rapports de force entre les partis. Qu’il s’agisse de l’émergence d’Emmanuel Macron et de la République en marche en France, de l’accession au pouvoir de La Ligue et du Mouvement 5 Etoiles en Italie, de la montée de l’extrême-droite et du recul de la démocratie chrétienne en Allemagne, sans parler des évolutions qui ont affecté l’Europe du Nord ou l’Europe centrale, les partis traditionnels se sont presque partout affaiblis, alors que les différentes formes de populisme se sont affirmées.
A un peu plus de trois mois des élections européennes, il est permis de se demander comment le futur Parlement européen reflétera ces changements. Un groupe de travail mis en place par l’Institut Jacques Delors, sous la présidence de l’ancien commissaire Pascal Lamy, s’est livré à cet exercice. Il s’est demandé si l’élection des 705 eurodéputés, fin mai, serait, ou non, l’occasion d’une vaste recomposition politique.
Les nationalistes divisés
La réponse est nuancée. La rapporteure, Christine Verger, conseillère de l’Institut Jacques Delors, souligne « l’émergence probable de nouveaux équilibres politiques » mais ne croit pas, malgré la poussée annoncée de l’extrême-droite, à la constitution d’une majorité eurosceptique ou même europhobe, qui pourrait paralyser le fonctionnement de l’Union. Pourquoi ? D’abord parce que le départ des députés britanniques, dont une partie était farouchement anti-européenne, va limiter le poids des nationalistes dans le nouveau Parlement et compenser la progression prévisible de l’extrême-droite allemande et italienne.
Ensuite parce que cette famille politique est très divisée. « Tout porte à croire, écrit la rapporteure, que ces courants ont plus de différences entre eux qu’ils n’ont en commun ». Ces différences opposent notamment une droite plus libérale (Belges, Néerlandais) à une droite plus autoritaire (Polonais) et, en politique étrangère, une aile pro-Poutine à une aile anti-Poutine. Des divergences existent aussi sur le budget européen et même sur la gestion de la question migratoire. Malgré les efforts de Steve Bannon pour fédérer les nationalistes européens, leurs divisions devraient limiter leur influence, même si leur nombre se situe dans une fourchette de 20 à 25% du Parlement.
Des coalitions plus fluides et plus volatiles
Deuxième phénomène, les deux groupes qui cogèrent le Parlement européen depuis de nombreuses années pourraient rester les plus nombreux mais ils perdraient la majorité absolue. Selon les estimations mentionnées par l’Institut Jacques Delors, le Parti populaire européen passerait de 219 à 178 élus et les sociaux-démocrates de 188 à 137, soit un total de 315 sièges bien inférieur à la moitié des 705 sièges en jeu. La situation des socialistes et sociaux-démocrates européens paraît particulièrement inquiétante, du fait notamment du départ des travaillistes britanniques et de la possible défection d’une fraction du Parti démocrate italien, au moment où le SPD allemand et le PS français traversent une mauvaise passe. Du côté du PPE, dont la dimension démocrate-chrétienne est « de plus en plus dépassée par une droite plus dure », incarnée par le Fidesz de Viktor Orban, une décrue est également prévisible.
Cette nouvelle donne devrait avoir pour conséquence l’affaiblissement de « l’establishment européen traditionnel » qui décidait de presque tout, selon Christine Verger, dans les législatures précédentes. La position dominante des deux partis de gouvernement pourrait donc être remise en question. Ils seraient désormais empêchés de mettre en œuvre « une politique historique de compromis permanent », aussi bien dans la gestion interne du Parlement que dans le traitement des questions politiques. « Les coalitions pour devenir majoritaires deviendront sans doute beaucoup plus fluides, plus volatiles et moins prévisibles », souligne la rapporteure. Le Parlement européen pourrait ainsi devenir « un lieu permanent de négociation », avec des majorités variables et des textes discutés pied à pied, « à l’écart des compromis du passé ».
Les centristes en position d’arbitres
Ces incertitudes pourraient favoriser – c’est le troisième volet de l’analyse – des forces centristes placées en position d’arbitres par le vote, principalement les libéraux, auxquels les estimations donnent une centaine de sièges, soit une nette progression par rapport aux 68 qu’ils détiennent aujourd’hui, et les Verts, qui devraient rester stables avec une cinquantaine d’élus. « Le poids des centristes est probablement l’un des enjeux de l’élection », note la rapporteure du groupe. Ils pourraient former un groupe-charnière, surtout s’ils sont rejoints par les élus de la République en marche. Même si la domination du Parlement par un centre élargi reste « une hypothèse d’école », il est clair, selon le rapport, qu’il jouera un rôle accru au sein d’un Parlement condamné à passer « d’un condominium bipartisan à un équilibre multipartisan ». Quant aux Verts, qui ont notamment progressé aux élections régionales allemandes, ils pourraient conclure des alliances avec les centristes, qui partagent le même engagement pro-européen.
Dernier élément du tableau : la gauche radicale peut-elle tirer son épingle du jeu ? Le groupe de la GUE (Gauche unitaire européenne), présidé par une élue de Die Linke, rassemble 51 députés. Il pourrait, selon les projections actuelles, atteindre le chiffre de 58. Un mouvement paneuropéen, Maintenant le peuple, a été créé par les amis de Jean-Luc Mélenchon en France, Podemos en Espagne et Bloco de Esquerda au Portugal. La gauche radicale des pays nordiques (Finlande, Danemark, Suède) les a rejoints. Une dynamique existe mais, selon Christine Verger, « une forte recomposition n’est pas envisagée ». D’importants clivages internes pourraient même surgir entre pro-européens et anti-européens.