Commençons par une idée générale et un fait particulier. L’idée générale, c’est que la Russie, et par ailleurs la Chine sont, par rapport à nous, à l’Europe, à l’Occident en général, à la fois des rivaux, des partenaires et des adversaires. Cette situation paradoxale n’a rien d’exceptionnel : on a des rivalités même avec ses alliés, et des intérêts communs même avec ses adversaires. Mais dans ce cas précis, il y a quelque chose de plus. Il y a une contradiction qui est vue différemment selon les problèmes et selon les pays : à l’intérieur même de l’Union européenne, la Russie est pour certains avant tout un partenaire ; pour d’autres, et notamment pour ses anciens ou actuels voisins, elle représente avant tout une menace et même parfois un adversaire. Dans les trois cas, il faut des règles du jeu. Nous traversons une période très dangereuse (y compris par rapport à celle la Guerre froide), où l’on ne sait pas quelles sont les règles du jeu, par exemple pour l’emploi de la force. Et l’Europe est bien placée pour rappeler ces règles du jeu, pour les inventer ou les reprendre. Mais il ne suffit pas d’énoncer des normes, encore faut-il être en bonne position pour les appliquer et pour donner l’exemple.
Voici maintenant le fait particulier : il y a quelques jours, un accord a été conclu entre l’Ukraine, l’Union européenne et trois banques afin de moderniser les gazoducs ukrainiens. La signature de cet accord a suscité une réaction très violente de la part de Vladimir Poutine, qui a déclaré que si c’était comme ça, si l’on ignorait les intérêts de la Russie, alors les Russes devraient réexaminer leurs relations avec leurs partenaires, et qu’il était inadmissible de décider quoi que ce soit qui concerne le gaz sans les Russes. L’accord porte sur des tuyaux en Ukraine, mais il s’agit de bien plus que de la modernisation du système ukrainien de transit de gaz : ce qui se joue, c’est le début d’une intégration de l’Ukraine dans la sphère légale du système européen concernant l’énergie, et c’est cela qui est inacceptable du point de vue russe.
Structure triangulaire
Le problème, c’est que l’Ukraine, la Biélorussie, les pays du Caucase sont pris dans une structure triangulaire. Bien entendu, nous sommes tous atteints par la crise ; bien entendu, le nationalisme se vit partout. Mais il y a un nationalisme de domination chez les uns, un nationalisme de fermeture ou de repli chez les autres, et un nationalisme de gesticulation chez les troisièmes. Le point sur lequel je voudrais insister, c’est cette structure triangulaire, qui implique l’Europe, la Russie, et l’ « entre-deux » - ce que les Russes appellent le « near abroad », l’étranger proche, donc le voisinage. Et pour nous, ce voisinage est celui auquel s’applique la politique de voisinage de l’Union européenne, et en particulier le nouveau partenariat oriental qui concerne justement l’Ukraine, la Biélorussie, les trois pays du Caucase et la Moldavie. Ces pays sont les voisins et de l’UE et de la Russie, mais cette relation n’est pas du tout symétrique. Pour les Russes, ce sont des pays qu’il s’agit de retenir, au besoin par la pression, et de punir s’ils ne se laissent pas ramener dans le giron russe. Pour l’Union européenne, ce sont des pays qu’il faut aider, mais en les tenant quand-même à une certaine distance, en leur offrant des compensations, des prix de consolation pour le fait qu’il ne pourront pas, dans l’avenir prévisible, être intégrés à l’Union.
En mettant un peu les pieds dans le plat, il faut dire que les Européens « classiques », et l’opinion publique en général, ressentent un certain malaise vis-à-vis de l’élargissement, qui n’a jamais été bien expliqué. On serait plus tranquille, pense-t-on, s’il n’y avait pas tous ces gens qui veulent se joindre à nous. Il y a une nostalgie de l’Europe des six chez les uns, et chez les autres le souci de surtout ne pas se créer de problèmes avec la Russie. Les deux attitudes sont compréhensibles : si l’on était restés à six, on aurait eu une chance d’avoir une vraie fédération dans les années 50-60 ; la Russie a été traitée trop légèrement – j’étais un grand partisan de l’élargissement, mais inviter l’Ukraine et la Géorgie à entrer dans l’OTAN n’était pas forcément une bonne idée. Cependant le monde est tel qu’il est, l’Europe est telle qu’elle est et – même si c’était souhaitable – l’Europe ne peut pas se refermer.
