Après la victoire de Macron, nouveaux clivages politiques en Europe

Et de droite et de gauche. La victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle française peut être interprétée comme une manifestation du dépassement du clivage traditionnel entre les forces politiques et de l’apparition d’une nouvelle division entre conservateurs et progressistes, souverainistes et mondialistes. Est-ce la victoire d’un centre d’un genre nouveau ? C’est cette question qui était posée au débat organisé par la Maison de l’Allemagne et Boulevard-Exterieur à la Cité universitaire de Paris, avec Gérard Grunberg, directeur de recherches émérite à Sciences-Po., Detlef Puhl, journaliste et diplomate allemand, Nicolas Tenzer, directeur de la revue Le Banquet, et Daniel Vernet.

La bande de Moebius : on peut passer d’un côté à l’autre sans franchir le bord

L’histoire politique du centre n’est pas très longue. En France, le centre est apparu après la révolution française, il représentait la force principale de l’Assemblée en 1791, les députés attachés aux principes et aux conquêtes de la révolution, on les a appelés la Plaine pour les distinguer des Montagnards qui voulaient aller plus loin, et ont vu en eux « le Marais ».
Mais les autres démocraties parlementaires pour la plupart n’avaient pas de centre. Ce n’est que près d’un siècle plus tard, en 1870, qu’est apparu dans l’empire allemand un parti politique appelé Zentrum (Deutsche Zentrumspartei), qui était le représentant politique du catholicisme.
Ainsi le centre qui a pris son sens longtemps le plus marqué lorsque dans les assemblées se sont opposées une gauche et une droite a reçu en France comme en Allemagne une connotation chrétienne. En France aussi finalement, sous sa forme moderne : à la Libération le MRP qui s’affirme comme la troisième force est issu de la réunion dans la résistance des formations démocrates-chrétiennes de gauche, influencées par le personnalisme d’Emmanuel Mounier, et de droite. Pierre-Henri Teitgen, un de ses dirigeants, affirmait « le MRP ce n’est ni le socialisme malade de l’Etat, ni le libéralisme malade de l’argent ».

Le centre n’est plus entre la gauche et la droite

Le centrisme en France a emprunté plusieurs formes politiques plus ou moins à droite, du Centre démocrate à l’UDF de Giscard d’Estaing, en passant par les Radicaux, jusqu’à ce que François Bayrou le pousse vers le centre- gauche pour fonder le Mouvement Démocrate (MoDem) contre l’UMP de Nicolas Sarkozy. Mais le balancement du centre entre la gauche et la droite est désormais une vieille histoire. Le titre du débat à la Maison Heinrich Heine, choisi avant l’élection présidentielle, pressentait le mouvement des lignes. Le centre n’est plus entre la gauche et droite.
Ce serait pourtant beaucoup trop rapide, et même faux, de dire qu’il n’y a plus de gauche et plus de droite, excepté les extrêmes. Certes les partis qui se réclament de l’une et de l’autre sont en bien mauvais état. Ils sont trop affaiblis pour qu’une troisième voie puisse se soutenir entre eux.
Mais des idées demeurent qui autrefois les avaient définis. On rêvait d’égalité à gauche et de liberté à droite. On avait de bonnes grosses caricatures pour ne pas sombrer dans les détails, le « monde libre » d’un côté, le « socialisme réel » de l’autre. Au réveil, on est un peu perdu dans les mots, et les institutions sont de peu de secours. Les partis traditionnels sont épuisés par leurs divergences internes, les électeurs n’y croient plus.
C’est que le clivage qui semblait depuis toujours structurer la vie politique, entre la gauche et la droite, s’il n’a pas disparu, a migré. La fracture traverse et la droite – et pas en ligne droite, car si une partie s’en est raidie en un conservatisme réactionnaire, sans parler de certaines frontières floues avec l’extrême droite, une autre partie de l’ancienne droite a pu, au moment des primaires, trouver des électeurs à gauche —, et la gauche où la distance politique de la gauche à la droite s’est montrée si grande à l’intérieur du PS que seuls des candidats extérieurs au parti ont survécu aux primaires.
En Allemagne les mots n’ont pas le même sens qu’en France. Detlef Puhl rappelle que le mot de « gauche » n’y fait pas penser aux soixante-huitards mais plutôt au régime communiste de l’Allemagne de l’Est et qu’il a donc une connotation péjorative. Mais « droite » ne vaut guère mieux ; il évoque le nationalisme, le nazisme… Mieux vaut se dire au centre ! Avec un risque cependant : si tout le monde est au centre, les Verts par exemple s’en réclamant aujourd’hui tombent dans un amalgame et perdent leur identité.
Le développement des grands partis allemands s’est fait en allant vers le centre. Tous ont montré leur capacité à gouverner. Mais ils ont perdu beaucoup de leur électorat, parce que les électeurs ne se sentent plus représentés par la politique de leur parti. La référence à un parti n’est pas seulement politique. Ce qui faisait la gauche – protection sociale, droits des syndicats, protection du travail – devient flou quand il s’agit de la régulation du marché ou de la résistance aux politiques économiques libérales… c’est le SPD qui a libéré le marché financier. Lorsque la différence entre la droite et la gauche n’est plus très claire, le terme de centre perd de sa signification. Tout le monde s’y retrouve.

