Avec un taux de chômage de moins de 3%, une richesse à faire pâlir la plupart des autres régions d’Europe, la Bavière ne semblait pas devoir être le terrain propice au psychodrame que l’Allemagne et le gouvernement Merkel viennent de vivre ces six derniers mois, mettant en cause la survivance du système politique dont l’Allemagne réunifiée a hérité de l’ancienne Allemagne fédérale de l’ouest de l’après-guerre. Ce système s’appuyait sur la domination de deux grands blocs politiques adverses, l’Union chrétienne (où la CDU cohabite avec la particularité régionale des Chrétiens-sociaux de Bavière) et la social-démocratie, avec un petit parti servant d’appoint, qui a été longtemps le parti libéral avant l’entrée en scène des Verts.
Ce système ne doit d’avoir survécu ces dernières années qu’à la reconduction à deux reprises de l’entente entre les grands partis pour gouverner ensemble. Dans un pays qui a vu monter depuis la réunification de nouveaux partis extrêmes, d’abord die Linke, à gauche, héritier de l’ancien parti communiste est-allemand, puis l’Alternative pour l’Allemagne (AFD), à l’extrême droite, force désormais majeure à l’Est, il devient de plus en plus difficile aux deux camps de trouver des majorités de gouvernement.
Le refus des Libéraux d’intégrer une coalition avec la CDU et les Verts a bloqué le système. L’Allemagne de Merkel, qui a été la force motrice de l’Europe ces dernières années, dont l’économie reste florissante comme jamais, est en train de succomber au même phénomène qui a vu la scène politique française imploser lors des dernières élections présidentielles. Le résultat des élections bavaroises témoigne de cette redistribution en cours des cartes qui fait pour le moment de l’Allemagne un interlocuteur incertain pour le président Macron dans sa recherche d’un approfondissement de la construction européenne.
Seehofer contre Merkel
L’élection bavaroise, qui a conduit le propre ministre de l’intérieur du gouvernement Merkel, Horst Seehofer, président de la CSU, à attaquer pendant des mois la politique de la chancelière en matière de réfugiés, a sapé l’autorité de cette dernière et la presse allemande spécule sur le crépuscule d’un règne qui a commencé il y a quinze ans. Il devrait payer lui-même cet échec par son départ de la présidence de la CSU. Mais le mal est fait. Même si on peut penser que la chancelière, experte en rebondissements, attend les résultats des élections régionales de Hesse, le 28 octobre, où une coalition CDU/Verts défend son bilan, pour tenter de reprendra la main et préparer –peut-être – sa succession.
Le résultat des élections bavaroises n’est pourtant pas aussi dramatique qu’on pouvait le craindre pour la droite traditionnelle. Le parti social-chrétien, qui a longtemps régné en maitre dans son Land, a perdu dix pour cent de ses voix, mais il reste à un score encore enviable de 37% des voix, bien au-delà du score obtenu par la droite aux dernières élections fédérales. Il va pouvoir encore gouverner en famille, disposant d’une réserve dans le groupe des Electeurs Libres, une formation conservatrice traditionnelle forte dans les zones rurales, qui a fait dissidence il y a une dizaine d’années et a obtenu 11,6%, un score supérieur à l’Afd. L’extrême droite, dont on pouvait craindre, vu le tintamarre de ces derniers mois sur la question des réfugiés, qu’elle se rapproche des scores du front national en France ou de l’extrême droite autrichienne, reste à 10%. C’est le même score qu’il y a un an en Bavière lors des élections législatives fédérales, bien en deçà de ses objectifs. Elle mord sur l’électorat populaire de la CSU, mais aussi de la gauche, grande perdante de l’élection.
Les Verts à la charnière du jeu politique
En revanche les Verts, qui se proposent de plus en plus comme faiseurs de majorité, réalisent un score étonnant de 17,5% (9% au SPD), devenant la première force à Munich, la capitale régionale, faisant jeu égal dans les grandes villes avec la CSU. Gouvernant déjà au Bade-Wurtemberg et participant au gouvernement de Hesse, où les sondages leurs attribuent là aussi 18% des voix (contre 13% à l’AFD), ils confirment leur prétention à devenir un acteur incontournable à la charnière du jeu politique allemand, attirant un électorat modéré, pro-européen, ce même électorat qui a fait le succès d’En Marche en France, avec un accent plus écologiste.
La peur de la montée de l’extrême droite, le choc suscité par la réapparition d’une référence au nazisme dans les manifestations anti-immigrés de l’est de l’Allemagne, ne doivent pas être dramatisés. Mais pas ignorés non plus : dans l’est de l’Allemagne, où le régime communiste de la RDA avait passé sous silence l’héritage du nazisme, censé avoir été un prurit du capitalisme, donc de l’ouest, la question des réfugiés, s’ajoutant au sentiment d’être les perdants de la réunification, a réveillé de vieux démons enfouis. C’est ce que l’on l’a vu à l’occasion des manifestations du mouvement Pegida l’année dernière à Dresde, et de manière plus spectaculaire lors des échauffourées de Chemnitz (l’ancienne Karl-Marx-Stadt de la RDA !) sous prétexte du meurtre d’un jeune allemand (d’ailleurs d’origine étrangère) par deux immigrés au cours d’une rixe.