Le problème avec ces pays de l’ « entre-deux », c’est qu’ils sont encore plus pauvres, plus instables, que ne l’étaient ceux qui ont été intégrés lors du dernier élargissement. Déjà en 1990, j’avais fait un article dans lequel je disais que je craignais beaucoup que l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est se retrouvent, s’embrassent, et puis se regardent et se trouvent très déçues réciproquement. Quelque chose de cette nature risque de se passer à la faveur de la crise, a fortiori dans des pays qui sont des pays à conflit, voire des pays à guerre, cf. la Géorgie. Et quand on voit le ton qu’emploient les Russes face à l’éventualité de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, voire à l’Union européenne (bien que cela soit une éventualité beaucoup moins nette), on voit bien les complications nouvelles qui surgissent.
Il faut donc prendre conscience de cette espèce de dissymétrie entre d’un côté une volonté très ferme, et de l’autre une entité qui donne de l’argent, développe des programmes d’aide, crée de nouvelles institutions en marge de l’Union européenne mais dans lesquelles elle est néanmoins partie prenante. L’Union européenne est donc engagée dans ces régions, peut-être insuffisamment – les Géorgiens avaient demandé des détachements de police de l’Union européenne avant la guerre, ils ne les ont pas eus – mais il n’empêche que les observateurs européens actuellement déployés sur la frontière entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud remplissent un rôle essentiel. L’Union essaye donc de participer à la solution de conflits, concernant la Moldavie, le Haut-Karabakh, etc., mais cette implication est relativement modeste, avec toujours en arrière-fond la crainte d’un dérapage dans un conflit avec la Russie.
Russie/Europe : le mépris
Pour ce qui concerne la Russie elle-même, on observe des évolutions assez remarquables, avec des accents assez différents selon les périodes (il faut justement s’interroger à ce propos sur les effets de la crise). Longtemps, encore du temps de l’Union soviétique, il y avait une politique consistant à jouer l’Europe contre les Etats-Unis, à dire que nous sommes tous européens, partageant une maison commune, etc. Ces dernières années, alors que régnait une euphorie tenant au prix du pétrole, à la popularité et à l’autorité de Poutine, il y avait en Russie un très grand mépris de l’Europe. Il y a deux ou trois ans, tout le monde répétait à Moscou le slogan d’un commentateur pourtant tout à fait modéré, Vladimir Trenin : « America down, Russia up, Europe out ! ».
Avec le rejet du traité de Lisbonne et avec ce scandale que les discussions puissent être arrêtées par « un pays comme la Pologne », disait-on avec dégoût – l’Union européenne n’était pas vue comme quelque chose qu’on puisse prendre au sérieux. Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, demandait à ses collègues européens : « ça existe encore votre…, comment vous appelez ça ? la P.P.C.S., P.E.S., P.E.C.S. », pour la politique de défense et de sécurité commune.
Aujourd’hui, le ton a changé et on revient plutôt à l’idée qu’il faut faire des structures européennes, et que les Etats-Unis pourraient être marginalisés. Mais dans les deux cas, ce qu’on préfère avant tout, ce sont les rapports bilatéraux avec différents pays européens. Et c’est là qu’il y a cette dissymétrie : d’un côté cette culture des institutions, de l’organisation et de la souveraineté partagée, et d’un autre côté cette culture de la souveraineté. C’est là un aspect sur lequel il faut bien dire que l’Europe est exceptionnelle : tout le monde est souverainiste dans le monde. Et beaucoup d’Américains comme beaucoup de Russes nous disent « mais qu’est-ce que vous prend, à quoi rime ce masochisme consistant à céder des parts de souveraineté ? » Pour ce qui concerne les Russes, il me semble que c’est quelque chose qu’ils ne comprennent pas du tout mais qu’ils peuvent éventuellement exploiter par un réseau de relations bilatérales.
Chacun pour soi
Cela m’amène au point central qui nous occupe aujourd’hui. Il est vrai qu’il peut y avoir demain une guerre, une autre intervention dans un conflit du type russo-géorgien – le Caucase du Nord est pratiquement en feu, il y a toute sorte de possibilités d’emploi de la force – mais je ne crois pas qu’on puisse craindre une guerre entre la Russie et l’Union européenne, ou entre la Russie et l’Occident. Par contre, là où ça se passe, c’est sur le plan de l’énergie, qui est à la fois un domaine économique qui nous concerne et qui a aussi de grandes implications géopolitiques. Dans les rapports que nous avons et que nous devons avoir avec l’Est, il y a l’interaction des stratégies ; il y a l’interdépendance des intérêts, elle est réelle ; il y a l’interpénétration des sociétés, qui elle aussi est dissymétrique : les Russes veulent bien que leurs oligarques aient des équipes de football en Occident mais craignent les influences culturelles et idéologiques occidentales.