La coalition n’est pas le centre

La coalition n’est pas le centre, elle suppose au contraire l’existence préalable de partis différents – même si c’est éventuellement pour gouverner au centre. Certains reprochent aux grandes coalitions menées par le parti le plus fort, la CDU d’Angela Merkel, d’avoir fait la politique de la social-démocratie, en établissant un salaire minimum garanti par exemple. En faisant remarquer pour l’expliquer que la coalition n’est pas toujours grande dans tous les Länder, ou que la CDU n’est pas un grand parti partout, Detlef Puhl soulève deux séries de questions, concernant l’une le mode de scrutin, l’autre la place de l’opposition.
Alors que la proportionnelle permet à des partis plus ou moins nombreux d’entrer au Parlement, et donc à diverses coalitions de voir le jour, au moins virtuellement, le scrutin majoritaire favorise le bipartisme – il l’impose presque. Et cependant il vient d’échouer à le faire en France. Dans la dernière élection, il n’a pas joué son rôle traditionnel.
L’introduction, dans la démocratie parlementaire de la Vème République, de l’élection d’un président de la République au suffrage universel direct, a probablement introduit une contradiction dans un système qui avait sa cohérence. On a souvent dit que les primaires avaient tué les partis. Pour Gérard Grunberg, les partis étaient déjà morts et c’est pourquoi il leur fallait organiser des primaires pour sélectionner un candidat.

La place de l’opposition

Le débat pourrait porter sur les effets du scrutin majoritaire dans l’élection d’un président choisi entre mille. Le scrutin majoritaire favorise le bipartisme, mais réciproquement il lui donne son mode de fonctionnement démocratique : la possibilité de l’alternance.
La proportionnelle créée un paysage différent où les acteurs peuvent se coaliser selon des schémas variables. La question, en ce concerne les coalitions, est de savoir si elles sont excluantes ou pas. En Allemagne, l’exclusion vise d’abord l’Afd, et au niveau national die Linke, pas dans tous les Länder. L’exclusion constitue l’opposition. Une coalition peut laisser à l’opposition une place minuscule, peut-être même trop petite au Parlement. En Allemagne, dès les années 1960, la grande coalition avait suscité l’émergence d’une opposition extraparlementaire.
Le risque est que l’opposition à une grande coalition se réfugie dans les extrêmes – de même que l’opposition à un centre majoritaire. On rejoint la situation créée en France par la récente élection présidentielle. Un centre qui n’est plus entre la droite et la gauche, mais qui inclut et la droite et la gauche n’est plus un centre neutre. Il peut devenir un centre radical – juste retour des mots ! – et même un centre clivant.

