Dans la discipline des relations internationales, deux théories permettent de conceptualiser les trajectoires inverses de la Chine et des Etats-Unis. La première, la théorie (dynamique) de la transition des puissances, soutient que le risque de conflit est à son plus haut point lorsque la puissance ascendante de l’Etat émergent atteint celle de l’Etat dominant. La seconde, la théorie (statique) de la stabilité hégémonique, affirme que le système international a plus de chance de demeurer stable lorsqu’un seul Etat concentre l’essentiel de la puissance. Dans cette perspective, l’imminent rééquilibrage de la puissance des Etats-Unis et de la Chine n’augure donc rien de bon.
Le sens de l’Histoire
Et les exemples historiques abondent dans ce sens. Daniel Vernet a su rappeler sur ce site le piège de Thucydide (Thucydides Trap), en référence à la description que l’historien grec a fait de « l’inévitable » guerre du Péloponnèse entre Athènes, la puissance montante, et Sparte, la puissance établie. Sur le plan économique, Arvind Subramanian, chercheur au Peterson Institute for International Economics et auteur de l’essai « Préserver un système économique international ouvert : un plan stratégique pour la Chine et les Etats-Unis » (en anglais) préfère mettre en garde contre « l’impasse de Kindleberger » (Kindleberger Conundrum), du nom de l’historien du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Charles Kindleberger a en effet expliqué l’effondrement de la coopération économique dans l’entre-deux-guerres par un glissement de la puissance économique de Londres à Washington. Selon lui, l’absence fatale de leadership international qui a permis l’avènement de la Seconde Guerre mondiale était la conséquence du vide créé par la décadence de l’Empire britannique, que l’ancienne colonie américaine se refusait à combler.
Eviter un double écueil
Tirant les enseignements du passé, la tâche des présidents américains et chinois, qui se sont retrouvés au début du mois de juin pour une retraite de deux jours en Californie, est alors d’éviter cet écueil. C’est ce que souligne M. Subramanian : « Dans le domaine économique, le principal défi d’Obama et de Xi est de résoudre […] l’impasse de Kindleberger : [c’est-à-dire] préserver un système économique multilatéral ouvert et régi par des règles, contre la tendance historique d’une transition dans laquelle une puissance ascendante (la Chine) ne peut être que peu désireuse de maintenir un tel système ; et ce à un moment où la puissance en déclin (les Etats-Unis) est de moins en moins capable de supporter seule son fardeau ».
Alors, devant une Chine hostile au statu quo et des Etats-Unis incapables de le maintenir, comment assurer la stabilité du système économique international ? En d’autres termes, quelle substance donner à ce nouveau « rapport de grandes puissances » (great power relationship) que l’ancien président de la Banque mondiale Robert Zoellick a, avec d’autres, appelé de ses vœux ?
Pour les participants aux conférences de la Brookings Institution et du Peterson Institute, la réponse est aussi simple qu’inattendue : il suffit aux Etats-Unis et à la Chine de ne suivre que leurs intérêts propres.
Un jeu à somme positive
C’est la thèse d’Arvind Subramanian, qui soutient qu’une coopération entre la Chine et les Etats-Unis serait un jeu à somme positive. Les deux rivaux auraient tout à gagner tous les deux à un compromis « influence-contre-adhésion » (power-for-purpose bargain), selon lequel les Etats-Unis desserreraient de bon gré leur mainmise sur les institutions multilatérales et la Chine accepterait de se conformer aux règles du jeu afin de préserver le système économique international.
Côté chinois, de plus grandes responsabilités sur la scène internationale – un partage du « fardeau » du leadership dans le discours américain – lui permettrait non seulement de soutenir son développement économique mais aussi de prévenir les crises. Par exemple, une politique de renforcement du rôle et de la capacité financière du Fonds Monétaire International (FMI), tout en jouant le jeu des puissances établies, serait aussi dans l’intérêt chinois. Elle permettrait en effet d’amortir les effets des crises financières, qui affectent considérablement son modèle économique fondé sur les exportations.
Ensuite, une plus grande ouverture du marché chinois aux biens, services et capitaux étrangers favoriserait la croissance économique de la Chine, puisqu’elle diminuerait les risques de mesures de rétorsion de la part de ses partenaires commerciaux. De la même manière, un engagement plus fort de la Chine vers un accord international de réduction d’émissions de gaz à effet de serre permettrait d’atténuer les conséquences dévastatrices du changement climatique sur l’économie chinoise – et sur le bien-être de ses habitants. « La Chine, explique ainsi M. Subramanian, a un intérêt dans la préservation [d’un système économique ouvert] pour une raison simple. Sa rapide transformation économique durant les trois dernières décennies a reposé de façon cruciale sur l’ouverture [des marchés].
Inversement et contre l’évidence immédiate, il est dans l’intérêt des Etats-Unis de faire une place à la puissance chinoise dans le système économique international. Dans le temps long, Arvind Subramanian rejoint l’argument de John Ikenberry : les puissances occidentales feraient bien de renforcer la légitimité du système international qu’ils ont créé, tant qu’ils en ont encore la maitrise, pour prévenir son effondrement et l’avènement consécutif d’un monde « hobbesien » (régit par la loi du plus fort). Certes, « plus de pouvoirs pour la Chine signifie moins pour les Etats-Unis. Mais cela va augmenter les intérêts de la Chine dans [la préservation du] système et limiter ses raisons d’agir en dehors [de ce système] ou de créer des structures parallèles. » Et puis, rappelle M. Subramanian en paraphrasant Edmund Burke, « l’essence de l’art de la diplomatie n’est-elle pas d’accorder gracieusement ce que l’on n’a plus le pouvoir de refuser ? ».
