L’assassinat de Boris Nemtsov sur le pont du Kremlin n’est pas seulement celui d’un opposant, c’est celui d’un élu. Marie Mendras, insiste avec raison sur ce point. Les opposants éliminés en Russie, physiquement ou politiquement, sont nombreux. Mais Nemtsov était un homme politique actif, coprésident, avec Mikhaïl Kassianov, de la coalition des partis de l’opposition démocratique (Parnas) conçue pour pouvoir participer aux scrutins, et député du parlement de la ville de Iaroslav. Au-delà d’une voix dérangeante qui devait être réduite au silence, l’institution démocratique elle-même était visée.
Jeune chercheur à Nijni-Novgorod, du temps de l’Union soviétique déjà Boris Nemtsov avait eu le courage de rendre visite à Andrei Sakharov et à son épouse Elena Bonner, qui y étaient assignés à résidence loin de Moscou, dans cette ville qui s’appelait alors Gorki. Après la perestroïka gorbatchévienne, il devint lui-même gouverneur de la région, fut élu au soviet suprême en 1990, fut même un temps considéré comme le dauphin de Boris Eltsine et exerça des responsabilités ministérielles avant d’être élu à la douma en 1999 ; mais il ne rallia pas la candidature de Vladimir Poutine en 2000. Il critiqua deux ans plus tard, la manière dont le pouvoir avait géré la prise d’otages par des terroristes dans un théâtre de Moscou. De nombreux otages avaient été victimes des gaz envoyés par les « services » dans le système de ventilation du théâtre.
Il apporta ensuite son soutien à la révolution orange en Ukraine, dénonça les irrégularités des élections russes de 2007, fustigea la corruption dans la préparation des Jeux olympiques d’hiver à Sotchi, ville où il avait été candidat à la mairie en 2009, prit part aux grande manifestations de l’hiver 2011-2012 à Moscou, qui protestaient contre les fraudes aux élections législatives de décembre 2011. « Nemtsov insistait, écrit Marie Mendras, sur l’importance de se battre pour un mandat électif, de sauver le suffrage universel direct et pluraliste, de ne jamais lâcher sur ce formidable acquis de la perestroïka gorbatchévienne qui avait permis de sortir du communisme asservissant. »
Enquête sur l’ingérence russe en Ukraine
Il déclara illégale l’annexion de la Crimée le 18 mars 2014. Dès lors, avec ses amis il enquêta sur « les méthodes russes de subversion économique et sur la présence de troupes et armements russes dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine. » Il préparait un rapport sur l’ingérence des forces russes dans cette région. Il s’apprêtait à le rendre public, affirme le président ukrainien Petro Porochenko. Une manifestation devait avoir lieu le 1er mars 2015 à Moscou contre la guerre en Ukraine.
Le rapport a été publié après l’assassinat de Boris Nemtsov, par ceux qui avaient contribué à le rédiger. Il a été intitulé d’abord : « Poutine et le guerre ». Il a été présenté le 23 juin 2015 à l’Assemblée nationale par Ilia Iachine, membre de Parnas et co-auteur de ce rapport.
Au-delà de la documentation soigneuse de l’ingérence des forces russes en Ukraine de l’est – témoignages et documents abondent et sont cruellement d’autant plus précis que les combattants sont morts – le rapport braque un projecteur puissant sur les circonstances politiques de ces mouvements de troupes.
Dénégation et intimidation
« Il n’y a pas de personnel militaire, pas même de conseillers de l’armée russe dans l’Est et le Sud de l’Ukraine, et il n’y en a jamais eu. Les Américains mentent. Nous n’avons jamais cherché à déstabiliser l’Ukraine, et nous ne le faisons pas maintenant », déclarait Vladimir Poutine le 4 juin 2014 dans un entretien accordé à TF1. Cela a été entièrement démenti non seulement par des preuves matérielles, mais aussi par les affirmations des chefs séparatistes eux-mêmes, dans leur reconnaissance ou leur vindicte, puis plus tard par le président russe lui-même. Alexandre Zakhartchenko, « premier ministre » de la république autoproclamée de Donetsk, déclarait le 15 août 2014 que « l’arrivée de renforts venus de Russie avait joué un rôle déterminant dans la contre-offensive », avant de préciser le nombre des véhicules de combat et des chars, ainsi que celui des « volontaires » qui avaient suivi une formation de quatre mois sur le territoire russe.
L’ancien ministre de la défense de cette « république », Igor Girkine (dit Strelkow) précisa qu’il s’agissait de « permissionnaires » ayant des unités séparatistes sous leur commandement. (Les militaires sous contrat dans l’armée russe ont l’interdiction formelle de prendre part à des combats durant leurs congés).
Les témoignages de soldats russes, permissionnaires, volontaires ou autres, sont nombreux, mais les sources les plus dramatiques du rapport sont les familles des victimes russes. Une première vague de cercueils est arrivée en Russie après la première intervention russe pour contrer l’offensive ukrainienne de l’été 2014. « On peut estimer que pas moins de 150 cercueils ont alors été acheminés en Russie avec la mention « Grouz 200 », dit le rapport.
On se souvient du terrible livre de Svetlana Alexievitch, « Les cercueils de zinc » qui avait levé le voile sur les pieux mensonges de la guerre russe en Afghanistan. Les autorités n’étaient pas les seules à retenir l’information. Les familles étaient très réticentes aussi : elles avaient reçu pour leur silence des « compensations » financières assez convaincantes.
