L’action de la Russie dans la crise ukrainienne a bouleversé la situation de la sécurité européenne. Le ministre allemand des affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, en a pris acte. « Nous sentons tous que les événements des derniers mois pourraient devenir une coupure, une césure pour l’Europe », a-t-il déclaré au magazine de Hambourg Der Spiegel. C’est dit dans une langue diplomatique qui emploie le conditionnel alors qu’il faudrait utiliser l’indicatif. Car la crise ukrainienne, l’annexion de la Crimée par Moscou avec usage, même déguisé, de la force et les pressions militaires exercées sur les régions de l’est de l’Ukraine représentent bel et bien un changement radical dans les relations établies entre les principales puissances depuis la fin de la guerre froide. Et ceci à deux titres : un changement dans les faits et un changement dans la perception officielle de la politique russe.
La fin de l’héritage Gorbatchev
Après la dissolution de l’Union soviétique et la disparition du Pacte de Varsovie, l’alliance militaire qu’elle avait forgée autour d’elle en Europe centrale, les Européens ont vécu dans l’idée que la Russie postcommuniste s’intégrerait peu à peu dans un système de sécurité collective dominé par les démocraties occidentales. Du temps même de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev n’avait-il pas proclamé que la perestroïka s’inspirait, y compris dans la politique étrangère, des valeurs internationales communes ? Que c’en était fini de l’ingérence dans les affaires intérieures des pays frères ? Que les relations entre les Etats, grands et petits, devaient respecter les règles démocratiques ?
Cette idée s’est avérée une illusion. Le successeur direct de Mikhaïl Gorbatchev à Moscou, Boris Eltsine, a mené une diplomatie erratique, à l’image de sa politique intérieure. Il a certes accepté l’indépendance de républiques appartenant à l’Union soviétique. C’était aussi une condition de la renaissance de la Russie en tant qu’Etat indépendant, dont il fut le premier président élu au suffrage universel direct. Il a hésité à entériner un principe simple : la liberté laissée à tout Etat indépendant de choisir ses alliances. Après avoir vu d’un mauvais œil l’adhésion de la Pologne à l’OTAN, il a donné son feu vert à l’occasion d’une visite à Varsovie. En même temps, il remettait à l’honneur le concept « d’étranger proche », expression de l’intérêt particulier que la Russie accorde aux Etats voisins. Arrivé au pouvoir en 2000, Vladimir Poutine a accentué cette tendance.
Une controverse est née entre les Occidentaux et les Russes : au moment de la réunification allemande en 1990, les premiers ont-ils promis aux seconds de ne pas étendre l’OTAN aux anciennes démocraties populaires d’Europe centrale et orientale ? Certains affirment que l’engagement a été pris soit par les Allemands, soit par les Américains. D’autres contestent qu’une telle promesse ait été jamais faite et s’en tiennent aux déclarations de Bill Clinton, quelques années plus tard au moment de l’élargissement de l’OTAN : l’Alliance atlantique ne stationnera pas de manière permanente des soldats étrangers dans les nouveaux Etats-membres.
L’Occident, vainqueur de la guerre froide ?
L’OTAN s’est élargie vers l’est, au même rythme que l’Union européenne bien qu’il n’y ait pas de coïncidence parfaite entre les deux organisations. Le maintien de l’organisation militaire atlantique et a fortiori son élargissement alors que Moscou perdait le Pacte de Varsovie ont conforté l’idée selon laquelle l’Occident se comportait en vainqueur de la guerre froide – sentiment qui a existé dans certains milieux américains – et qu’il avait profité de l’affaiblissement de la Russie pour l’humilier et l’isoler. A l’époque Henry Kissinger avait répliqué par une boutade : « Avec 17 millions de km², la Russie n’a pas lieu de souffrir d’un complexe obsidional ».
Plus sérieusement, les alliés de l’OTAN ont tenté d’associer la Russie aux travaux de l’organisation, en posant comme seule limite l’adhésion, dont d’ailleurs Moscou ne voulait pas. Dès 1994, la Russie a adhéré au Partenariat pour la paix puis en 2002 a été créé le Conseil OTAN-Russie. Moscou a envoyé un ambassadeur auprès de l’OTAN à Bruxelles. Ce type d’association ne correspondait cependant pas aux vœux de Moscou qui souhaitait avoir un droit de veto sur les décisions de l’OTAN. Ce droit lui a été refusé parce qu’il aurait empêché les Occidentaux de prendre des initiatives contre la volonté des Russes qui ont déjà ce pouvoir de veto au sein du Conseil de sécurité des Nations unies. Et en effet l’OTAN est intervenue au Kosovo, en Afghanistan, en Libye sans l’accord, voire contre l’avis, de Moscou.
L’OSCE, cheval de Troie de la démocratie
Autre institution de coopération entre les Occidentaux et la Russie, la CSCE (Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe) issue des accords d’Helsinki de 1975 s’est transformée en OSCE (Organisation pour la sécurité…). L’OSCE aurait dû être l’institution paneuropéenne de sécurité où tous les Etats du continent, plus les Etats-Unis et le Canada, travaillent sur un pied d’égalité. C’est bien là où le bât blesse. Les dirigeants russes ont du mal à accepter que des petits Etats, a fortiori s’ils sont d’anciens vassaux de la Russie tsariste ou de l’Union soviétique aient un pouvoir au moins théorique égal au leur. D’autre part, l’OSCE est censée fonctionner selon les principes de la démocratie, de l’Etat de droit, du respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des Etats. De là à la considérer comme un cheval de Troie des démocraties libérales dans les Etats postsoviétiques il n’y a qu’un pas que Vladimir Poutine a franchi. Sans parler des séparatistes prorusses de l’est de l’Ukraine qui n’ont pas hésité à prendre en otages des observateurs de l’OSCE.