On peut aussi attendre d’un rôle plus important de la Chine dans le système international des gains plus immédiats. Par exemple, si les autorités chinoises venaient à internationaliser le yuan, qui deviendrait alors une monnaie d’échange et de réserve en concurrence du dollar, la dominance du dollar serait remise en cause. Mais, d’une part, la convertibilité du yuan aurait pour effet d’apprécier sa valeur (ce que les Etats-Unis réclament depuis de nombreuses années). Et d’autre part, la Chine aurait alors moins intérêt à s’engager dans des actions (i.e. expropriation de multinationales étrangères ou aventures militaires) qui risqueraient d’ébranler le statut ou la valeur de sa monnaie.
Dans le même esprit, une réforme du FMI et de la Banque mondiale, qui confèrerait plus de droits de vote (voire un droit de veto) à la Chine, permettrait non seulement d’accroître leur capacité de prêts mais aussi de s’assurer que les fonds chinois à destination des pays tiers ainsi canalisés se conforment aux normes internationales – ce qui risque de ne pas être le cas pour les prêts consentis dans le cadre de la Banques des BRICS, que la Chine souhaite mettre en place.
Les difficultés d’une entente des puissances
Pourtant, un tel compromis entre la Chine et les Etats-Unis n’est pas à l’ordre du jour.
D’une part, les Etats-Unis n’ont pas joué toutes leurs cartes. Joseph Nye, professeur à Harvard, reconnaît la justesse de la thèse d’Arvind Subramanian, mais ajoute un bémol : « Nous (les Etats-Unis), n’avons pas à abandonner autant [de pouvoirs] et si vite ! D’abord, les Etats-Unis ne sont pas en déclin ; ensuite, en termes d’intégration dans le cadre multilatéral, la Chine bouge dans une direction qui est compatible avec nos intérêts ». Le Congrès, extrêmement puissant dans la définition de la politique internationale des Etats-Unis, est aussi un obstacle à prendre en compte. Comme l’atteste sa réticence à ratifier la réforme des quotas et de la gouvernance du FMI signée en 2010, il y a aujourd’hui peu de chance que le Congrès accepte de faciliter la montée de la Chine.
Cette dernière, toujours sous l’emprise de la célèbre injonction de Deng Xiaoping (« Nous devons garder un profil bas et patienter »), n’est pas non plus entièrement disposée à jouer le jeu. C’est en tout cas la position de Fu Ying, qui a récemment quitté son poste de ministre adjointe des affaires étrangères pour rejoindre la présidence du Comité pour les affaires étrangères de l’Assemblée nationale populaire de Chine. Reçue à la Brookings Institution, Mme Fu s’est ainsi interrogée : « Comment la Chine voit-elle ses responsabilités internationales ? D’abord, la Chine croit fortement au principe de non-intervention dans les affaires intérieures des autres pays […], qui est profondément enraciné dans la culture chinoise […] Mais cela signifie-t-il que la Chine n’est pas un acteur sur la scène internationale ? La Chine croit que son propre développement est en soi une contribution importante [au développement] du monde. Par exemple, en 1981, la population chinoise vivant dans l’extrême pauvreté représentait 43% du total mondial. En 2010, ce n’était plus que 13%. » Puis d’ajouter : « En ce qui concerne les enjeux importants à la fois pour le monde et pour nous, nous n’hésiterons pas à participer. Mais pour les choses auxquelles nous n’adhérons pas, même si nous ne tenterions peut-être pas de les arrêter, nous n’y participerons pas. »
Les enjeux géopolitiques, où les gains mutuels sont encore moins certains, risquent également de peser sur la coopération économique entre la Chine et les Etats-Unis. Comme le résume Kurt Campbell, assistant au secrétaire d’Etat pour l’Asie de l’Est et le Pacifique de 2009 à 2013 et actuellement à la tête de l’Asia Group, cette coopération risque donc bien d’être à géométrie variable : « En fin de compte, je crois que nous sommes à un stade des relations entre les Etats-Unis et la Chine où – même si nous ne pouvons pas nous empêcher d’aimer l’idée de compromis historiques (grand bargains), de grands communiqués et de grandes opportunités – en vérité, nous sommes à un moment de petits pas où le développement d’un dialogue constructif et normalisé […] est ce qu’il y a de plus important à faire. Je crois que c’est en ça que consistera la nature de notre projet diplomatique dans les 25 ou 30 prochaines années. »
La Brookings Institution est l’un des plus vieux et des plus influents centres de recherches de Washington. Il fut créé en 1916 par Robert Brookings, un philanthrope, afin d’évaluer et améliorer la politique économique du gouvernement fédéral. Sans ligne partisane, la Brookings est toutefois considérée comme un think tank de centre gauche. Ses études et recommandations portent sur l’économie, les affaires étrangères, la gouvernance et le développement. La Brookings était à la première place du classement mondial des think tanks en 2012.
Situé en face de la Brookings Institution sur Massachussetts Avenue à Washington, le Peterson Institute for International Economics a été créé en 1981 par Fred Bergsten, un ancien responsable du Conseil de sécurité nationale et du département du Trésor. Sans affiliation partisane, le centre de recherches se concentre sur l’analyse des enjeux économiques internationaux et la formulation de solutions concrètes pour préserver la stabilité du système économique mondial. Il est considéré comme le premier think tank au monde pour les questions d’économie internationale.