Quelques pistes pour sortir de la crise II. Quels scenarii pour l’avenir européen ?

Professeur émérite à l’Université Paris-Ouest Nanterre, directeur de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques, Philippe Hugon s’interroge, à quelques semaines des élections européennes, sur l’avenir de l’Union et sur la manière dont elle pourrait être redynamisée pour surmonter son déficit de citoyenneté. 

La complexité des enchaînements de facteurs et l’incertitude du futur interdisent le simplisme des représentations réduisant l’Europe à l’alternative entre décomposition de l’euro voire de l’Union européenne (eurosceptiques) versus fédéralisme (européistes). L’histoire est faite d’imprévu. Les conjonctures déterminent largement le caractère cyclothymique des représentations. La construction institutionnelle est complexe et résulte de petits pas et de compromis. Les questions monétaires et financières sont d’une infinie complexité technique et interdise difficile à saisir pour les citoyens et faciles à carricaturer pour les économistes démagogues ou les politiques populistes. Les scénarii sont une manière de définir des devenirs possibles permettant d’éclairer les représentations et les décisions des acteurs.

Deux enchaînements des facteurs financiers s’opposent. Le scénario pessimiste de la spirale régressive conduit à une crise systémique financière (Boyer 2014)[1] selon la séquence suivante :

1/ Le contexte de la finance mondialisée conduit à des spreads élevés, à des taux de rendement des placements et fait face aux risques de défauts.

2/ Le Conseil européen a certes créé le FESF et le MES mais avec crainte d’aléa moral et lenteur des processus de décision l’empêchant de réduire les spreads.

3/ La Commission européenne aggrave les déséquilibres en intériorisant les contraintes de l’austérité et de la défense de l’euro.

4/ La BCE a pour objectif la stabilité monétaire et accommode les règles pour sauver le système et colmater les brèches.

5/ Les gouvernements nationaux sont coincés entre les contestations sociales liées aux politiques sécessionnistes et les contraintes de la finance mondialisée et des règles européennes. Faute de solidarité européenne, les plus vulnérables subissent la hausse des taux d’intérêt et des récessions les éloignant des pays « vertueux » aggravant ainsi les disparités intra européennes.

Le scénario optimiste est caractérisé par des enchaînements plus vertueux :

1/ La reprise de l’économie mondiale, notamment de l’économie américaine, peut avoir un effet d’entraînement sur l’Europe. Certes la FED peut conduire à une hausse des taux d’intérêt par réduction de l’injection de liquidités mais les investisseurs ayant moins recours aux banques centrales réorientent leurs placements vers les titres des dettes publiques comme le montre les réductions de spreads entre l’Europe du Sud et du Nord depuis janvier 2013.

2/ Les politiques d’ajustement, au-delà de leurs coûts pour les populations, modifient les comportements des financements de la dette publique et atténuent ldes ajustements des comptes publics.

3/La Banque centrale européenne réduit ses taux directeurs à un niveau très faible ou négatif. L’union des banques favorise le sauvetage et la restructuration des banques.

4/ La mise en place du FESF et du MSE conduit à des mécanismes coopératifs stabilisateurs.

5/Les citoyens européens dans un contexte de sortie de crise économiquereprennent confiance.

Le futur de la zone euro

 

Les crises de la zone euro conduisent à la multiplication des scénarii qui s’éloignent d’une trajectoire linéaire. Les coûts de la sortie de l’euro ont été calculés par plusieurs administrations nationales et européennes même si leurs résultats ne sont pas dans le domaine public. Cripps, Durwicquet et Mazier différencient quatre scenarii :

1/Le scénario de l’enlisement est celui de dévaluations réelles compétitives Ce scénario accroit les écarts entre l’Europe du Nord et du Sud et conduit globalement pour la zone euro à des résultats inférieurs aux pays membres de l’UE non membres de la zone euro qui peuvent pratiquer une politique de dépréciation réelle de leur monnaie (Grande Bretagne, Suède).

2/Le scénario de l’éclatement de la zone euro se caractérise par la sortie de l’Union monétaire d’un certain nombre de pays de manière chaotique et en entraînant une série de crises en cascade. Globalement, l’Europe stagne à long terme et le taux d’emploi baisse. A la différence du scénario précédent, à terme ce sont les pays qui restent au sein de la zone qui sont les plus perdants alors que ceux qui ont retrouvé leur souveraineté monétaire retrouvent une certaine compétitivité par la dépréciation du change mais aux dépens évidemment du bien-être des populations.

3/Le scénario de la marche vers l’Europe fédérale aurait à terme les effets économiques et financiers les meilleurs.

4/Le scénario de l’Europe à doubles euros Nord/Sud ou euros multiples s’inspire de la zone franc et remplace la monnaie unique par une monnaie commune (cf. Allègre, Chevènement).

Fédéralisme, ordolibéralisme, protectionnisme

Robert Boyer (2014) différencie sept scénarii en prenant en compte leur faisabilité et viabilité politiques. Nous n’intégrons pas ici le dernier, extérieur à l’Europe, qui renvoie au jeu des pouvoirs financiers mondiaux.

1/Celui du fédéralisme des européistes par rationalité technocratique repose sur le rôle central de la BCE ayant un pouvoir renforcé. Il y aurait une plus grande coordination, cohérence et resynchronisation des institutions européennes. Ceci implique que les Etats membres acceptent des abandons de souveraineté. Ce modèle n’est viable qu’avec une forte impulsion politique et un processus démocratique donnant la primauté de l’exécutif et du Parlement européen sur la Commission.

