Téléchargement illégal : bras de fer européen

Le Parlement européen poursuit sa fronde anti-Hadopi, la nouvelle loi française anti-piratage sur Internet (la législation la plus dure d’Europe). Les parlementaires européens veulent garantir les droits fondamentaux des internautes dans la gestion de l’accès à Internet, mais aussi le respect de la vie privée et l’accès à la justice. Reste à savoir si la position des eurodéputés aura un quelconque impact. Les interprétations divergent.  

Que va-t-il advenir du fameux amendement anti-Hadopi, également connu sous son numéro 138, maintenant que la France a adopté sa loi créant une autorité indépendante contre le téléchargement illégal ?

A priori, textes européen et français sont toujours aussi contradictoires. D’un côté, la grande majorité des eurodéputés ont confirmé, le 6 mai, à Strasbourg, une disposition du "paquet télécoms", vaste réforme des règles européennes pour le marché des télécoms, affirmant qu’aucune restriction ne peut être imposée aux droits et libertés fondamentaux des internautes "sans décision préalable des autorités judiciaires". 

De l’autre, la France entend bien créer, malgré l’opposition des défenseurs des libertés individuelles, une Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi). Une autorité indépendante - qui passera outre le juge -, pour appliquer un mécanisme dit de "riposte graduée" : envoi d’avertissements à ceux qui téléchargent illégalement des oeuvres protégées, jusqu’à la suspension de l’abonnement en cas de récidive. 

Cible manquée ?

Pas de doute : le message politique lancé par les coauteurs de l’amendement 138, Daniel Cohn-Bendit (verts, Allemagne) et Guy Bono (socialistes, France), soutenu par 407 eurodéputés contre 57 voix et 171 abstentions, était donc fort. Surtout à quelques semaines des élections européennes du 7 juin. Et pourtant, les chances pour les opposants à l’Hadopi de voir la France en infraction avec la législation européenne s’amenuisent. Au moins pour deux raisons.

Première raison : le processus d’adoption du paquet télécoms n’est pas terminé. Et les pays européens, qui doivent valider le texte en dernière instance, sont toujours aussi rétifs à se voir imposer par l’Europe ce qu’ils considèrent comme une intrusion dans leur ordre juridique. France en tête bien sûr. Mais pas seulement. L’Allemagne, par exemple, s’inquiète à l’idée de se voir imposer une décision du juge avant de suspendre l’accès Web dans un cas de pédopornographie. D’autres redoutent un encouragement aux mauvais payeurs des factures Internet. Au final, une grande majorité des Etats membres de l’UE s’opposent au texte des parlementaires, malgré son succès à l’Assemblée de Strasbourg. La situation n’évoluerait guère lors de la réunion des ministres européens des télécoms, le 12 juin à Bruxelles. "Plusieurs options sont sur la table, sauf l’adoption de l’amendement 138", résume ainsi une source proche du dossier.

Seconde raison : la Commission, gardienne des traités européens, à qui il reviendrait de lancer une procédure en infraction contre la France, ne voit rien à redire juridiquement à l’Hadopi. "Ce que je n’aime pas politiquement n’est pas toujours illégal", avait réagi Viviane Reding au vote français, le 13 mai. Selon la commissaire chargée des télécoms, "un amendement à une directive européenne ne peut ni changer la division des compétences entre l’UE et les Etats membres ni étendre le champ de compétence des droits fondamentaux européens aux décisions nationales".

Mais ce n’est pas tout. D’après les services juridiques de la Commission, les coauteurs de l’amendement 138 auraient en fait "raté leur cible". Et ce, pour des raisons techniques. Cet amendement, arguent ces experts, est introduit dans un article de la réforme qui liste les tâches assignées aux régulateurs nationaux des télécoms, comme l’Autorité de Régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) en France. Un article qui, selon ce raisonnement, ne s’adresserait en aucun cas à d’autres autorités comme l’Hadopi. D’où, selon ces experts juridiques, l’impossibilité pour la Commission d’épingler la France.

Déclarations et analyses qui ont de quoi énerver les auteurs de l’amendement : "C’est précisément ce genre d’attitude bureaucratique qui nuit à l’image de l’Europe. Les propos de Mme Reding ne font qu’empirer l’image de la Commission européenne, caractérisée par son déficit démocratique et son manque d’indépendance vis-à-vis du Conseil", a accusé M. Bono, reprochant à Mme Reding, candidate aux élections européennes, de faire "délibérément le jeu de l’abstentionnisme" au scrutin européen du 7 juin en disant que "le Parlement européen compte pour des prunes".

A l’inverse, M. Bono souligne que son texte a "l’avantage de constituer une base juridique contraignante" pour lancer une procédure d’infraction contre le projet Hadopi.

La polémique européenne n’est donc pas terminée. Et pourtant, au niveau européen, le Conseil des ministres a le dernier mot. Il a trois à quatre mois maximum pour décider de la suite : adoption de l’amendement, peu probable en l’état, rejet puis ouverture d’une procédure de conciliation avec le Parlement sur ce seul point du "paquet télécoms" à l’automne, ou encore approbation pour lancer, dans la foulée, une procédure en annulation devant la justice européenne.

Une chose est sûre : l’UE fera tout pour sauver sa réforme de la régulation des télécoms (renforcement de la concurrence, mise en place d’un régulateur européen des communications électroniques...), qu’attend le secteur avec impatience.