L’Union progresse sur la question des visas, on pense pouvoir aboutir, à un horizon lointain, à la suppression des visas et à une zone de libre-échange avec les pays du partenariat oriental, même si pour l’instant on n’en est pas là. Mais ce qui importe, c’est la dissymétrie dans l’interdépendance et la question de savoir si on a une politique européenne en face de la Russie, et plus généralement des producteurs et fournisseurs de pétrole. Sur ce point, on ne peut pas être trop optimiste quand on pense que le gazoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) est très fragilisé par la guerre de Géorgie et la proximité des troupes russes et, surtout, le fameux Nabucco (le gazoduc passant au sud de la Russie) n’a pas l’air en très bonne santé. Au Nord, l’Allemagne a son propre arrangement avec la Russie, qui ne plaît pas beaucoup à la Pologne – et sans aller jusqu’à reprendre la formule de Timothy Garton Ash selon laquelle il y a « un Rapallo énergétique » entre l’Allemagne et la Russie, il est certain que l’Allemagne, comme les autres, joue son propre jeu.
L’Italie, la Hongrie, la Bulgarie ont chacune négocié leur accord séparé avec la Russie. Or c’est un chemin extrêmement dangereux : les épisodes de janvier dernier – la nouvelle crise du gaz entre la Russie et l’Ukraine – montrent qu’on se livre sans nécessité à une relation imprévisible. Un expert, Pierre Noël, présente partout un projet d’intégration du marché de l’énergie qui permettrait de ne pas être dépendant des avatars imprévisibles de la relation avec le fournisseur russe ; il dit que nous ne sommes pas si gravement dépendants des Russes et que si on était intégrés, alors un pays rencontrant des difficultés pourrait être secouru par les autres. Mais tout cela pose justement le problème de savoir comme pour d’autres domaines, si les Européens peuvent avoir une politique commune en matière d’énergie. Certains pays, l’Allemagne et d’autres, ne semblent pas le souhaiter.
Exporter les valeurs européennes
L’Union européenne est un succès : on a créé une zone de paix, on a l’euro, etc. Par rapport au passé, et par rapport au reste de la planète, c’est un résultat admirable. Et pourtant les Européens n’arrivent pas à avoir une politique extérieure. Nous sommes souvent ceux qui donnent le plus d’argent, que ce soit pour les camps palestiniens ou dans le cadre du partenariat oriental, mais nous ne parvenons pas à en retirer le bénéfice politique en influence ou en prestige. Pour la question même qui était à l’ordre du jour ces derniers temps (et qui l’est moins maintenant), celle de la démocratie et des droits de l’homme, tout le monde se creuse la tête pour comprendre comment faire autrement que l’administration de Bush. La manière dont Bush a procédé est tout à fait contreproductive, mais comment trouver une manière européenne de promouvoir la démocratie et les droits de l’homme sans tomber dans les illusions américaines de l’emploi de la force, de l’idée que n’importe quel peuple est disposé à vous accueillir en libérateur, sans tenir compte du nationalisme, etc. Or il y a en Europe beaucoup d’efforts techniques, beaucoup d’institutions, et malgré tout il n’y a pas une politique.
Ce serait certes une illusion de croire qu’on peut influencer directement et changer le régime russe. En revanche, dans ces pays qui sont nos voisins réciproques, les leurs et les nôtres, il est tout à fait légitime que chacun essaye de promouvoir son modèle, ses idées, d’aider ses amis. Le tout c’est qu’il y ait des règles du jeu, que ce ne soit pas par l’assassinat ou les élections truquées. Ces règles du jeu, l’Union européenne, sans chercher ni à dominer, ni à isoler la Russie, doit pouvoir les appliquer – en indiquant en même temps qu’elle ne reconnait pas le droit de la Russie à avoir un Empire, une zone d’influence exclusive et d’intérêts privilégiés. Certainement, les voisins de la Russie feraient mieux d’être prudents, de ne pas avoir des "avenues George Bush" et de ne pas faire de provocation. Mais certainement aussi, il est contraire à l’idée que nous nous faisons de l’Europe que de laisser, à nos portes, se reconstituer « le périmètre de l’Union soviétique », comme Vladimir Poutine l’a dit explicitement.
Donc c’est quelque chose de très difficile, où il faut beaucoup de doigté, où l’influence doit être plutôt indirecte que directe, où il faut être très ouvert à des structures nouvelles et ne pas renoncer à discuter, y compris des accords sur les armements ou des propositions de Dmitri Medvedev sur un pacte paneuropéen de sécurité – à condition de ne pas en exclure les Etats-Unis et de savoir réagir quand certains comportements criminels viennent mettre ces rapports en question. Mais pour cela, ce qu’il faut avant tout, c’est l’unité entre nous. Et les temps de crise sont les temps où la tentation du chacun pour soi est la plus forte et ce sont aussi les temps où la nécessité d’une politique commune envers l’extérieur est la plus impérieuse.