A l’origine de cette transformation il y a en effet l’émergence et le développement de nouveaux clivages. L’opposition distinctive entre la droite et la gauche n’a pas disparu. Elle a changé de place, traversant les partis qu’elle différenciait naguère, alors que de nouvelles coupures idéologiques sont apparues, qui ont eu un effet structurant dans les institutions politiques. A la fois dans les partis, dans les Etats, dans les populations. Souverainistes contre mondialistes, fermeture (protection et conservation des acquis) contre ouverture (échanges et progressisme), ceux qui vont mal, les laissés pour compte de la globalisation, contre ceux qui vont bien, et espèrent en profiter, et comme avec tous les populismes du monde, ceux d’en bas contre ceux d’en haut.
C’est en cela que le nouveau « centre » en France est clivant, sans relever en aucune manière de la lutte de classe. On voit apparaître dans les relations internationales des acteurs qui comme Viktor Orban, en Hongrie, s’enferment dans l’illibéralisme après avoir voulu l’Europe ou comme Donald Trump l’ultra-libéral rêvent de murs et d’interdictions.
Ce centre-là, ou plutôt cet essor des forces centrales, peuvent-ils favoriser la montée des extrêmes, comme l’ont fait peut-être les grandes coalitions, dans un contexte d’affaiblissement des social-démocraties, de renforcement des régimes autoritaires (qui parfois les soutiennent, voire la complicité Poutine-Le Pen) et de dégradation de l’information, à la fois sous l’aspect de la propagande grossière et sous celui plus sophistiqué de la diffusion numérique de fake news, ou de « faits alternatifs » ?

Le « kairos » d’En marche !

Le mouvement En Marche ! a bénéficié d’une conjecture exceptionnellement favorable, dit Gérard Grunberg, avec l’affaire Fillon et la destruction du Parti socialiste par les frondeurs. C’est à ses yeux la question du libéralisme qui a cassé la gauche. Tony Blair l’avait traitée à l’intérieur du parti travailliste, mais Emmanuel Macron pensait le PS irréformable, alors que le socialisme libéral lui semblait la seule solution qui prenne en compte la mondialisation comme une donnée.
Le libéralisme économique a beaucoup été reproché à Emmanuel Macron par ses adversaires sur la gauche. Là aussi les mots jouent à la polémique des tours de leur façon. Le libéralisme en France est si souvent entendu dans un sens purement économique, et même en ce sens caricatural (le renard libre dans le poulailler libre) qu’on a du mal à traduire le mot anglais correspondant. On est obligé de chercher du côté de libertaire …
Or dans le projet d’En Marche ! il n’y a pas seulement un libéralisme économique destiné à repousser l’emprise de l’Etat, il y a aussi, et de manière essentielle, un libéralisme politique qui affirme la liberté de l’individu mais le rôle de l’Etat comme régulateur.
Il n’existe, comme le veulent les lois de la dynamique, que dans l’équilibre instable qui lui permet de progresser et de transformer les structures. La recomposition politique et économique annoncée ne se fera pas en vase clos. De nouveaux équilibres sont à rechercher avec l’Allemagne, l’Europe et le monde.
Beaucoup en Europe dépend des succès d’Emmanuel Macron, et de leurs effets d’entraînement positifs, affirme Nicolas Tenzer, et notamment le sort de l’illibéralisme. Même si Detlef Puhl a raison de dire que l’Allemagne aura une grande responsabilité dans la réussite ou l’échec d’Emmanuel Macron. La relance de l’Europe, ou son échec, sera à la fois l’instrument et la conséquence de la France « macronienne ».
Ce momentum spécial, ce « kairos » grec, ce moment rare où devient possible le changement peut être celui de la « perestroïka » européenne si Emmanuel Macron réussit à réaliser l’objectif qu’il s’est assigné dans son discours du Louvre : faire en sorte que les citoyens n’aient plus aucune raison de voter pour les extrêmes, les partis du mécontentement, du désespoir, de la colère. « Il a fixé la barre haut » dit Nicolas Tenzer.
Et même encore plus haut, lorsqu’il a lancé à Donald Trump : « Make our planet great again ! »