Résistance face à l’extrême-droite
L’Afd, qui a fait son entrée l’année dernière au Bundestag, et s’installe dans le paysage parlementaire dans toute l’Allemagne, va encore faire parler d’elle à l’Est. En Saxe particulièrement, où elle est désormais la force politique prédominante. Mais dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest, où les grands débats de l’après-guerre sur l’héritage nazi, notamment dans les années soixante, ont modelé les esprits différemment, la résistance est forte, s’appuyant sur la gauche militante, mais aussi sur les réseaux traditionnels des syndicats, des Eglises, des associations, qui restent forts dans la société civile. Ce sont eux qui ont géré l’intégration des réfugiés lors de leur afflux en 2016. Le 13 octobre, à la veille du scrutin bavarois, ces réseaux ont mobilisé 200 000 personnes dans les rues de Berlin pour défendre la vie ensemble.
La dérive du SPD
La question aujourd’hui est de savoir si la grande coalition que dirige Angela Merkel survivra à la fragilisation du parti social-démocrate et ce qu’il adviendrait alors. Le parti de Willy Brandt, Helmut Schmidt et Gerhard Schröder est actuellement dans une dérive dont on peut se demander si elle ne va pas le conduire à l’implosion dont a été victime le parti socialiste de François Hollande et Manuel Valls. Après l’éphémère Martin Schulz, l’ancien président du Parlement européen, qui avait suscité tant d’espoir avant les législatives perdues de 2017, sa nouvelle présidente, Andrea Nahles, a bien du mal à trouver des thèmes pour enrayer la désaffectation de l’électorat. Même s’il n’a jamais été fort en Bavière, son score de 9% montre qu’il est à bout d’arguments et ne représente plus une alternative crédible.
Là aussi, l’élection en Hesse, région qu’il a longtemps dirigée, va être un cap important. Les sondages lui donnent la deuxième place derrière la CDU avec un score de 23/24%, devant les Verts. Cela ne suffira pas pour reconquérir la région, mais pourrait lui permettre de résister à ceux qui lui réclament de jouer son va-tout en sortant de la coalition, au risque de provoquer des élections anticipées dont il n’est pas sûr que le parti sorte à son avantage.
Les répercussions sur le futur Parlement européen
La conjonction des élections européennes et d’élections anticipées allemandes en 2019 aurait quelque chose d’inédit et placeraient les institutions européennes au sein d’un maelstrom politique dont on ne sait pas très bien ce qu’il en sortirait. Les dérives nationalistes de la plupart des pays d’Europe centrale issus de l’ancien bloc soviétique, le succès des populistes qui gouvernent en Italie, en Autriche, vont forcément déjà avoir un impact sur le nouveau parlement qui sortira des urnes. Le Parlement sortant, qui a ces dernières années joué un rôle législatif très important pour apporter des solutions aux crises que rencontraient l’Union européenne, notamment dans la circulation des salariés ou la répartition des réfugiés, était depuis l’origine construit sur le schéma allemand de deux grands blocs , le Parti populaire européen (PPE) , représentant les droites traditionnelles, et le PSE (Parti socialiste européen), rassemblant les gauches modérés, qui négociaient entre eux des compromis européens.
Rien ne dit que ces deux blocs vont perdurer. Les socialistes italiens, français, et maintenant allemands sont en crise ou en voie de disparition. A droite, le parti de la chancelière Angela Merkel s’inquiète déjà de perdre tous ses alliés. La droite italienne est exsangue, des partis comme celui du hongrois Victor Orban n’ont plus leur place au sein du PPE ; le parti français Les Républicains non seulement est déchiré, mais s’oppose à l’allié naturel de Mme Merkel, le très européen Emmanuel Macron, dont le parti En Marche entend précisément représenter une nouvelle alternative politique. Le refus d’En Marche d’intégrer le PPE présente pour la CDU un problème majeur, dont ses dirigeants se sont plaints auprès de Paris. Le risque pour les amis de Mme Merkel est non seulement de voir le PPE perdre ses troupes mais aussi de se trouver eux même confrontés en Allemagne à des émules qui s’efforceraient de capter, comme les Verts, le centre de l’électorat.
Ce climat, sur fond de Brexit, ne va pas faciliter ces prochains mois les négociations prévues sur les nouvelles politiques européennes, que ce soit dans le domaine de la défense, de l’immigration, de la protection des frontières, ou encore du renforcement de la zone euro, mis à mal par les politiques du gouvernement populiste italien. Paris et Berlin avaient prévu avant toute chose, pour marquer leur communion européenne, la négociation d’un nouveau traité de l’Elysee, prévu pour janvier prochain. Les négociations continuent dans les officines mais rien ne dit que d’ici là les esprits ne seront pas distraits par d’autres urgences.