Les premières Stolpersteine – pierres d’achoppement – ont été posées à Berlin et Cologne en 1995 par un artiste, Gunter Demnig. Depuis deux ans il cherchait dans un projet artistique comment faire pour que ses concitoyens n’oublient pas les déportations massives décrétées par les nazis. Chacun de ces pavés recouverts d’une plaque de laiton porte le nom d’un disparu. Il est posé sur le trottoir, près de la maison où il vivait. « Ici habitait … » suit le nom et la date de naissance d’une personne, et d’une seule, les circonstances de sa mort quand on les connait ou la date de sa disparition. Quand toute une famille a été déportée, il y a plusieurs pavés. Il s’agissait d’abord de se souvenir des Roms. Puis après les Roms, des juifs, des communistes, des homosexuels, des handicapés… de tous ceux qu’avaient arrêtés les nazis.
La réappropriation du passé
Les gens du voyage n’avaient pas de territoire ; il n’y avait pas de lieux où ériger pour eux un monument du souvenir. Les rues du quartier d’Oranienburg à Berlin ou celles de Cologne leur ont offert cet abri qui fait « trébucher » les passants. Le projet a essaimé dans plusieurs pays d’Europe. En France à Bordeaux et dans quelques petites villes.
En Russie, l’association « Posledniy adress » est née plus tard, après la chute du communisme, et a commencé à Saint-Pétersbourg en 2015 à poser non des pavés sur le sol mais des plaques commémoratives sur le mur des maisons de la « dernière adresse ». Comme les Stolpersteine, les plaques comportent ne comportent qu’un nom. « Un nom, une ville, un signe », c’est la règle.
Il faut qu’une personne vivante en fasse la demande. L’association Memorial, qui dispose de moyens de recherche sur les grandes purges staliniennes, fait la recherche, et les plaques sont apposées sur le mur des maisons après que les habitants, les copropriétaires, ont donné leur accord. « On ne demande rien aux autorités, rien à l’administration. C’est l’avantage des plaques sur les maisons privées, s’il s’agissait de la rue même, il nous faudrait des autorisations » dit Serguei Parkhomenko, un des fondateurs de l’association « Posledniy adress ». « Le plus important et le plus intéressant, c’est bien cet accord. On parle aux gens, ils se réunissent, ils discutent, l’important c’est le travail de gens réunis pour une recherche de mémoire. L’important, ce n’est pas le résultat, cette petite plaque plus ou moins moche clouée au mur, dit encore Serguei Parkhomenko, l’important c’est cette recherche longue et difficile qu’ils font ensemble pour savoir ce qui s’est passé. »
Heinz Wismann explique bien la « Verganheitsbewältigung » qui a permis aux Allemands de l’après-guerre de devenir une nation démocratique. La dénazification du pays, n’allait pas de soi. Les résistances qu’elle a rencontrées sont énormes. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer le jeune garçon, réfugié dans une ville détruite, affronter des concitoyens plus âgés qui lui disaient avec fierté : « J’étais membre du parti ! », du parti nazi, bien sûr.
Ils affirmaient que ce sont les Alliés qui avaient déclenché la guerre. Il a fallu s’opposer à cette génération qui nous a conduits à l’horreur, pense Heinz Wismann, il faut s’insurger contre les pères mais c’est plus qu’un conflit de génération. Les Alliés ont voulu réapprendre la démocratie aux Allemands. L’existence de la communauté, l’identité même de chacun est en question. Pour reconstruire une identité, il ne faut pas simplement renier ce qu’elle a été, il faut assumer les faiblesses et la faute, il faut prendre sur soi ce clivage de la personne. Il faut que la faute devienne un élément de construction de la personnalité, dit Heinz Wismann, il faut accepter ce qu’on est, même les imperfections. « La mauvaise conscience allemande est devenue la source de respectabilité », affirme le philosophe. Il faut faire du passé quelque chose dont on n’est plus victime. Travaillant en France et pressé de prendre la nationalité française pour simplifier sa position administrative, il refusera la naturalisation : ce qu’il veut, « c’est réhabiliter le teuton ».
« La démocratisation ne peut être le fait de gens qui se croient entiers », dit Heinz Wissmann. Il faut qu’il y ait comme un soupçon à l’égard de soi, pas une coïncidence complète avec soi-même, pour être capable de se mettre à la place de l’autre. « Il faut pouvoir être l’autre de soi » (sans qu’il soit trop autre).
« La construction de soi dit l’altérité » ajoute François Dosse. Il faut penser soi-même comme un autre.
La démocratie se nourrit du travail de la mémoire
La construction de cette identité est dans un rapport difficile avec l’existence d’un territoire. La France a été construite comme un Etat territorial, dit encore Heinz Wismann. Les Allemands étaient dispersés. Mais la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse (la frontière avec la Pologne) après la réunification est devenue un marqueur. En s’inscrivant dans un territoire, Les Allemands acquièrent des caractères semblables aux Français. La nouvelle génération est pacifique et démocratique, elle se réconcilie avec elle-même grâce au territoire.
Aux Roms, qui n’avaient pas de pays, il fallait offrir un lieu de mémoire dans les rues des villes, aux juifs morts dans les camps de déportation, on essayait de donner un Mémorial résonnant dans le monde qui ne permette à personne d’oublier, aux âmes errantes des disparus du Goulag, « Posledniy Adress », la dernière adresse, tentait de rendre un domicile – et beaucoup plus.
En ravivant la mémoire, les mémoires individuelles et la mémoire collective, l’association liée à Memorial reconstruit l’histoire ou bien elle en change le cours. Les combats pour la liberté et la vérité dont elle ranime le souvenir sont toujours d’actualité à l’heure où le pouvoir de Vladimir Poutine tente d’instrumentaliser l’histoire à des fins politiques.
