Angela Merkel, personnellement, prend la parole devant la presse : Alexei Navalny, opposant russe, hospitalisé à Berlin depuis le 22 août à la demande de sa famille, a été intoxiqué en Sibérie avec un agent chimique du type Novichok, agent développé pour usage militaire par l’armée soviétique. Des preuves incontestables ont été présentées par un laboratoire spécial de la Bundeswehr. On voulait faire taire Navalny, victime d’un crime, dit la chancelière, qui attend du gouvernement russe des réponses à des „questions graves, que seul le gouvernement russe peut et doit donner.“ Elle annonce que le gouvernement fédéral a transmis ses questions à l‘ambassadeur russe, en a informé les groupes parlementaires du Bundestag et l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), les alliés de l’Otan et les partenaires de l’UE afin de décider d’une „réponse commune et appropriée“.
C’est un engagement fort et hors du commun de la part de la chancelière qui est connue plutôt pour sa diplomatie discrète en cas de violation des droits de l’homme dans des pays autoritaires. Il est d’autant plus remarquable qu’elle ait trouvé ces mots forts. Il est évident qu‘une telle prise de position ne peut pas rester sans suite. Berlin se retrouve face à une dynamique propre que ses dirigeants doivent maintenant maîtriser.
Le domaine des relations bilatérales est en jeu. Depuis des années déjà, au plus tard depuis la crise ukrainienne et l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, les partisans d’un partenariat „de modernisation“ (Steinmeier quand il était ministre des affaires étrangères) ou „stratégique“ avec la Russie se trouvent frustrés, déçus par ce Vladimir Poutine à qui ils n’arrêtent pas d’offrir le dialogue. N’est-ce pas avec lui qu’il faut trouver des solutions pour les crises internationales les plus urgentes pour l‘Allemagne : Ukraine, Syrie, Libye, Iran, le nucléaire ? Avec une patience étonnante, Angela Merkel, qui a de la sympathie pour la Russie dont elle aime et parle la langue, a essayé de continuer à coopérer avec les Russes tout en maintenant une certaine distance envers ce président-tsar dont les comportements „macho“ ne l’impressionnent point.
Un point de rupture
En même temps celui-ci permet des cyberattaques au Bundestag, le bureau de Mme Merkel inclus, envoie des agents secrets en Grande-Bretagne pour intoxiquer (avec un agent du type novichok) un ancien espion russe, fait tuer un opposant tchetchène par un de ses agents secrets au plein milieu de Berlin, se mêle aux élections aux Etats-Unis et dans d’autres pays – tout cela „fait de la peine“ à Mme Merkel, comme elle s’est exprimée récemment devant le Bundestag. L’affaire Navalny s’ajoute à cette série ; elle marque un point de rupture dans ces relations bilatérales – toujours difficiles, mais fondamentales d’un point de vue avant tout stratégique et historique. Comment continuer ? Sur quelle base, en l‘absence désormais de toute confiance ? Car personne, à Berlin, ne croit recevoir des réponses crédibles de la part du gouvernement russe aux „questions graves“ qui lui sont posées. Moscou, le système Poutine, n’a jamais répondu de manière crédible dans le passé, et il n’a jamais coopéré en vue de rendre transparents les cas douteux en question.
Déjà, le grand projet „North Stream 2“, deuxième tranche d’un gazoduc reliant directement la Russie à l’Allemagne à travers la Mer Baltique, est mis en question du côté allemand. Ce projet, bien que mal aimé en Allemagne aussi, car il ignore les intérêts stratégiques des partenaires baltes, polonais et ukrainiens, a toujours été défendu par le gouvernement d’Angela Merkel. Stoppé pour l’instant par la menace de sanctions américaines juste avant la fin des travaux, ce sont maintenant des forces politiques allemandes de tous les bords qui demandent l’arrêt de ce projet pour démontrer à Vladimir Poutine qu’il ne peut pas tout se permettre. Est-ce que cela va changer quelque chose ? Nul ne sait. En tout cas, une belle cérémonie de mise en service de ce grand projet de gazoduc, qui avait été prévue pour la fin de l’année dernière, semble désormais inimaginable. Les relations germano-russes sont dans une impasse, définitivement.
Un problème européen
Pour en sortir, des réactions „communes et appropriées“ de l’UE et de l’Otan sont indispensables. Il est bien dans l’intention de Berlin de démontrer que l’affaire Navalny, ce n’est pas un problème bilatéral, mais européen. Mais rien n’est moins sûr. L’UE, qui peine déjà à chaque fois à prolonger les sanctions contre la Russie décidées en 2014, n’a toujours pas d’approche commune dans ses relations avec la Russie. Ce sera le moment d’en adopter une, vite. En fait, l’Union européenne n’a pas de politique commune du tout dans le domaine géostratégique. Et les relations avec la Russie, c’est cela – c’est de la géopolitique. Poutine le sait très bien et essaye, avec succès pour l’instant, d’empêcher l’Union de s’unir face à lui. L’absence d’une politique de sécurité et de défense commune se fait sentir. Il serait dans l’intérêt des Européens, l’Allemagne comprise, de s’occuper sérieusement d’une telle politique, maintenant. Le rôle des Européens et de l’UE dans ce monde ouvert à la compétition des grandes puissances est en jeu aussi.
Et l’Otan ? „L’Ouest“ ? Le président américain Trump serait „furieux“, dit-il, si était vrai ce que les Allemands disent de l’affaire Navalny. Mais il n’est pas encore sûr. Et, en tout cas, ses alliés feraient mieux, proclame-t-il, de s’occuper de la Chine que de la Russie, avec qui il est en train de négocier un „grand traité de non-prolifération nucléaire“ (ses mots au cours d’une conférence de presse à la Maison Blanche) bien plus important. Bref, face à une Russie dont le président ne semble pas hésiter à faire tuer des opposants et qui suit une politique révisionniste pour rétablir la grande puissance de la Russie, le rôle de l’alliance et des alliés américains aussi est en jeu.
Avec sa prise de parole dans l’affaire Navalny, la chancelière Merkel a changé la donne, non pas seulement pour les relations bilatérales avec la Russie, mais aussi pour l’UE et l’Alliance. Elle aura besoin de soutien.
Detlef Puhl