On l’a abondamment souligné en Europe occidentale, il s’agit de l’élection à la magistrature suprême d’un novice en politique, dont le programme reste insaisissable mais dont le génie marketing et la célébrité désormais continentale sont éclatants. Cette élection, encore imprévisible il y a six mois, peut-elle bouleverser la vie publique de cet Etat de 40 millions d’habitants, indépendant depuis 1991, plongé dans une guerre larvée avec la Russie depuis plus de cinq ans ? Quel est le sort réservé à l’héritage du mouvement de Maïdan ?
Le dégagisme européen : vertus et risques
La victoire de Vladimir Zelenski atteste à nouveau du « dégagisme » qui gagne l’Ukraine après avoir transformé plusieurs scènes politiques européennes. De la France à la Slovaquie, de l’Italie à l’Autriche, les électeurs européens renouvellent massivement leur personnel et leurs paysages politiques nationaux. Ils font émerger de nouvelles figures : aussi différents soient-ils, Emmanuel Macron, Sebastian Kurz, Alexis Tsipras, Luigi di Maio ou encore Zuzana Caputova bousculent tous les codes politiques traditionnels. Ils se propulsent au sommet du pouvoir ou sur le devant de la scène médiatique en quelques mois, à partir de bases politiques et d’infrastructures idéologiques toutes récentes.
Les vieux partis sociaux-démocrates, socialistes et démocrates-chrétiens sont à la peine en France, en Espagne, en Italie, en Autriche ou encore en Grèce. Et ils sont remplacés par des formations disruptives – LREM, Podemos, le M5S, etc. La « disruption » porte aussi bien sur le contenu programmatique que sur le positionnement médiatique ou sur le mode d’organisation du militantisme.
Le succès de la candidature Zelenski dès le premier tour reprend cette tendance en contestant la classe politique ukrainienne issue de l’indépendance de 1991 et de la Révolution Orange de 2004. Ioulia Timochenko, ancienne premier ministre, en a fait les frais. Vladimir Zelenski est un symptôme de ce nouveau mode de mobilisation politique : il a annoncé sa candidature par un spectacle télévisé de fin d’année, a refusé les meetings durant la campagne de premier tour, a défié le président sortant pour tenir un débat dans une enceinte sportive, a préféré la communication sous forme de talkshows à des présentations programmatiques.
Les ressorts des succès électoraux des populistes ont fonctionné à plein dans le cas Zelenski. Pour le meilleur : il a rompu avec la sclérose de la politique post-soviétique. Mais aussi pour le pire (ou le plus risqué) : il a laissé son programme dans un vague qui confine à la confusion. Sur l’annexion de la Crimée et la fin des conflits dans le Donbass, il renvoie à des consultations avec la partie russe sans préciser sa méthode. Concernant l’économie et les besoins d’investissements, il promet seulement de ménager les bailleurs de fonds du FMI et de l’Union européenne. « Faire ce que le peuple attend » et « lutter contre la corruption », voilà ses maîtres mots. Louables mais insuffisants pour un programme de gouvernement.
Voilà le premier enseignement de cette campagne ukrainienne : le « dégagisme » peut conduire au succès de leaders et de mouvements plus en phase avec le peuple mais moins mûrs idéologiquement et politiquement. Zelenski a aujourd’hui la force d’un succès électoral massif, rapide et incontestable. Il a, sur le long terme, la faiblesse d’un leader sans programme, sans équipe et sans idéologie.
Défaite de Porochenko : l’héritage de Maïdan en question
Le président sortant, Petro Porochenko a subi un revers important : la défaite est d’autant plus cuisante que même sa qualification au second tour a été difficile. La candidature Porochenko a fait les frais d’une stratégie de campagne résolument nationaliste mettant en avant la foi, l’armée et la langue. Président combatif, l’oligarque du chocolat s’est révélé peu en phase avec une population épuisée par la guerre et soucieuse avant tout de se ménager des perspectives socio-économiques. Il paie également les scandales de corruption qui ont émaillé la vie politique ukrainienne durant son mandat. La candidature Porochenko était celle de l’expérience mais aussi celle de l’ancien monde.
La campagne de l’entre-deux-tours pose la question de l’héritage de la révolution de Maïdan. Ce soulèvement populaire avait en effet changé radicalement la donne politique héritée de l’indépendance et structurée autour de la tension entre pro-russes et pro-européens. Il avait une dimension anti-russe et anti-Poutine. Mais il a constitué au moins autant un refus de la corruption. Les habitants de Kiev s’étaient en effet mobilisés contre le président pro-russe Ianoukovitch pour contester la kleptocratie tout autant que pour empêcher l’Ukraine de quitter le partenariat oriental de l’Union européenne au profit de l’union eurasiatique de la Russie poutinienne.
L’essor de la candidature Zelenski confirme une partie de l’héritage de Maïdan : le rejet des élites, des collusions et de la corruption. La popularité du candidat Zelenski est – on l’a souligné – fondée sur le personnage qu’il a incarné depuis plusieurs années à l’écran dans la série « serviteur du peuple » : un professeur d’histoire portée à la tête du pays par un mouvement populaire de rejet de la corruption.
En revanche, la prodigieuse volonté de liberté nationale, l’autre volet de Maïdan, peut-elle être incarnée par ce nouveau leader ? Il n’a pas participé aux luttes qui ont marqué l’émergence d’une Ukraine détachée de la Russie. Et, hormis une rencontre avec Emmanuel Macron, il n’a pas encore bâti de réseau politique international lui ménageant soutiens diplomatiques et aides financières. L’héritage de Maïdan risque d’être fragilisé par un dirigeant dont la légitimité ne tient que de la popularité et de la notoriété.
Les défis du « serviteur du peuple »
La métamorphose d’un acteur en leader politique peut aller vite. La figure de Beppe Grillo a transformé la politique post-berluconienne en Italie. De même, la mue d’un homme d’écran en chef d’État doit être rapide. Ronald Reagan en avait apporté un exemple frappant. Le désormais président Zelenski devra se transformer en homme d’État en quelques heures. Car il va affronter dès à présent plusieurs défis politiques majeurs, bien réels.
Le premier sera de faire reconnaître et consacrer sa victoire puis son statut sur la scène internationale. Outre la sincérité du scrutin, il devra manifester rapidement son ancrage dans le partenariat oriental de l’Union européenne. Autrement dit, montrer qu’il s’inscrit paradoxalement dans la continuité de Petro Porochenko.
Le deuxième défi sera intérieur : la transformation de l’économie est du ressort du Parlement, la Rada Suprême. Or celle-ci sera renouvelée par les élections législatives à l’automne. Le défi du nouveau Président sera de constituer une majorité et de développer un parti pour lui servir de colonne vertébrale. Or le paysage parlementaire ukrainien est éclaté. Le nouveau président devra choisir rapidement un Premier ministre à la fois compétent et capable de mener campagne.
Le troisième défi concernera la Russie. En guerre larvée avec l’Ukraine dans le Donbass, celle-ci peut être tentée de favoriser l’instabilité dans le pays à la faveur de la transition politique. Là encore, le nouveau Président devra manifester à la fois sa détermination à rétablir la souveraineté nationale et sa volonté d’entrer en négociation.
On le voit, il se joue en Ukraine bien plus que le destin d’un État de 40 millions d’habitants en guerre larvée avec la Russie et pris dans une crise économique. II porte plusieurs éléments du futur de l’Europe.