François Dosse parle de la fragilité des mémoires, individuelles et collectives, et des déséquilibres dont elles souffrent. Ici il y en a trop, et ailleurs trop d’oubli. Les politiques mémorielles sont pour lui de l’ordre de la manipulation d’Etat – depuis la loi Gayssot de 1990 qui réprimait la contestation des crimes contre l’humanité définis à Nuremberg, il y a eu en France, avec les meilleurs intentions, une inflation de lois mémorielles qui feraient de l’Etat le maître de l’histoire et des historiens, comme pouvait le laisser supposer la loi de 2005 destinée à imposer une l’image positive de la colonisation. (Les articles les plus controversés ont été abrogés l’année suivante). C’est plus grave dans les pays plus autoritaires, reconnait François Dosse, mais il peut y avoir partout des écrans qui empêchent l’histoire critique.
« Parlons avec Paul Ricoeur du travail de mémoire plutôt que du devoir de mémoire », rappelle l’historien, auteur d’une biographie du philosophe. Il faut aussi distinguer le travail d’histoire du travail de mémoire. On a trop souvent appelé histoire la mémoire des dirigeants – à la gloire de l’Etat. « Il faut laisser toutes les mémoires s’exprimer ». François Dosse évoque « Au revoir là-haut », sur la première guerre, « Le chagrin et la pitié », film de 1971 qui a dû attendre l’élection de Mitterrand en 1981 pour passer à la télévision, ou la mémoire de la guerre d’Algérie de Benjamin Stora, « La gangrène et l’oubli ». Ne pas écouter ces mémoires, ce sera se heurter au retour du refoulé.
Mémoires et histoire, il faut distinguer ces deux pôles, mais ne pas les absolutiser. La mémoire est fragile, mais elle permet de réunir dans la dimension de la « reconnaissance », comme la madeleine de Proust, ce que l’histoire ne peut pas faire. L’historien, lui, part toujours de l’histoire médiatisée.
Justifier une politique extérieure agressive
Le travail de mémoire s’oppose à l’instrumentalisation de l’histoire. L’histoire en Russie est un soutien de la propagande d’Etat, un instrument fort et très employé, explique Serguei Parkhomenko. La Russie est un pays « au passé imprévisible ». Officiellement, on recherche aujourd’hui dans l’histoire, particulièrement, les épisodes les plus agressifs par rapport aux voisins, afin de justifier les politiques actuelles les plus expansionnistes. Serguei Parkhomenko cite trois exemples :
Poutine a fait ériger un grand monument en l’honneur du tsar Alexandre III, une énorme statue avec un mur sur lequel sont décrits ses hauts faits. Cette inscription est pleine de fautes historiques. On y évoque par exemple Tolstoï qui à ce moment-là n’écrivait rien d’important – « Guerre et Paix » avait été publié bien avant – ou une phrase que le tsar n’a jamais prononcée… Mais le point est que la politique d’Alexandre III était très agressive à l’égard de ses voisins.
La commémoration de la victoire de 1945, le 9 mai, a été pour trois générations de Soviétiques la fête la plus importante de l’année – avant même Pâques ! C’était une fête intime, familiale, généreuse, et Poutine en a fait la fête de l’agressivité politique russe, comme s’il voulait reproduire les 30 millions de victimes de Staline « A Berlin ! » crie-t-il.
Le ruban de Saint Georges était donné aux soldats valeureux pendant la Première guerre mondiale. On en a fait la couleur de l’annexion de la Crimée, de la guerre en Ukraine, et de la politique agressive de Vladimir Poutine.
Le contrat poutinien, c’est : « On vous donne à manger, et vous restez tranquilles ! » La révolution de 1990 était une révolution de consommation. Et ces aspirations à consommer sont bien explicables, et légitimes, dit Serguei Parkhomenko. Mais Poutine ajoute : « Ne vous mêlez pas de nos affaires, à nous politiques, oligarques, ministres, gouverneurs ». Ça a marché pendant une quinzaine d’années, mais ce contrat exige de l’argent. Il a besoin non seulement de prix du pétrole élevé mais que ces prix augmentent sans cesse. Il y a un autre élément dans le contrat, la sécurité, c’est-à-dire : « on assure votre sécurité si vous restez calmes ».
Ce contrat sécuritaire a besoin d’ennemis. L’histoire de la Russie devient donc celle de la défense du pays contre ses ennemis.
Quand l’Etat dit l’histoire
Après la reconnaissance des crimes de Katyn, Poutine a fait don d’un millier de documents d’archives à la Pologne, et il a reconstruit un musée à la place du vieux musée de Katyn. Mais le nouveau musée n’a pas le même objet : il est dédié … aux crimes de l’armée polonaise contre les Russes en 1920. Pourquoi ce musée à cet endroit ? Parce qu’on construit où on veut, répond-on officiellement.
L’histoire est instrumentalisée par le pouvoir. D’ailleurs pour les officiels russes, l’histoire n’est pas une science. Il n’existe que des opinions. L’Etat doit être la source unique de la vie et de la politique, maître de l’histoire et de l’argent. Il ne tolère pas de concurrence, dans ce domaine comme dans d’autres. Il a fait voter des lois contre le financement d’organisations depuis l’étranger ; les « agents de l’étranger » sont bannis de sa forteresse obsidionale
Le problème que pose à l’Etat Posledniy Adress, c’est qu’il ne réclame pas d’argent – « Non, dit l’Etat, vous avez besoin de moi ! » Mais comme l’administration du pouvoir ne comprend pas que des gens puissent faire quelque chose d’eux-mêmes sans financement de l’Etat elle reste démunie. Pendant ce temps, des citoyens-sujets prennent en main leur mémoire et leur devenir en discutant de petites plaques à poser sur les murs.