Nombre de dirigeants et d’observateurs européens ont fait leur l’idée propagée par Moscou selon laquelle la Russie aurait donc été isolée et humiliée dans la période de l’après-guerre froide même si les faits sont loin de corroborer cette légende. D’où une forme de compréhension voire d’indulgence pour la politique de Vladimir Poutine : le président russe chercherait à l’intérieur à restaurer l’autorité de l’Etat — par des méthodes plus proches du despotisme oriental que de la démocratie libérale, mais pourrait-on le lui reprocher dans un pays qui a toujours eu le culte du chef ? — et à l’extérieur à redonner à la Russie sa véritable place dans le concert des nations, y compris en utilisant son pouvoir de nuisance dans des conflits périphériques. Vu d’Europe (ou de Washington), ce n’était pas toujours agréable mais le destin malheureux de la Russie excusait, pensait-on, l’attitude de Poutine.
La guerre en Géorgie, un avertissement
Sans doute le président russe avait-il eu tendance à dépasser les limites du tolérable en massacrant les indépendantistes tchétchènes, mais après tout il était chez lui dans la Fédération de Russie. Il en avait bien franchi les frontières en 2008 en faisant la guerre à la Géorgie et en l’amputant d’une partie de son territoire mais il avait en face de lui, en la personne de Mikheil Saakachvili, un président géorgien pour le moins fantasque. Et puis on n’allait pas mettre en péril l’approvisionnement énergétique de l’Europe pour un petit Etat de ce lointain Caucase qui a toujours été déchiré par des conflits ethniques.
Six ans plus tard, il est difficile de maintenir le même discours apaisant d’une Russie qui ne cherche qu’à retrouver une place légitime dans le concert européen. Vladimir Poutine a montré ouvertement qu’il entendait mener une politique révisionniste, visant à revenir sur des acquis de l’après-guerre froide, et à restaurer la puissance russe chez une partie au moins de ses voisins, ceux qui n’ont pas eu le temps ou la chance de pouvoir être admis dans des institutions comme l’UE ou l’OTAN qui, jusqu’à nouvel ordre, les mettent à l’abri des convoitises de Moscou. Les plus compréhensifs à l’égard de Moscou doivent en convenir, sauf à accepter une politique de puissance. Vladimir Poutine ne cherche pas à s’intégrer dans un ordre paneuropéen, quitte à obtenir des modifications qui tiennent compte de ses intérêts. Il vise à rétablir un rapport de forces entre l’Union européenne et l’OTAN, d’une part, et une puissance euro-asiatique dominée par la Russie d’autre part. C’est l’objectif de l’Union douanière eurasienne qui devrait déboucher sur une forme d’organisation politique. Cette Union a besoin de l’Ukraine pour redorer un blason jusqu’à maintenant assez terne, puisque l’Union ne compte, outre la Russie, que le Kazakhstan et la Biélorussie. L’Arménie s’y joindra peut-être, contrainte et forcée puisqu’elle dépend totalement de la Russie dans son conflit avec l’Azerbaïdjan.
Reconstituer un glacis
Au-delà de cette relation en miroir – Union eurasienne versus Union européenne —, Poutine se situe dans la ligne droite de la diplomatie tsariste et soviétique qui n’a jamais conçu la sécurité de la Russie que fondée sur l’existence autour d’elle d’un glacis destiné à empêcher, à tout le moins à freiner, les invasions ennemies. Face à l’OTAN qu’il perçoit comme menaçante, Poutine a besoin d’une zone tampon. Après la Deuxième guerre mondiale, Staline avait réussi à élargir cette zone tampon jusqu’à l’Elbe, en plein milieu de l’Allemagne. L’après-guerre froide l’a réduite comme peau de chagrin. Poutine cherche à en sauver ou à reconstituer ce qui peut l’être encore. C’est pourquoi l’Ukraine est au centre de sa stratégie.
Il a fallu le chantage exercé par le président russe sur l’Ukraine, l’annexion de la Crimée, le soutien à peine voilé aux séparatistes prorusses de l’Est, les engagements non-tenus et les menaces d’intervention armée pour que les dirigeants européens, même les mieux intentionnés à l’égard de Vladimir Poutine, se rangent petit à petit à cette analyse. Il ne s’agit plus de trouver des accommodements avec les revendications d’une meilleure prise en compte des intérêts russes dans l’architecture européenne de sécurité. Il s’agit de faire face à une remise en cause fondamentale du statu quo établi après la chute du mur de Berlin, la fin de la division de l’Europe en deux blocs et la disparition du monde communiste sur le Vieux continent. C’est une « césure » géopolitique, pour reprendre le terme du ministre allemand des affaires étrangères, aussi importante que le « tournant » de 1989-1990. Elle exige un réexamen fondamental des modes de penser la politique européenne, faute de quoi Vladimir Poutine risque de multiplier les Crimée.