Il y a 70 ans, dans la soirée du 5 mars 1953, disparaissait Joseph Vissarionovitch Djougachvili, mieux connu sous le nom de guerre de Staline, « l’homme d’acier ». Société muselée, terreur érigée en mode de gouvernement, police politique toute-puissante, ennemis réels ou imaginaires forcés d’avouer sous la torture les crimes les plus absurdes, charniers, purges (700 000 personnes exécutées rien qu’en 1937-1938), déportations, famines, camps, censure et propagande « totales », une guerre contre Hitler gagnée au prix inimaginable de 27 millions de morts soviétiques (dont 8,6 millions de morts militaires contre 4,1 pour les Allemands), une Europe divisée et une guerre froide sur le point de devenir chaude : tel est l’héritage laissé par le Vojd (Guide).
Trois ans après sa mort, en février 1956, les « excès du culte de sa personnalité » avaient été dénoncés par son successeur, Nikita Khrouchtchev lors du XXᵉ Congrès du Parti. En octobre 1961, son corps avait été enfin retiré du mausolée de Lénine, sur la place Rouge, à Moscou, pour être placé, plus modestement, dans la nécropole près du mur du Kremlin. Durant la perestroïka, sous Gorbatchev, et surtout au début des années 1990, sous Eltsine, quand les archives se sont ouvertes et les témoignages autrefois interdits furent publiés, une grande partie de la vérité sur ses trente ans de règne était devenue connue de tous, et une vaste majorité de ses anciens sujets purent librement exprimer leur dégoût et leur horreur au souvenir de son époque sanglante.
Mais ce rejet n’a pas duré. À en croire les sondages, les Russes l’apprécient de plus en plus. Les explications sont multiples. Elles tiennent bien sûr en bonne partie à la personnalité et à la vision historique de l’homme qui siège au Kremlin depuis 2000 et qui trouve que son lointain prédécesseur fut un « manager efficace » et, surtout, l’incarnation de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale. Il reste que, pour Vladimir Poutine, la référence à Joseph Staline peut aussi se révéler encombrante…
Un retour en grâce relativement récent
Le « revival stalinien », il convient de le souligner, est un phénomène plus récent qu’on ne l’imagine. En 2008, à la fin du deuxième mandat de Vladimir Poutine, 60 % des personnes interrogées par l’Institut Levada (l’un des principaux centres de sondages du pays) estimaient que les crimes commis à l’époque de Staline n’étaient pas justifiés ; en 2012, à la fin du mandat présidentiel de Dmitri Medvedev, 21 % « seulement » des sondés disaient voir en Staline un « grand dirigeant », un résultat en baisse par rapport aux 29 % enregistrés de 1992, moins d’un an après la disparition de l’URSS.
Les opinions négatives de Staline n’ont vraiment commencé à diminuer qu’à partir de 2015, l’année suivant l’annexion de la Crimée, moment d’exaltation patriotique et de glorification de l’histoire de l’État. En 2019, 70 % des sondés affirmaient que pour eux, Staline avait joué un rôle plutôt ou très positif, et seulement 16 % le percevaient de manière négative. C’est aussi à partir de cette année que les jeunes Russes, jusqu’ici plutôt indifférents à Staline, s’étaient mis à exprimer des opinions favorables au dictateur. En 2021, enfin, quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine, 56 % voyaient en lui un veliki vojd (grand guide), nouveau record du genre.
S’il faut naturellement se méfier de sondages dans une « mémocratie », une dictature qui tire une partie de sa légitimité de la réécriture du passé à des fins politiques, les enquêtes d’opinion n’en reflètent pas moins une réalité qu’il faut analyser. La première raison de ces sentiments favorables à Staline est historique : le « dirigeant fort », le « dirigeant à poigne » est un cliché solidement ancré dans une culture politique fondamentalement conservatrice, qui n’a jamais véritablement fait l’expérience de la démocratie.
D’autre part, la page du stalinisme n’a jamais été véritablement tournée en Russie. Après la mort du Guide, le pays a connu deux courtes vagues de « déstalinisation » sous Khrouchtchev (1953-1964) et Gorbatchev (1985-1991), et surtout une longue période de « restalinisation » au cours des années Brejnev, Andropov et Tchernenko (1964-1985).
Les années Eltsine (1992-1999) ont été marquées, d’un côté, par une « révolution des archives » révélant ou confirmant l’ampleur des crimes staliniens, mais aussi, par l’absence d’une vraie décommunisation sur le plan juridico-moral – le fameux « Procès du parti communiste », en 1992, ayant été un échec en raison d’un problème de définition du Parti communiste, qui n’a jamais été un parti politique au sens classique, mais un « mécanisme de contrôle du pouvoir ». La Russie n’aura donc pas connu son « procès de Nuremberg » du PCUS qui aurait pu éduquer les jeunes générations.
La nostalgie de la « grandeur »
On en vient à l’échec de la transformation de la Russie post-soviétique en véritable démocratie. Au cours de la deuxième partie de la décennie 1990, sur fond de déclassement géopolitique et économique du pays, on a pu assister au retour de discours et de pratiques renouant avec la longue tradition d’un État russe fort (« la verticale du pouvoir »), une tendance reprise et amplifiée au cours des deux premiers mandats de Vladimir Poutine, en 2000-2008.
Les sentiments stalinophiles se sont alors nourris de l’idée de continuité entre la Fédération de Russie et l’URSS, la disparition de cette dernière n’étant plus présentée par le pouvoir comme un événement inévitable mais plutôt comme un effet conjugué des manigances de l’Occident et de l’action, à l’intérieur, d’une « cinquième colonne ».