2/Celui d’une Europe allemande sur le modèle de l’ordolibéralisme et l’approfondissement des principes du traité de Maastricht. Il y aurait fédéralisme limité au domaine monétaire, lié aux règles de bonne gouvernance et au rôle monétariste de la Banque centrale, maintien des souverainetés nationales dans le domaine fiscal, social, budgétaire et faible solidarité. Ce scénario ne règle pas la division Nord/Sud ni l’impact des crises du Sud sur les Etats du Nord.

3/Celui d’une fracture Nord/Sud avec taux de change flottant entre deux monnaies européennes. Outre son coût économique très élevé, la viabilité du scénario suppose que la disparition de l’Union monétaire n’aurait pas d’impact sur les autres domaines. En réalité, un processus de détricotage de l’intégration conduirait au chacun pour soi avec dévaluation compétitive.

4/Celui d’une vague contagieuse de protectionnisme et de nationalisme. Ce scénario ferait abstraction des contraintes du capitalisme financier, de la mondialisation, de la concurrence croissante des pays émergents. Il serait un facteur décisif de crise économique et de chômage, de montée des revendications identitaires locales et nationales. Il ne serait viable que pour que quelques grands pays européens.

5/Celui d’une Europe britannique de libre-échange, reposant sur les normalisations, les règles communes et le marché intégrant la mondialisation de la compétition et du capitalisme financier et acceptant des coopérations ponctuelles économiques à géométrie variable selon les domaines. Ce scénario respecte les préférences et les souverainetés nationales, abandonne les ambitions d’une Union monétaire et d’un fédéralisme politique. Il risque de diluer l’Europe dans une mondialisation commerciale et financière et de favoriser un monde bipolaire dominé par les Etats-Unis et la Chine.

6/Celui d’une Europe fédérale avec sursaut démocratique par une construction politique (Cohn-Bendit-Verhofstadt, Salais). Le fédéralisme des Etats-Unis ou de l’Allemagne peuvent servir sinon de modèles de référence du moins de comparaison. Ce scénario est une réponse au manque de légitimité de l’Union européenne ; il implique à la fois une montée en puissance de la citoyenneté européenne et un renforcement de l’exécutif et du législatif européen[2] aux dépens des technocrates de la Commission qui deviendrait une simple administration sans pouvoir politique. Le statut de la Banque centrale se rapprocherait de celui de la FED. Le principe de subsidiarité serait fondé sur les spécificités culturelles, sociales liées à l’histoire et sur un critère d’efficience.

 

 Variations géopolitiques

 

Les scénarii précédents font abstraction de la manière dont les Etats européens et l’Union européenne sont insérés dans des réseaux de relations régionales et internationales. Il y a disjonction croissante entre la mondialisation économique et informationnelle et la régulation politique qui demeure stato-centrée. L’Europe des nations est au cœur de ces contradictions.

Plusieurs scénarii géopolitiques peuvent être différenciés

1/ Le scénario d’une Europe atlantique dans un monde bipolaire. Le monde est dominé par deux puissances hégémoniques rivales mais interdépendantes. L’Europe refuse d’être une puissance, se met sous le parapluie militaire des Etats-Unis, s’intègre dans le capitalisme financier dominé par la puissance de Wall Street avec l’appui de la Grande Bretagne Elle demeure un ensemble relativement éclaté tout en ayant des tâches spécifiques dans ce monde bipolaire. Une des questions centrales demeure celle de savoir si, dans le cas de conflits, les Etats-Unis auraient la même attitude vis-à-vis de l’Europe que celle qu’ils ont eues au cours de la seconde guerre mondiale ou durant la guerre froide.

2/ Le scénario d’une Europe puissance régionale dans un monde multipolaire. L’Europe fédérale, un des pôles régionaux à côté de l’Amérique du Nord, de l’Asie de l’est, devient une puissance militaire, un pôle monétaire, un ensemble autonome énergétiquement avec une forte compétitivité dans les secteurs stratégiques. Elle développe un hard power grâce à un transfert de souveraineté dans les domaines militaires, diplomatiques, monétaires et politiques. Cette Europe serait construite à partir des grandes puissances nationales notamment l’Allemagne, la France et la Grande Bretagne. Elle pourrait alternativement résulter du fédéralisme politique entre les Etats fondateurs du traité de Rome quitte à y ajouter un ou deux nouveaux entrants comme la Pologne.

3/ Le scénario d’une Europe éclatée ayant des relations privilégiées avec des zones diverses de proximité. L’éclatement de l’Europe entre sa zone Sud, Nord et Est conduirait à reconstruire les coopérations sur la base de relations entre l’Europe du Sud, l’Afrique, l’Europe du Nord et l’Europe de l’Est tournée davantage vers leurs périphéries. Il s’agirait notamment pour l’Europe du Sud (les 5) de nouer des relations privilégiées avec les 5 pays du Sud de la Méditerranée 5+5 ou renforcement de l’Union pour la Méditerranée.

4/ Le scénario souverainiste de la real politik nationale est celui d’Etats nations leaders au sein de l’Europe. Il s’agirait de détricoter les avancées européennes dans le domaine du marché, du droit et de la monnaie, de retrouver une souveraineté nationale et de rompre avec le projet « économiciste » de Jean Monnet et politique de Adenauer ou Schuman. Le renforcement des Etats nations s’accompagnerait d’une coopération entre eux dans des domaines telle l’industrie, l’énergie ou la défense. Dans quelle mesure y a-t-il possibilité de retour en arrière dans l’histoire même si le choix a été erroné ? Quel en serait le coût ? En quoi ce repli sur des identités nationales est-il en phase avec les enjeux à la fois mondiaux et locaux. 

Les probabilités de chacun des scénarii dépendent des rapports de forces, des stratégies des acteurs et des crises plus ou moins maîtrisées,

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[1] R Boyer « Sept scénarios pour l’avenir de l’Union européenne », l’économie politique, N°61, janvier 2014