Séquestrations : les raisons de la colère sociale

Depuis quelques semaines, les séquestrations de dirigeants d’entreprise se sont multipliées en France : Sony (Landes), 3 M (Loiret), Caterpillar (Isère), Scapa (Ain), Faurecia (Essonne). Elles sont condamnées par le chef de l’Etat qui a déclaré qu’il ne laisserait pas faire. Elles sont redoutées ou subies par des entreprises qui n’osent pas porter plainte. Elles sont admises sinon encouragées par les organisations syndicales. Elles sont majoritairement comprises par l’opinion (63% selon l’IFOP) et jugées acceptables par une partie non négligeable de la population (45% selon le CSA).

Expliquer la multiplication des séquestrations de patrons par la crise est, sinon inexact, du moins simpliste. D’autres pays européens, confrontés au même marasme économique, ne connaissent pas ce que les syndicats français appellent pudiquement les « retenues » de chefs d’entreprise. Bien évidemment, la crise brutale que traverse la France, à l’instar des autres nations industrielles, avec son cortège de fermetures d’entreprises et de plans de licenciements, est génératrice d’une grande tension sociale. Et il serait naïf de penser que la seule tenue d’un G20, réputé réussi, suffise à supprimer les motifs de crispation. Les décisions du sommet de Londres – renforcement du FMI, régulation financière accrue, mise à l’index des paradis fiscaux - n’auront que de lointaines et hypothétiques conséquences positives sur la réalité économique et sociale. Le bon sens populaire s’attend à deux années terribles.

Absence de dialogue

Si cette tension sociale se traduit en France par des comportements désespérés, violents et agressifs, les raisons en sont essentiellement nationales. La cause première est, semble-t-il, la grande pauvreté du dialogue social. C’est vrai au niveau national comme au niveau local. Ici, des plans sociaux sont annoncés brutalement sans autre forme de procès et sans que la mise en œuvre et l’amplitude en aient été discutées avec les salariés. Ceux-ci ont le sentiment d’être méprisés et humiliés. Là, l’Etat semble totalement sourd aux revendications exprimées par les organisations syndicales et soutenues par un mouvement social sans précédent. Les salariés ont quelque raison de se sentir bafoués par un pouvoir exécutif provocateur qui n’hésite pas à proclamer, que désormais, « quand il y a des grèves en France, cela ne se voit plus ! » 

Il est évident que la faiblesse structurelle de la syndicalisation dans ce pays et l’absence conjoncturelle d’une opposition puissante ne peuvent qu’encourager des salariés désemparés à choisir d’autres voies que celles de la négociation tant le rapport de force sur ce terrain légal leur est défavorable. La France, en effet, présente le taux de syndicalisation le plus faible d’Europe avec 8% de salariés syndiqués. Ce taux est de 28% en Allemagne et il est autour de 80% dans les pays nordiques ! Quant à l’opposition parlementaire, elle est sans voix, favorisant du même coup l’expression d’un extrémisme radical.

Exaspération sociale

Les salariés ont en outre l’impression que le plan de relance décidé par le gouvernement ne l’a été qu’au bénéfice des entreprises. Le fait est que l’Exécutif a choisi, à juste titre, d’encourager l’offre par un investissement de long terme, plutôt que la demande qui risque dans l’immédiat de servir les importations et de ne pas contribuer à améliorer durablement la situation économique. Mais ce plan, aux dires même des experts, est déséquilibré et le volet social en est cruellement absent.

L’exaspération des salariés est accrue par le comportement scandaleusement immoral d’une poignée de patrons qui affichent des salaires, bonus, stock options et jetons de présence révoltants au sens propre du terme. Nul besoin d’être grand clerc pour imaginer ce qu’éprouve un smicard remercié pour cause de plan social dû à la crise, quand il entend dans le même temps sur les ondes que le patron de GDF, devenu vice président de Suez GDF, a vu sa rémunération annuelle passer de 460 000 à 1,3 million d’euros en 2008. Peu lui importe les bonnes raisons invoquées pour justifier cette augmentation de 180% sur un an, l’information a pour le salarié licencié valeur d’insulte.

Déstructuration civique

La prise d’otage est, pour des salariés désemparés et humiliés qui n’ont plus rien à perdre, faute de relais syndicaux et politiques puissants, une manière de sauver pour tout le moins leur dignité. Mais cette violence, hors les voies de la légalité, est aussi pour eux une façon de se faire entendre et de jouer l’efficacité. Par un singulier mimétisme, ils ne font, en quelque sorte, que mettre en œuvre la méthode « sarkozienne » : créer l’événement sur la scène médiatique et occuper le champ télévisuel pour susciter un rapport de force favorable. Et cela, à la vérité, paraît fonctionner puisque la médiatisation dans notre « vidéocratie » de ces comportements agressifs et illégaux a contribué, ici et là, à rendre des plans sociaux moins douloureux.

Ces séquestrations de dirigeants d’entreprise, jusqu’ici exceptionnelles, brèves et sans violence physique, sont les symptômes préoccupants d’une société en mal de relais sociaux et politiques et incapable de produire de la solidarité. Elles pourraient aussi, si elles devenaient contagieuses, des dérapages ne pouvant être exclus, devenir un facteur de déstructuration civique.