On se souvient que, en 2005, s’exprimant devant l’Assemblée fédérale russe (les deux Chambres du Parlement bicaméral réunies), Poutine avait qualifié le démantèlement de l’URSS de « plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle ». Le même Poutine qui, pendant des années, n’a cessé de marteler une idée simple : c’est Lénine, par son projet d’État fédéral, adopté en décembre 1922, qui était rétrospectivement responsable de la disparition de l’URSS. Sous-entendu, la « catastrophe » ne se serait pas produite si c’était le projet de Staline, « autonomiste », qui avait prévalu à ce moment-là – les républiques formant cet État unifié et centralisé n’auraient tout simplement pas pu faire sécession comme dans le cas d’une fédération, ce qui s’est produit au début des années 1990.
Guerres mémorielles
On en vient à l’élément essentiel de la stalinophilie, le conspirationnisme. Vladimir Poutine a fréquemment soutenu que s’il ne niait pas les crimes staliniens et la réalité de la Grande Terreur des années 1930, il se méfiait tout autant de la critique du stalinisme, dans laquelle il voyait un moyen d’affaiblir la Russie d’aujourd’hui, en présentant celle-ci comme un pays qui, finalement, n’avait pas beaucoup changé par rapport au passé totalitaire. De ce point de vue, s’attaquer à Staline revient, pour Poutine, à participer au complot ourdi par les Occidentaux visant à faire de la Russie un pays de second, voire de troisième rang, contrairement à ce qui serait sa « place naturelle ».
La critique de Staline devient suspecte surtout lorsqu’elle porte sur son action durant la Grande Guerre patriotique (1941-1945). Le « culte » de celle-ci plonge ses racines dans l’époque brejnevienne, pendant laquelle Poutine a été un jeune officier du KGB ; c’est par ce culte que Staline a pu être réhabilité aux yeux de millions de Russes, pour lesquels il demeure étroitement associé à la victoire de 1945. La propagande mémorielle accompagnée de la publication d’un arsenal législatif destiné à lutter contre toute « falsification de l’histoire » a fini par produire son effet : le triomphateur de 1945 a éclipsé le tyran de la Grande Terreur.
Cette politique d’amnésie volontaire a abouti aux résultats que l’on sait. Ainsi, dans un sondage de 2005, 40 % des personnes interrogées considéraient que l’Armée rouge avait été décimée par les purges staliniennes ; elles n’étaient plus que 17 % à l’affirmer en 2021. Alors que les « guerres mémorielles » avec les pays baltes et la Pologne sur les origines du deuxième conflit mondial battent leur plein, Poutine n’hésite pas à qualifier le pacte Molotov-Ribbentrop de « triomphe de la diplomatie ». Même le Goulag a fini par être relégué au rang d’« effet secondaire malheureux ».
Le 2 février 2023, pour célébrer les 80 ans de la bataille de Stalingrad (Volgograd depuis 1961, mais retrouvant son ancien nom pendant la période de la commémoration), la ville avait vu fleurir bustes et affiches géantes à la gloire du Guide, tandis que la propagande qualifiait Staline de « généralissime » (titre en réalité décerné en 1945), architecte de la victoire – une nouvelle réécriture éhontée de l’histoire.
Poutine peut-il « rattraper et dépasser » Staline ?
La « stalinophilie » de la population n’en demeure pas moins une arme à double tranchant, car elle peut tout aussi nourrir un ressentiment à l’égard des dirigeants. Chez les Russes qui expriment leur respect pour Staline, il représente en effet moins un personnage historique que le symbole d’une « grande Russie », puissante et respectée, une Russie où règne la justice et l’ordre – ce qui n’est pas sans rappeler les sentiments qui animaient autrefois la paysannerie russe à l’égard du tsar Nicolas II.
Dans cette perspective, Staline peut perdre son statut d’« allié » et de « garant » pour devenir un concurrent gênant pour Vladimir Poutine. Avec Staline, la barre est placée très haut, et le président russe est condamné non seulement à se mesurer constamment son illustre prédécesseur, au risque de voir sa popularité s’effriter, comme ce fut le cas en 2020-2021, dans le contexte de la promulgation de la réforme des retraites, et d’une non moins impopulaire gestion de la pandémie de la Covid-19, quand le non-port du masque était devenu un acte de défiance à l’égard des autorités.
La décision d’envahir l’Ukraine, en février 2022, doit de ce point de vue être vue comme la manifestation de la volonté, chez Poutine, de « rattraper et dépasser Staline », pour parodier un célèbre slogan de l’époque soviétique. Poutine a certainement ressenti « le souffle glacé du Commandeur » qui lui a fait miroiter la conquête facile de l’Ukraine et l’installation d’un régime fantoche à Kiev. C’est aussi le modèle Staline qui le guide dans sa décision de mobiliser pour noyer l’armée ukrainienne « sous des piles de cadavres », comme le Guide l’avait fait pendant la Seconde Guerre mondiale. Le 28 février 2023, parlant devant la direction du FSB, le contre-espionnage russe, Poutine a demandé à ses hommes de redoubler d’efforts pour « débusquer la vermine qui cherche à diviser les Russes avec le soutien de l’Occident » : une chasse aux sorcières digne de 1937 serait-elle en préparation ? Au moins, on ne peut pas dire les Russes n’avaient pas été prévenus. Ils voulaient du Staline ? Ils seront servis.