Une deuxième vague de rapatriement de cercueils a eu lieu en janvier-février 2015, ceux notamment de 17 parachutistes de la base d’Ivanovo, officiellement démissionnaires de l’armée – pour qu’ils puissent passer pour des volontaires. Cela permettait aussi de ne pas indemniser leurs familles. Certaines ont tenté de réclamer que soient tenues les promesses verbales qui avaient été faites, mais elles en ont été dissuadées, très radicalement même par l’assassinat de Boris Nemtsov.
Mercenaires et « kadyrovstsy »
« Les « volontaires » russes dans le Donbass sont rémunérés par des fondations russes activement soutenues par les autorités » précise le rapport Nemtsov. Parmi les renforts venus aider les séparatistes, beaucoup sont issus des services de sécurité contrôlés par le président tchétchène Ramzan Kadyrov. D’où leur surnom de « kadyrovtsy ». On parle aussi d’ « équipes de nettoyage ». Certains sont « d’anciens séparatistes tchétchènes qui ont combattu l’armée russe avant de déposer les armes en échange d’une amnistie pour intégrer les services de sécurité de Ramzan Kadyrov ».
Le rapport consacre tout un chapitre au prix de la guerre. La campagne militaire de Vladimir Poutine en Ukraine coûte cher à la Russie, à la fois en dépenses directes pour les frais d’engagement de ses forces armées « hybrides » (permissionnaires, volontaires, etc.) mais aussi en coûts indirects induits par les sanctions dont font l’objet les banques et les entreprises russes, par l’embargo alimentaire mis en place par la Russie, puis par la dévaluation du rouble et par l’inflation assorties d’un ralentissement de l’économie. Il faut y ajouter le grand nombre des réfugiés, et même le financement du budget de la Crimée…
Depuis le début des combats dans l’est de l’Ukraine, des milliers de civils ont fui les zones de combat, les zones occupées par les séparatistes, les villes proches de la ligne de front. Selon les chiffres du Service fédéral de l’immigration russe, « plus de 800 000 Ukrainiens auraient émigré en Russie entre avril 2014 et janvier 2015. De même d’après les pouvoirs locaux, plus de 900 000 habitants du Donbass, chassés par les bombardements et la faim, auraient rejoint des régions plus calmes en Ukraine ».
Qui dirige le Donbass ?
Donetsk et Lougansk se sont déclarées « républiques souveraines » en avril 2014, mais « elles sont pilotées de l’extérieur par Moscou », affirme le rapport. La main de Moscou, incarnée par Vladislav Sourkov, conseiller du président Poutine, a ses correspondants et vassaux locaux dans les deux républiques séparatistes. Ils sont « souvent issus d’organisations ou de projets politiques directement liés au Kremlin » et proches de tendances néo-nazies ou nationalistes. C’est naturellement Moscou qui fait les rois, comme en témoignent plusieurs dirigeants séparatistes.
« Malheureusement, dit le rapport, le pilotage à distance de Moscou ne favorise pas le respect des lois dans les républiques séparatistes livrées au despotisme et à la corruption ». Scandales dans la distribution de l’aide humanitaire venue de Russie, « tribunaux populaires » spontanés qui condamnent des gens à mort… la catastrophe humanitaire est bien évidemment politique.
« Pourquoi Poutine a-t-il besoin de cette guerre ? Tel est le titre du premier chapitre du rapport. Et la réponse apportée sans ambiguïté, c’est « pour rehausser sa popularité ». Le scénario du « retour de la Crimée dans le giron russe » écrit et planifié à l’avance, n’était pas suffisant. Des « efforts durables visaient depuis longtemps à affaiblir l’économie et le système politique ukrainien dans son ensemble » Il ne faut pas oublier que le Maidan avait fait peur à Poutine, parce qu’il recelait des promesses d’instauration de la démocratie.
Un révélateur du "poutinisme"
Ce rapport, qui montre clairement le rôle de la guerre dans le système poutinien, est en même temps, pour Michel Eltchaninoff, un « révélateur du poutinisme ». On y lit à livre ouvert les caractères du régime.
« De 2000 à 2012, l’accord était le suivant : si les Russes ferment les yeux sur les méthodes autoritaires de l‘Etat, s’ils ne disent rien des détournements d’argent et de la corruption à grande échelle, le Kremlin promet une stabilisation sociale et une hausse régulière du niveau de vie. Elaboré sur le modèle d’une économie de rente, ce schéma n’a pas résisté à la baisse du prix des matières premières ».
Après il a fallu trouver autre chose. Charm-el-Cheikh, où a eu lieu l’attentat contre un avion de touristes russes, marque l’entrée dans une autre période : la défense de la Russie contre un Occident structurellement hostile. « L’homme russe dépassera l’égoïsme bourgeois importé d’Europe. » « L’homme du monde russe pense d’abord qu’il existe… un principe moral supérieur ». La « russité », appuyée par l’Eglise orthodoxe inféodée au régime, est mise en avant, tandis qu’un complexe obsidional s’est emparé à nouveau du Kremlin. Poutine dénonce chez ses opposants une 5ème colonne la rongeant de l’intérieur, alors qu’avec ses « frères » d’Eurasie la Russie éternelle part en guerre contre l’Occident décadent et ses « marchés » sataniques. Pour Poutine, pas de doute, Boris Nemtsov faisait évidemment partie de cette 5ème colonne.